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L’enjeu des catégories dans le travail géographique

Chapitre 3. De quelques perspectives théoriques et conceptuelles en géographie

3.7. L’enjeu des catégories dans le travail géographique

Les sciences de l’espace se prévalant d’une forme de constructivisme, se sont toujours données comme rôle de montrer qu’un milieu, qu’un espace, qu’un environnement, déterminait

peu ou prou la façon d’être, de faire et de penser des populations qui y vivaient. Soit de par la dimension physique, naturelle (géographie classique des années 1870 à 1950), économique (géographie économique des années 1950 à 1970) ou sociale (comme c’est le cas depuis les années 1960). Mais aussi de par l’espace lui-même en tant qu’intégrateur d’éléments naturels ou artificiels. L’aménagement et l’urbanisme se positionnent ainsi sur cette stratégie utilitaire de leur discipline. Changeons l’aspect de l’environnement, du paysage, voire sa perception, et les choses iront mieux. Quelle que soit l’évolution du monde et des conceptions idéologiques que les spécialistes des sciences de l’espace en ont, ce déterminisme demeure encore aujourd’hui omnipotent. S’il faut conserver l’idée d’une forme de détermination ou de causalité entre un milieu, un espace, environnement et la façon d’être, de faire et de penser des personnes qui l’habitent, encore faut-il préciser ce que ces spécialistes appellent milieu, espace, environnement. En effet, ces termes ne peuvent être abordés uniquement dans leur conception matérielle au sens objectivé du terme : les montagnes, les bâtiments, et l’ensemble du dispositif morphologique du contexte dans lequel l’individu vit et se déplace.

La géographie, et notamment la géographie sociale et culturelle, dans sa recherche d’objectivation, ne peut donc s’arrêter à son œuvre de classement et de catégorisation, censée permettre le partage de son savoir savant. Elle ne peut pas non plus se contenter de généraliser ces observations sous le prétendu couvert des individus eux-mêmes, tout statut confondu. Ces derniers ne se conforment à des genres, des régimes, des manières de faire, de penser et d’être communs, censés permettre le partage des récits qu’ils se donnent pour exister, et qui leur permettraient de s’identifier les uns les autres à travers des savoirs vernaculaires que parce que ces classements et catégorisations préétablis en déterminent leur rangement !

L’illusion n’est donc pas plus dans l’ipséisme, l’universalisme ou le relativisme de celles et ceux qui sont décrits et ce à travers quoi ou par quoi ils seraient compris que dans la collusion voire la confusion systématique qui est faite par certains auteurs à travers une mise en commun d’un ensemble de façons d’être, de faire, de penser, pourtant relatives à chacun, sans que l’on ne sache d’ailleurs vraiment quelle particularité de chacune de ces façons d’être, de faire et de penser sont prises par le chercheur pour être mises ensemble et faire un tout. Mais au-delà des illusions qui sont inhérentes aux récits que la science ou l’individu lambda se donnent pour construire sa réalité plus ou moins partagée, la confusion se révèle davantage dans la logique méthodologique qui est de promouvoir le social en traitant d’un cas précis d’auteur emblématique qui serait censé démontrer l’exemplarité de ces façons d’être, de faire, et de penser des individus dans leur ensemble.

Car finalement, l’objectif reste toujours le même, construire de la comparaison et de la différenciation quelle que soit la métrique sociologique ou géographique que l’on prenne. Parler de famille, de classe, de genre, de nation revient à mettre ensemble des individus dans une configuration sociale induite. Induite car générée de fait par la catégorie d’élection dans laquelle on inscrit l’individu, catégorie elle-même déduite des éléments qui structurent cette catégorisation. Mais alors, comment détermine-t-on les limites (spatiales, sociales, temporelles) d’une classe (travailler dans une usine, avoir la même fonction dans celle-ci, être depuis longtemps dans un poste), d’un genre, d’’une nation (vivre au sein d’un espace circonscrit par une frontière, y avoir des liens d’existence à travers des activités quotidiennes, y être né ou y vivre depuis longtemps). Cette inscription permettrait alors de lire ipso facto des modes, des types, des styles, des régimes, des genres de vie, d’habiter. Comme si justement, il y avait une peur d’être soi ou plus sûrement comme si l’utilitarisme à travailler sur ce soi, était inopérant et que la science devenue professionnelle se devait d’être opératoire donc faire du nombre.

