• Aucun résultat trouvé

Vers une autogéographie ?

Chapitre 2. Pour la pluralité des démarches

2.4. Vers une autogéographie ?

Ainsi, à l’opposé des entretiens avec les habitants, les observations directes du chercheur permettent une autre mise en sens de la réalité spatiale et des jeux de placement qui

17 Pour expliciter ce double jeu de correspondance de la place entre auto-assignation/assignation à un emplacement et auto-désignation/désignation à une position sociale, j’ai pris l’habitude d’expliquer aux étudiants qu’à partir du moment où quelqu’un d’un certain âge (au moins une trentaine d’années) se présente face à eux sur l’estrade d’un amphi, ils ne vont pas avoir l’idée de remettre en cause qu’il s’agit du professeur. Il faudra peut-être attendre longtemps (un nombre conséquent d’idioties proférées, encore que de manière paradoxale…peu d’étudiants partent de mes amphis !!!) pour qu’ils modifient leur lecture de la situation et remettent en cause ma légitimité à être là.

s’y opèrent. Une réactivation de soi à partir de la perception-constitution du contexte en situation permet non pas de diminuer la part de risque que les récits proposés par les enquêtés soient faux ou inconsciemment transformés, mais plutôt de permettre de mieux appréhender l’objet même de la recherche qui peut paraître parfois un peu absconse pour le commun des mortels. En effet, le risque indiqué précédemment n’en est pas un pour deux raisons. Premièrement, le chercheur, même épris d’objectivité/scientificité produit lui aussi des récits, des fictions et il doit alors être lui-même appréhendé comme un élément qui peut être, à toutes fins utiles, représentatif (au sens de représentant typique) du système qu’il éclaire ; deuxièmement, parce que même si d’autres habitants peuvent remettre en cause la véracité des dires des interviewés ou du chercheur, cela n’enlève pas que celui-ci constitue sa réalité sous ce principe de l’erreur consciente ou inconsciente. Mentir est tout autant signe d’un jeu de placement que de penser dire la vérité. Le menteur pense se jouer de l’autre mais non pas d’un autre qui serait objectif, qu’il ne peut à jamais connaître, mais d’un autre qu’il place en situation (ici d’entretien) selon un ensemble de typifications, c’est-à-dire selon un ensemble d’attendus incorporés sur qui il est et pense en fonction du lieu où il se trouve.

C’est pour cela que « la microsociologie est avare en généralisations : par induction analytique, elle peut remonter vers des propositions à validité trans-situationnelle, mais elle ne le fait qu’avec infiniment de prudence, et sans jamais sous-estimer la contextualité de son activité de généralisation » (Céfaï D., 2007, 14). Cette généralisation peut se faire au regard de la propre interprétation des descriptions en situation qui est opérée par le chercheur. En ce sens, il est son propre informateur et son propre régulateur. Il n’est pas dans une opération de classement, pour capter les récurrences des faires et des dires mais bien plutôt pour appréhender comment se fonde les situations elles-mêmes à travers ces faires et ces dires situés. Il est son propre sujet. Dès lors, « au vu de ces réflexions, on peut s’interroger sur le bien-fondé du recours à l’entretien. Ces arguments permettent de justifier […] d’autres modes d’approches. Cette position porte à privilégier avant tout l’observation de situations empiriques d’interaction et de co-construction d’un monde : puisque les activités (non seulement linguistiques et discursives) sont constitutivement liées à leur contexte, qu’elles contribuent à élaborer en s’organisant, il s’agit de sélectionner des activités à observer dans leurs contextes “écologiques”. Ce parti pris est celui de l’ethnographie, qui ne se contente pas d’interroger les informateurs sur leurs pratiques mais va observer ces pratiques dans leur contexte “naturel” » (Mondada L., 2001, 199).

En cela, je me dirige aussi progressivement vers la mise en œuvre d’une « observation flottante » au sens de Colette Pétonnet. « Elle consiste à rester en toute circonstance vacant et disponible, à ne pas mobiliser l’attention sur un objet précis, mais à la laisser “flotter” afin que les informations la pénètrent sans filtre, sans a priori, jusqu’à ce que des points de repères, des convergences, apparaissent et que l’on parvienne alors à découvrir des règles sous-jacentes » (1982, 39).

