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De l’utopie conceptuelle au bricolage de la méthode

Chapitre 2. Pour la pluralité des démarches

2.2. De l’utopie conceptuelle au bricolage de la méthode

C’est dans le cadre de cette posture que j’avais formalisé conceptuellement et pratiquement l’utilisation d’une technique particulière en méthodologie qualitative, celle des doubles entretiens (Hoyaux A.-F., 2000 ; 2002a ; 2003a ; 2006b) pour travailler le sens que les habitants donnent et se donnent à travers le monde et au monde qu’ils construisent. Aujourd’hui, j’expérimente d’autres techniques qui complètent ma réflexion sur l’habiter et la place. Cette opération au sens des méthodologies qualitatives tient plus du bricolage (Petit E., 2010) que de la démonstration épistémologique que je voulais engager pour mes recherches doctorales. Cela remet donc en cause la posture proposée précédemment en développant plutôt la multiplicité des approches. Pour autant, le deuxième entretien ou l’entretien dit de réactivation, qui consiste à redonner la parole à l’habitant sur ce qu’il a déjà dit, dessiné, cartographié, photographié, reste le plus souvent nécessaire pour atteindre le sens que les habitants donnent à ce qu’ils sont, font, ont, à leur place. Au-delà, il permet d’appréhender en quoi l’espace, en tant qu’emplacement (à travers le récit des endroits où l’on est et où les autres sont) et en tant que référent (les éléments de l’espace que l’habitant met à distance ou à proximité dans sa collection de choses), engage cette auto-désignation d’eux-mêmes et/ou la désignation de ceux qui les entourent.

La palette des éléments d’expression abordés à travers différents types de recueil des discours, autour de certains médias proposés (carte imaginaire, photos choisies par l’enquêteur) ou que l’on demande de réaliser par les habitants (carte mentale, dessins, photos prises par l’enquêté, carnets de bord), et sur lesquels se fonde cette réactivation, peut être ainsi plus diversifiée. On peut en outre coupler ces éléments entre eux si nécessaire. Ces cartes, ces images, ces éléments de discours produits par les habitants dans un premier temps, sont alors conçus comme des révélateurs, mais surtout des activateurs de sens, lors d’un second temps. Denis Martouzet, Hélène Bailleul, Benoît Feildel, Lise Gignard (2010), Benoît Feildel (2010) et Loïc Avry (2012, 106) ont ainsi proposé cette utilisation du double entretien à travers la réactivation de supports cartographiques (carte affective, carte mentale). Eva Bigando en a fait de même à travers ce qu’elle nomme la double photo elicitation interview (2013). Ces expériences ont montré leur pertinence. J’ai moi-même utilisé ces techniques dans plusieurs situations d’entretien pour la recherche ou pour des commandes publiques (Voir HDR Vol.2 Partie 1 Parcours & CV Détaillé).

14 C’est justement cette partie qui pose problème dans la phénoménologie heiddegérienne car elle semble indiquer qu’il y aurait une « bonne » ou une « juste » façon d’être. C’est dans cette justesse et l’idée d’en trouver les ferments au fin fond de notre humanité, puis d’en appliquer collectivement les normes supposées que se niche tout système dictatorial. Toute société voulant rendre justice de manière univoque multiplie les risques de sa propre déchéance, de sa propre obsolescence.

Ces techniques s’inscrivent surtout dans une posture praxéologique et interactionnelle de l’entretien qui est envisagé « comme un événement communicationnel au cours duquel les interlocuteurs y compris l’enquêteur, construisent collectivement une version du monde » (Mondada L., 2000, 90). Cette posture permet de (ou plutôt espère) ne pas neutraliser ainsi artificiellement la situation d’entretien au sens où les éléments de langage seraient recueillis comme des abstractions dans une vision unique de la réalité. La personne interviewée n’est donc pas non plus conçue comme la représentante d’un ou plusieurs collectifs auto-institués dans sa forme (la famille, les habitants d’une commune, une association de joueurs d’échec) et son contenu (à travers les catégories) par le chercheur lui-même. Cette « vision alternative repose sur une conception interactionnelle et praxéologique du discours, qui le conçoit comme constitutivement lié aux situations où il apparaît, comme émergeant au fil d’un travail de négociation, de construction interactive, d’élaboration collective, comme s’ordonnant de façon endogène au cours de son accomplissement pratique. Cette conception auto-organisationnelle, inspirée de l’ethnométhodologie, traite les objets du discours, les compétences, les interlocuteurs, les contextes comme n’étant pas pré-définis ou donnés à l’avance, mais comme se constituant mutuellement et localement : elle ne repose pas sur le présupposé d’un monde objectif et stable, mais sur celui d’une intersubjectivité elle-même à construire » (Mondada L., 2000, 91).