En un sens premier, l’habiter inscrit une ouverture. Pourtant, de par les classements et les catégorisations effectués par le savoir savant et de par le vécu et les éléments de discours

qui lui sont associés à travers les savoirs vernaculaires, l’habiter génère aujourd’hui un ensemble de fermeture, de cloisonnement, d’enfermement tant disciplinaire qu’habitant. Une objection est faite aux relativismes de son interprétation liée à un sur-particularisme habitant. Ce relativisme générerait selon certains une illusion à l’ontologisme, notamment par celles et ceux qui adopteraient une démarche heideggérienne (Hoyaux, Berque). Pour autant, ces mêmes contradicteurs sont parfois eux-mêmes fascinés27 par cet auteur (Lazzarotti, Brunet, Lévy) et surestime l’approche sur l’ipséité de l’être, c’est-à-dire l’autoconstitution identitaire de ce dernier, des travaux des géographes s’y référant. Ce travail concourra donc à dénouer cette aporie, notamment l’idée que l’analyse du social ne permet pas de réfléchir à l’individu comme seul ordonnateur du point de vue qu’il a, qu’il pose sur le Monde, autant qu’il est au sein de celui qu’il a ainsi constitué. Cette pensée s’inscrira dans le droit fil de l’analyse merleau-pontienne proposée ci-dessous qui montre que le social est aussi une illusion. L’intérêt étant de savoir comment ces illusions, ces fictions, ces récits agissent sur la constitution même du monde au sein duquel l’habitant effectue et justifie ses spatialités.

« La moindre reprise de l’attention me persuade que cet autre qui m’envahit n’est fait que de ma substance : ses couleurs, sa douleur, son monde, précisément en tant que siens, comment les concevrais-je, sinon d’après les couleurs que je vois, les douleurs que j’ai eues, le monde où je vis ? Du moins, mon monde privé a cessé de n’être qu’à moi, c’est maintenant l’instrument dont un autre joue, la dimension d’une vie généralisée qui s’est greffée sur la mienne.

Mais à l’instant même où je crois partager la vie d’autrui, je ne la rejoins que dans ses fins, dans ses pôles extérieurs. C’est dans le monde que nous communiquons, par ce que notre vie a d’articulé. C’est à partir de cette pelouse devant moi que je crois entrevoir l’impact du vert sur la vision d’autrui, c’est par la musique que j’entre dans son émotion musicale, c’est la chose même qui m’ouvre l’accès au monde privé d’autrui. Or, la chose même, nous l’avons vu, c’est toujours pour moi la chose que je vois. L’intervention d’autrui ne résout pas le paradoxe interne de ma perception : elle y ajoute cette autre énigme de la propagation en autrui de ma vie la plus secrète – autre et la même, puisque, de toute évidence, ce n’est que par le monde que je puis sortir de moi. Il est donc bien vrai que les “mondes privés” communiquent, que chacun d’eux se donne à son titulaire comme variante d’un monde commun. La communication fait de nous les témoins d’un seul monde, comme la synergie de nos yeux les suspend à une chose unique. Mais dans un cas comme dans l’autre, la certitude, tout irrésistible qu’elle soit, reste absolument obscure ; nous pouvons la vivre, nous ne pouvons ni la penser, ni la formuler, ni l’ériger en thèse. Tout essai d’élucidation nous ramène aux dilemmes.