On retrouve en fait la même idée lors des entretiens ouverts, où il faut également rester vacant et disponible à la parole de l’autre comme ici à la vue de l’altérité et où il ne faut pas donc mobiliser des sujets précis. Sauf que cette entreprise est aporétique et naïve, voire naturaliste car on ne voit jamais qu’une altérité déformée par notre propre identité. D’ailleurs Colette Pétonnet poursuit en signalant que : « l'ethnologue travaille, comme à l'accoutumée, dans un temps et un espace précis. Il est des lieux tellement connus par habitude qu'on ne leur prête nulle attention. Il en est d'autres tellement étudiés que l'on ne pense pas qu'ils puissent révéler autre chose que ce qui a déjà été écrit » (1982, 39). Pour autant, c’est dans ce retour à la naïveté scientifique, à ce « je crois en » ce que j’énonce que gît peut-être la possibilité de dépassement de soi et la capacité d’amener des interprétations innovantes. S’accepter ainsi

dans sa capacité et sa compétence à faire erreur « honnêtement » sur l’interprétation que l’on porte, permet de renvoyer l’ab-surdité de la science à ses mises en normes.

Les travaux d’Arthur Oldra, qui débute sa thèse cette année, ont été engagés dès le Master 2 Recherches sur Les militaires du plan vigipirate : Spatialités individuelles et jeux de

places dans l’espace public urbain, et jouent de cette ambivalence du regardé-regardant en

situation. Militaire de réserve, il participe aux actions Vigipirate et, en contexte, observe ce qui se déroule autour de lui et comment il opère la constitution des situations. L’un des objectifs fixés est alors d’analyser leur labilité et d’appréhender les différentes versions de la réalité derrière un jeu de mise en rapport qui s’effectue autour de la présence d’une tierce personne (un autre chercheur) qui observe elle aussi ce contexte et essaie elle-même d’en clarifier sa réalité. La confrontation des versions invitera alors à montrer que la réalité est plurielle et que la situation est toujours déjà un construit du contexte. Au-delà, cette recherche travaille la question de la place et le chercheur tente d’en déterminer par l’observation les arguments corporels qui l’invitent à penser qu’il est ou n’est pas à sa place dans l’adéquation ou l’inadéquation entre l’emplacement où il se trouve et le statut et le rôle qu’il projette en fonction de sa tenue. À toutes fins utiles, derrière cette tenue, il y a avant tout un habitant qui peut noter ses façons d’être, de faire et de penser en action.

Cette mise en lumière de sa propre constitution habitante génère ce que l’on pourrait appeler non pas des égogéographies (Lévy J., 1995) mais plutôt des autogéographies, voire des psycho-géographies (Moles A., 1992). « Des », car s’il y a des récurrences selon certains contextes (pris alors ici dans leur appréhension objective), celles-ci sont labiles et peuvent très vite se transformer en situation. Le même contexte perdant soit de sa stabilité objectale (des éléments apparaissent et disparaissent) soit sa perception-constitution s’en trouve modifiée par l’habitant, le chercheur lui-même. L’objectif étant finalement non pas de décrire des modes de faire et de penser mais d’appréhender les modes de structuration de ces modes de faire et de penser. Et de montrer que ces modes de structuration habitants nous permettent aussi une forme de liberté. L’intérêt de l’auto-géographie n’est pas de transcrire sa personnalité comme si elle valait par sa propre singularité, par la place qu’elle occuperait de fait distinctement dans un contexte plus ou moins objectivé et partagé (égogéographies plus ou moins avoués de nos CV détaillés) mais bien plutôt comme un exemple de regard prospectif que chacun peut faire pour mettre en lumière le passage qu’il opère entre contexte et mise en situation, c’est-à-dire l’idée qu’il se fait de lui-même dans sa relation au contexte sans qu’il ne soit obligé d’en passer par des rapports obligés et exhaustifs à celui-ci (l’obligation qui est faite par exemple dans le CV de décliner un ensemble de paragraphes référant à l’enseignement, à la recherche et à l’administration). Cette description incorpore une pratique réflexive à la hauteur des entretiens de réactivation. « Cette propriété permet de reformuler les caractéristiques de la description scientifique, qui en cela ne se différencie pas des descriptions ordinaires : la description nous renseigne sur les procédés qui ont permis de la formuler et sur le contexte de sa formulation bien davantage que sur un référent extérieur ; en tant que discours situé qui configure son contexte et est structuré par lui, la description est moins un miroir du monde qu’une activité qui agit sur ce monde et contribue à l’organiser, à lui conférer une cohérence et un sens, à l’ordonner par des réseaux de catégories » (Mondada L., 2000, 20).