Ces opérations ont également été testées depuis plusieurs années au niveau pédagogique dans le cadre d’une UE « Initiation à la Recherche » en Master 1 Recherche. Travaillant sur des commandes publiques, des programmes de recherche ou sur des questionnements de chercheurs, les étudiants doivent traiter une problématique différente chaque année15. Ils utilisent, selon la problématique, des techniques spécifiques de recueil de données (entretien non directif, parcours commenté, photos, cartes mentales, carnet de bord) associées à un entretien semi-directif commun à l’ensemble des enquêteurs, avant de réaliser un deuxième entretien de réactivation. Comme le remarque Eva Bigando, la production par l’habitant d’un tiers objet permet de détourner l’attention sur celui-ci en faisant croire aux interviewés qu’ils parlent d’autre chose que d’eux-mêmes. Cet objet devient pourtant en situation une chose qui est le prolongement même de cette attention, de cette pré-occupation. La carte mentale, le dessin, les photos prennent place comme des embrayeurs de spatialités et de mise en sens de celles-ci. Ces tiers-choses indiquent ainsi des voies d’accès au point de vue et au point visé par son utilisation pragmatique mais aussi pratique. Le en train de se faire de l’interviewé (celui de la mise en carte, en dessin, en photo) est aussi un moyen d’anticiper une activité future, d’en stabiliser les compétences amenant à la mettre en place.

Par exemple, Bob Rowntree montre comment « une carte mentale est un construit qui enveloppe ces processus cognitifs. Du coup, elle permet aux gens d'acquérir, de coder, de stocker, de revenir sur, de décoder, de manipuler de l'information concernant l'environnement spatial. Or, cet environnement renvoie à des attributs et à des localisations relatives de personnes et d'objets. L'information est un composant essentiel dans le processus de prise de décision spatiale. Chaque individu, à l'intérieur de son espace personnel, établit des relations de nature topographique ou sentimentale et, ainsi, élabore dans sa tête une carte des lieux. Cette carte intérieure va des interactions de la vie de tous les jours à des espaces davantage éloignés, devenant même des espaces inconnus avec l'augmentation de la distance. La somme de ces représentations de la réalité est élaborée puis filtrée à travers nos processus de perception (visuelle, auditive, olfactive...). Les mémoires, les choix, conscients ou inconscients,

15 Pour exemple, cette UE co-encadrée avec Véronique Juliette André-Lamat a ainsi abordé les questions suivantes : « Tensions entre attractivité et protection. Stratégies résidentielles sur le Bassin d’Arcachon » ; « Sens de la distance et mobilité » ; « Nature-Culture. La question de l’artifice ».

appartenant à un groupe culturel ou social, sont filtrés de telle sorte qu'ils donnent naissance à une construction complexe que nous appelons une carte mentale. Une telle carte mentale est un schéma qui a rapport à la réalité, c'est-à-dire un modèle fondé sur une abstraction et une simplification de la réalité. C'est aussi un outil, à la fois social, symbolique et sentimental, nous permettant de maîtriser plus ou moins notre espace et aussi de représenter le monde comme les individus se l'imaginent.

En outre, par leurs choix et leurs décisions, les individus et les groupes agissent sur leur espace. Ainsi, les cartes mentales peuvent aider à résoudre des problèmes comme la sélection de lieux pour le loisir, pour les achats ou pour la fonction domiciliaire. Ces cartes transforment, valorisent ou déprécient un espace donné. L'effet-renvoi ou l'effet-ricochet est permanent car les cartes mentales ne sont pas acquises, parfaites ni statiques. Tout au contraire, elles sont dynamiques et évoluent selon l'âge, l'expérience, le sexe, l'activité, l'emploi, les moyens financiers et le groupe social. Du coup, la construction complexe est continuellement refaçonnée non seulement par les individus mais aussi à travers les perceptions et représentations collectives d'un groupe social » (Rowntree Bob, 1997, 586-587).

