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CHAPITRE 1 : Contextualisation juridique de ce désaccord maritime

1.2. Le chevauchement de deux espaces maritimes à l’origine de l’apparition de ce différend

1.2.3. L’enjeu de la présence ou non de circonstances spéciales

Comme nous l’avons vu au début de cette section, au regard du droit international de la mer, une frontière maritime doit être déterminée par des négociations en vue d’aboutir à un résultat équitable. En l’absence d’accord entre les parties, l’équidistance est considérée comme la méthode appropriée de délimitation pour mener à un résultat équitable lorsqu’il n’existe pas de circonstance spéciale165. Du point de vue du droit international de la mer,

toute la compréhension du désaccord qui nous intéresse ici tient au fait que le Canada considère qu’il existe des circonstances spéciales et qu’ainsi la ligne d’équidistance doit être ajustée, voire mise de côté au profit d’une autre frontière. Les États-Unis estiment, quant à eux, qu’une ligne d’équidistance est la méthode de délimitation appropriée puisqu’il n’existerait aucune circonstance spéciale en mer de Beaufort166.

Les États n’ont jamais véritablement fait référence à d’éventuelles circonstances spéciales/pertinentes. En effet, ils n’ont pas basé la justification de leurs revendications sur le fait qu’il existe ou non de telles circonstances conduisant à la modification d’une ligne d’équidistance et donc à l’infirmation ou la confirmation de leurs positions. Cependant, quelques chercheurs ont cherché à savoir s’il existe des circonstances pertinentes en l’espèce afin de pouvoir analyser les justifications juridiques des revendications de ces deux États.

Sans évaluer à nouveau chacune des justifications des deux États, il serait intéressant d’analyser les arguments considérés par la doctrine comme étant en lien avec des circonstances spéciales.

Donat Pharand est en accord avec le point de vue américain concernant le fait que le Traité de 1825 ne dispose d’aucune délimitation maritime en mer de Beaufort167. Néanmoins,

il émet une réserve s’agissant du tracé d’une ligne d’équidistance pour délimiter cette mer. En raison de la géographie des côtes de chacun des États, il estime que l’équidistance favoriserait les États-Unis puisque leur côte est légèrement convexe et celle du Canada est davantage concave. Selon lui, cette configuration spéciale de la côte pourrait donc constituer

165 Convention de Genève sur le Plateau continental, op. cit., Art. 6. 166 Antinori, C.M. (1987), op. cit., p. 34.

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une circonstance pertinente conduisant à un ajustement de la ligne d’équidistance pour obtenir un résultat équitable.

Comme étudié précédemment, le Canada justifie sa position par le fait qu’il utilise, depuis plusieurs années, le 141e méridien pour revendiquer des espaces maritimes, et ce,

sans aucun refus de la part des États-Unis. Dans les années 1980, Donat Pharand considérait que cette utilisation historique canadienne du 141e méridien et l’apparente acceptation des

États-Unis pouvaient certainement jouer en faveur du Canada et être ainsi considérées comme des circonstances spéciales conduisant à une modification de la ligne d’équidistance168. Mais depuis l’Affaire de la délimitation maritime en mer Noire (Roumanie

c. Ukraine) de 2009, la Cour considère qu’un tel argument est difficilement acceptable en matière de délimitation maritime, à moins qu’il n’existe la preuve d’un modus vivendi tacite entre les deux pays169. Ainsi, le Canada peut difficilement considérer que l’usage historique

de ce méridien et le silence des États-Unis constituent une circonstance spéciale justifiant l’utilisation d’une frontière autre que celle établie par le principe d’équidistance.

S’agissant de l’argument canadien relatif au Traité de 1867, Karin L. Lawson émet l’hypothèse qu’à la différence des États-Unis, le Canada doit certainement considérer que ce Traité est une circonstance spéciale permettant alors d’écarter le principe d’équidistance170.

Dans l’Affaire Jan Mayen de 1993, la CIJ avait rejeté le fait que des États utilisent la pratique d’autres États dans un différend maritime relatif à une autre zone maritime, pour résoudre leurs désaccords maritimes171. Chaque différend est unique et doit donc être évalué de

manière indépendante. De cette manière, le Canada ne peut se baser sur la ligne de 1867 en mer de Béring comme une circonstance spéciale conduisant à une déviation, partielle ou entière, d’une ligne d’équidistance.

Cependant, Ted L. McDorman ajoute que si les États-Unis acceptent l’utilisation d’un méridien à des fins de délimitation maritime avec la Russie en mer de Béring, cela signifie

168 Ibid., p. 754.

169 Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine), op. cit., dans Baker, J.S., & Byers, M. (2012),

op. cit., p. 75.

170 Lawson, K.L. (1981), op. cit., p. 243.

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qu’ils considèrent que cela conduit à un résultat équitable172. Cet argument pourrait être aussi

considéré comme une circonstance spéciale pour l’ajustement d’une ligne d’équidistance. Ainsi, la pratique jurisprudentielle considère que le principe de l’équidistance conduit à un résultat équitable en l’absence de circonstance spéciale. C’est cette formule qui est au centre de la compréhension de l’émergence du différend en mer de Beaufort. En effet, le Canada base implicitement sa position sur l’existence de telle circonstance conduisant alors au choix d’une autre méthode de délimitation pour atteindre un résultat équitable, tandis que les États-Unis estiment au contraire qu’il n’existe aucune circonstance spéciale en l’espèce et que par conséquent la frontière maritime doit être une ligne d’équidistance.

Ce désaccord est régi par le droit international de la mer, puisqu’il porte sur le chevauchement de deux espaces maritimes. Devant ce différend maritime né de l’interprétation divergente du Canada et des États-Unis à l’égard des termes du traité de 1825 entre la Russie et la Grande-Bretagne, quelles solutions ont été envisagées par les chercheurs et les États eux-mêmes pour régler ce désaccord ?

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