L’idée n’est donc pas de proposer des généralisations, à partir d’une prétendue représentativité construite selon divers quotas à travers des catégories sociales prédéfinies comme pertinentes des différenciations identitaires des membres interviewés. L’idée est bien plutôt d’énoncer que le chercheur est un parmi d’autres et que si l’on ne sait pas s’il est plus typique que son voisin (habitant-chercheur ou habitant-autre chose), il n’empêche qu’il appartient à un type. De plus, on ne peut lui reprocher de ne pas être représentatif des autres

ou du plus grand nombre puisqu’il n’est déjà pas représentatif de lui-même. En effet, il n’est pas « un » au sens d’une cohérence ontologique ou identitaire, il est multiple dans la séquentialité de ses activités de la vie quotidienne. Appréhender la dimension relationnelle de l’identité de l’habitant à travers le prisme de la séquentialité « permet de rendre compte de la façon dont les frontières catégorielles, les catégories et les attributs sont constamment retravaillés, reconfigurés par les participants au cours des interactions » (Greco L. & Mondada L., 2014, 14).

De ce fait, le chercheur, quand il décrit ce qu’il observe, quand il met les choses en récit, ne se cache pas derrière la neutralité interprétative liée à la légitimité de la reproductibilité observée des manières d’être et de faire. Il engage qui il est dans la pluralité de ses propres descriptions qui peuvent être certes contrôlées mais qui sont peu ou prou labiles car lié aux contingences interactionnelles, à sa propre mise en scène, en situation. Les travaux de William Berthomière sur la rue en Israël vont selon moi dans cette direction lorsqu’il joue de la figure de la marionnette. « Au cours de mes “allées et venues”, […] j’ai respecté le cadre de l’expérience en faisant de la “marionnette” (que j’étais) un sujet capable de laisser venir à lui les indices d’un éventuel marquage en le dotant d’une capacité de description en situation de déambulation (propice à des observations flâneuses) » (2012, 72), puis ajoute : « Conscient (bien sûr) d’avoir installé un cadre d’expérience investi d’un “système de pertinences s’originant dans le problème scientifique” (Schütz A., [1940-1975]1987) que nous avions nous-mêmes construit, cette “auto-élection” n’avait pour finalité que de faire émerger les premières formes d’une grammaire de la rue. […] Du statut “d’observateur désintéressé” à celui de “marionnette”, qui aurait acquis la faculté de dresser la scène, de distribuer les rôles, de donner les repères, de régler le début et la fin d’une “action” » (2012, 69), en un mot de constitution un monde.

Cet engagement se retrouve également dans l’analyse des œuvres d’art ou qui peuvent être considérées comme telles. Les chapitres suivants utiliseront ainsi divers matériaux qui ne recourent pas aux techniques traditionnelles des entretiens multiples utilisés dans mes recherches doctorales. Il y a même une certaine bifurcation méthodologique entreprise ici et depuis quelques années dans mes productions. Elle relève notamment du travail autour de la publicité comme élément conformateur de nos façons d’habiter l’espace. Cette bifurcation se poursuit autour de l’analyse d’œuvre filmographique à la suite de mes implications dans Géocinéma, mais pas seulement. J’utilise en effet très souvent divers supports artistiques (film, chansons, vidéos) dans mes enseignements et en montre leur caractère d’exemplarité située. Là encore l’idée est d’interpréter une situation développée au sein d’un film, d’en approcher son expressivité habitante, de voir en quoi par un jeu de miroirs, cette œuvre parle de nous-mêmes. Cette situation sera conçue comme un cas limite soit par nous soit par le réalisateur lui-même et c’est en cela que l’œuvre est aussi un acte anthropologique au sens scientifique du terme.

Bruno Latour montre ainsi que « l’œuvre nous engage et, s’il est bien vrai qu’elle doit toujours être interprétée, à aucun moment nous n’avons l’impression d’être libres d’en faire ce que nous voulons. Si l’œuvre a besoin d’une interprétation subjective, c’est dans ce sens très particulier de l’adjectif que nous y sommes assujettis, ou plutôt que nous y gagnons notre subjectivité. Celui qui dit J’aime Bach devient pour une part le sujet capable d’aimer cette musique. […] Celui qui ne se sent pas tenu et engendré par les exigences de l’œuvre, celui-là ne sera jamais habité par elle. Qu’il faille apprendre à se rendre sensible aux œuvres ne prouve rien contre leur degré, il est vrai particulier, d’objectivité » (Latour B., 2012, 244-245). C’est finalement dans cet engagement du chercheur, celui qu’il se donne de clarifier ce qu’il voit à travers ce qu’il est, qu’il réalise la meilleure objectivation qui soit.