Cette tiers-chose devient par sa présence même (celle de l’action de la faire) révélatrice d’un en-deçà et d’un au-delà, c’est-à-dire d’une volonté de l’habitant de mettre en continuité et en cohérence ses actions dans la durée, d’établir un état des lieux nécessaire à tout projet spatial. Cette tiers-chose initie plus qu’elle ne statue, elle est mouvement, par la mobilité des corps qu’elle convoque et par la labilité des mises en situation qu’elle indique. Mais elle en devient souvent l’expression du prolongement du corps même de l’interviewé, qui se projette encore et encore auprès des lieux qui sont écrits, décrits, dessinés.

En cela, on rejoint les conclusions méthodologiques proposées par Jacques Lévy et l’équipe tourangelle autour de Serge Thibault. « D’un point de vue méthodologique, on peut tirer une double et importante leçon. D’une part, la parole n’est pas le seul moyen d’accès aux intentionnalités. D’autre part, l’attention au singulier ne nous éloigne pas des logiques systémiques. Nous avons utilisé des techniques très variées de collecte de l’information, du plus quantitatif au plus qualitatif, du statique au non directif. Ces différents “modes de production” de données apparaissent neutres du point de vue du contenu obtenu. L’enquête sur les stratégies d’habitat a montré comment stéréotypes et ouverture à l’innovation sont présents à la fois dans les images et dans l’action. Loin de s’opposer terme à terme, représentations et pratiques contiennent les mêmes cohérences et les mêmes contradictions. Elles se complètent et se télescopent dans la constitution d’un “capital spatial”. Dans tous les cas, les marges de manœuvres et de libertés des individus, leurs choix personnels, à court ou long terme, jouent un rôle majeur sur la réalité observée. Mais dans tous les cas, aussi, des régularités, des logiques d’ensemble, des problématiques communes à tous se manifestent » (Lévy, 2008, 362). Cela montre qu’à l’inverse de critiques toujours très développées en sociologie voire en géographie, l’utilisation démonstrative d’un cas ou de deux ou trois pour expliciter une réalité n’est pas une erreur scientifique fondamentale. Travailler en microsociolinguistique (Mondada L., 2000) ou en microgéographie (à travers ce que Florent Hérouard nomme une topo-analyse16) appelle à traiter des détails qui configurent la situation et permettent de mieux traiter des configurations

16 « Ce qui est appelé topo-analyse dans cette recherche est donc une méthode d’entretiens non directifs répétés auprès d’une même personne, portant sur les lieux vécus de manière temporaire ou prolongée. Elle explore la dimension habitante de l’individu, dans son sens fort : la projection constitutive de l’individu au monde et à autrui, soit ses dimensions ontologique – comment suis-je ? -, identitaire – qui suis-je ? – et territoriale – où suis-je et avec qui ? -, cela en explorant l’épaisseur historique des expériences habitantes et les manifestations inconscientes immédiates de cette épaisseur existentielle » (Hérouard F., 2012, 111).

spatiales qui se constituent au sein d’une situation. Comme chaque situation est unique, elle ne peut être généralisée derrière de pseudo-statistiques ni rapportée à toutes fins utiles pour la démonstration du chercheur derrière des catégories d’analyse produites en surplomb.

Cette description située des récits habitants permet de par la labilité de chaque situation d’interprétation et de compréhension de revenir sur les mêmes données travaillées. S’il y a des intérêts non négligeables à compléter ses propres travaux par la mise en critique d’autres chercheurs à partir d’autres terrains, il y a tout autant d’intérêt à permettre à ces autres chercheurs de travailler sur nos propres corpus et voir s’ils en auraient tiré des interprétations différentes. Enfin, il y a également de l’intérêt, pour un même chercheur, d’interpréter à nouveau, dans une autre situation (spatiale, sociale et temporelle) les données qu’il avait déjà traitées. Pour ce faire, ce travail va réinterroger l’ensemble du corpus d’enquête de mes travaux doctoraux, notamment les 60 doubles entretiens effectués il y a une dizaine d’années et qui ont été laissés en jachère alors même qu’ils ont été, comme souvent en recherche, sous-utilisés. Cette réinterrogation s’effectuera évidemment dans l’optique de déceler les parts constitutives qu’effectue l’habitant de son monde, mais aussi de voir comment il constitue des situations, comment il se place au sein de celles-ci.