Or, cette certitude injustifiable d’un monde sensible qui nous soit commun, elle est en nous l’assise de vérité » (Merleau-Ponty M., 1964, 27). L’illusion n’est donc pas plus dans l’ipséité et la relativité de celles et ceux qui sont décrits et ce à travers quoi ou par quoi ils seraient compris que dans la collusion voire la confusion systématique qui est faite par certains auteurs à travers une mise en commun d’un ensemble de façons d’être, de faire, de penser, pourtant relatives à chacun, sans que l’on ne sache d’ailleurs vraiment quelles particularités de chacune de ces façons d’être, de faire et de penser sont prises par le chercheur pour être mises ensemble et faire un tout. Car finalement, l’objectif reste toujours le même, construire de la comparaison et de la différenciation quelle que soit la métrique sociologique ou géographique

27 La fascination (mysterium fascinans) étant le revers de la crainte (mysterium tremendum) comme le précise Rudolf Otto ([1929] 1995) quand il traite des deux éléments fondamentaux du sacré. Il n’y a qu’à reprendre les lectures des deux auteurs cités pour s’en convaincre (Lazzarotti O., 2006a ; Brunet R., 2001).

que l’on prenne. Parler de famille, de classe, de genre, de nation revient à mettre ensemble des individus dans une configuration sociale induite. Induite car générée de fait par la catégorie d’élection dans laquelle on inscrit l’individu, catégorie elle-même déduite des éléments qui structurent cette catégorisation. Mais alors, comment détermine-t-on les limites (spatiales, sociales, temporelles) d’une classe (travailler dans une usine, avoir la même fonction dans celle-ci, être depuis longtemps dans un poste), d’un genre, d’’une nation (vivre au sein d’un espace circonscrit par une frontière, y avoir des liens d’existence à travers des activités quotidiennes, y être né ou y vivre depuis longtemps) si ce n’est à travers la lecture qu’en fait l’habitant ? Cette inscription permettrait alors de lire ipso facto des modes, des types, des styles, des régimes, des genres de vie, d’habiter. Comme si justement, il y avait une peur d’être soi ou plus sûrement comme si l’utilitarisme à travailler sur ce soi, était inopérant et que la science devenue professionnelle se devait d’être opératoire donc faire du nombre.

Au-delà, la recherche sur l’habiter semble presque s’excuser de viser l’interprétation et la compréhension des habitants. En effet, des événements qui les dépassent semblent surdéterminer ce qu’ils sont : les conflits en Syrie, les attentats du 11 Septembre 2001, le chômage à 11,5%, l’économie mondiale en régression, la sortie de l’Euro pour la Grèce, etc. Ces événements, ces crises, sont conçus de facto comme des déterminants des façons de faire, de penser et d’être de ces habitants ; comme si finalement, même à bien réfléchir aux rôles des représentations, de la cognition, celles-ci seraient toujours subalternes par rapport à la vraie vie, la vie réelle, celles des structures dont l’être humain collectif ne serait pas responsable.

L’objectif de ce travail est donc d’analyser ces constructions savantes et habitantes qui tendent à la différenciation, à la distanciation, à la distinction, et à analyser leur nécessité dans le concert des savoir-être, vivre et penser le Monde et avec le monde. Peut-on finalement se passer de cette mise à l’écart conceptuelle, catégorielle, aussi bien que territoriale, identitaire ou mémorielle. N’est-on pas dans l’illusion en pensant qu’en déplaçant la ligne des significations que les scientifiques donnent à la réalité, et aux concepts qui l’éclairent, ils ne font que repousser l’univers de la différenciation, pas seulement de la réalité qu’ils réinterprètent ainsi, mais aussi d’eux-mêmes dans leur propre récit vis-à-vis des autres, en un mot de leur place ! Et au-delà, ne sont-ils pas en train de conformer cette réalité à cette nouvelle différenciation et à cette nouvelle distinction de manière artificielle ? En cela, ne produisent-ils pas un artefact tant de la réalité de monde qu’ils constituent, que de l’interprétation qu’il faut lui en donner ?

La réalité est constituée par l’être quand il l’habite. L’habitant constitue ainsi son monde par anticipation. En fait, l’habitant coconstitue son monde plus qu’il ne le constitue, car craignant d’être seul au monde, il a besoin de le partager et de constituer les éléments même de ce partage28. Il cherche ainsi les liens-lieux qui lui permettront de ressembler-se rassembler à l’autre au sein de ses propres construits.

28 En cela, nous fonctionnons tous de manière implicite comme les autistes, car, à l’inverse de ce que l’on pourrait croire, c’est justement leur peur d’être trop seul qui les font imiter pour exister avec (Buten H., 2009).