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Débusquer si possible les « allants de soi »

Chapitre 2. Pour la pluralité des démarches

2.5. Débusquer si possible les « allants de soi »

Le choix d’utiliser le plus possible des exemples de la vie quotidienne et même parfois de celle de l’auteur pour asseoir le contexte épistémologique de ce travail recourt à une conclusion simple déjà entrevue par les ethnométhodologues ou les interactionnistes symboliques. La finesse et la profondeur de l’analyse s’opèrent le plus précisément en sciences humaines et sociales dans les microanalyses de la quotidienneté. Et encore plus fortement quand on utilise une posture constitutiviste. Ce n’est donc pas seulement la réitération ou la reproduction des observations dans un même contexte qui est suffisant, mais bien la microanalyse des faires et des dires des acteurs au sein de ces contextes fondamentalement différenciés pour chacun en fonction même de leur mise en « situation ». C’est en cela un parti pris idéologique, mais faut-il ne rien écouter à défaut d’entendre et laisser les chantres du positivisme mécaniste faire la loi de la science ? On pensait avoir dépassé ce stade avec l’avènement du constructivisme pragmatique et la possibilité certes parfois controversée de la liberté de pensée a-déterministe des cultures imposées : race, genre, classe, etc. Pourtant, c’est l’inverse qui se déroule sous nos yeux aujourd’hui. Avec le retour de l’économisation des recherches, on promeut la mécanisation de la réalité, avec la mise en exergue de liens de causalité unidirectionnels. Ainsi, il semble impossible de cerner réellement l’habiter des êtres humains, c’est-à-dire selon J.Lévy et M. Lussault, l’ensemble des actions spatiales réalisées par les opérateurs spatiaux, donc des habitants, que sont les acteurs doués d’une intériorité subjective, d’une intentionnalité, d’une capacité stratégique autonome et d’une compétence énonciative (2003, 39 ; 440 et 866). Mais s’il semble méthodologiquement impossible de cerner les spatialités humaines, et heureusement sans doute, il est possible de les approcher par un ensemble de biais, qui par croisement successifs, ce que les phénoménologues appellent parfois la méthode des variations, éclairent les sources des dynamiques constitutives et opératoires de l’espace. Mais la parole n’aboutit jamais totalement à objectiver la réalité et les liens que cette réalité entretient avec l’habitant. Chaque part de monde que l’on perçoit, voit, sent dans les espaces traversés n’est jamais totalement intelligible dans sa totalité. On a beau multiplier les travaux sur les perceptions, la cognition, rien n’y fait, on est toujours dans le parti pris épistémo-méthodologique.

La science dure raille ainsi assez souvent les sciences humaines et sociales, et pour cause, car nous sommes, en tant qu’acteurs de cette science, les premiers à en critiquer les tenants et les aboutissants. Mais les sciences dures qui traitent de la cognition tendent essentiellement à nous confiner dans notre cage ontologique, tantôt à nous réanimaliser (sans que cela soit ici péjoratif pour le règne animal), tantôt à nous victimiser par notre incapacité et notre incompétence à nous libérer de nos déterminismes physiques, génétiques, neurologiques. Et malheureusement, il n’y a jamais eu autant de demandes de la puissance publique pour avoir justement des informations sur les spatialités des habitants. Ce ne sont pas les plus sérieuses et approfondies qui récoltent les suffrages des édiles politiques car la complexité des interprétations scientifiques, leur posture interobjective, c’est-à-dire précisant que chaque objectivité réifiée provient d’un point de vue particulier et non d’un point de vue universel, laisse du choix dans la décision, là où ces acteurs voudraient des prétendues certitudes. Dès lors, ces décisions se font le plus souvent à l’aune d’enquêtes très relatives voire très légères. Et là encore, on a souvent l’impression que la réponse voulue est due à la constitution d’un monde anticipée par les commanditaires eux-mêmes ou que seul ce qui les intéresse recourt à des chiffres, comme si par essence ces chiffres institutionnalisaient à eux seuls une réalité concrète. Il n’y a rien de plus étonnant que de voir comment des travaux réalisés, sous couvert pourtant d’apprentissage, par des cohortes de licences ou de masters professionnels nourrissent les rapports de prétendus experts en aménagement ou en environnement.

Chaque semaine, les journaux nous apprennent à appréhender ces certitudes scientifiques toujours plus déterminantes. Si nous sommes bons en maths, ce n’est pas à cause

de la reproduction sociale des parents ou grâce à la compétence acquise par le travail personnel ou pour une quelconque appétence pour cette discipline mais à cause d’une partie du cerveau plus ou moins présente et reliée correctement ou non avec une autre partie du cerveau. De même avec les liens sociaux. Nous ne serions avec des gens qui nous ressemblent qu’à cause de neurones particuliers dans le cerveau. Ou nous donnerions plus de pourboire à des blondes habillées en rouge. « Mieux vaut être blonde et accorte, c’est scientifiquement prouvé. […] Les hommes ont donné en moyenne entre 15 et 25% de plus aux serveuses habillées en rouge, et 25% de plus aux serveuses blondes » (Aujourd’hui en France, n°4644 du 31 Juillet 2014, 3)

Il y a donc une intoxication médiatique qui tend à générer chez les habitants des normes d’interprétation du sens et donc des façons d’être et de faire standards. Cette intoxication a pour logique de simplifier en retour la compréhension de l’autre, de prévoir ses faits et gestes génériques, de le typifier encore plus que de raison pour sécuriser nos interactions, réaliser un bien-être à travers ce que Giddens ([1984]1987) appelle des routines productrices de la « sécurité ontologique » de l’habitant. Derrière la production de signes et leur mise en sens générique, on postule l’idée d’une volonté des habitants de vouloir construire du commun, du collectif, de la singularité à travers cette mise en sens. Alors que l’on norme des spécificités intersubjectives référentielles qui ont pour vocation de créer de l’identité, qu’elle soit spatiale (je suis de tel endroit), sociale (je suis une femme, un homme, un homosexuel), culturelle (je viens de telle région, j’ai telle religion), économique. Chaque habitant accapare de la mise en sens pour créer sa singularité. Et il crée sa subjectivité de la compilation des diverses intersubjectivités des divers collectifs auxquels il se réfère en fonction de chacune de ses mises en situation.

Chapitre 3. De quelques perspectives théoriques et conceptuelles