• Aucun résultat trouvé

De l’ empowerment personnel à l’ empowerment collectif

C’est à partir d’une réflexion sur les notions d’aloning et togethering que nous avons élaboré, avec Yves Winkin, les notions d’empowerment personnel et collectif des marcheurs (Lavadinho et Winkin, 2005, 2008 ; Winkin et Lavadinho, 2008). L’empowerment est un terme anglais aussi intraduisible qu’indispensable pour désigner le phénomène que nous cherchons à cerner, à savoir une prise de conscience, personnelle ou collective, que l’on peut agir dans sa vie et sur sa vie.

Cette prise de conscience entraîne une capacité accrue à prendre ses propres décisions, à s’approprier un territoire, à y évoluer de manière autonome et déterminée. La notion d’appropriation du territoire a été analysée par plusieurs auteurs selon des perspectives différenciées. Edward T. Hall (1971 (éd. orig. angl. 1966)) développe ainsi le concept de proxémie en vue de désigner « l’ensemble des observations et théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique ». Dans ce cadre, la démarche de cet anthropo-éthologiste américain relève plutôt, comme le notent Marchal et Stébé, d’une sorte d’éthologie humaine dérivée de l’éthologie animale, ancrée autour des notions de territoire et de distance entre soi et autrui. C’est ainsi que l’homme observe aussi des distances dans les relations qu’il entretient avec ses semblables. Hall distingue quatre types de distances : intime, personnelle, sociale et publique (Hall, 1971 (éd. orig. angl. 1966), cité in Marchal et Stébé in Stébé et Marchal 2009, p. 638). Pour Stébé (2008), la régulation de la distance chez l’homme est en fait une forme de territorialité et il existe un « territoire humain », appelé de façon générale espace personnel : « cet espace est basé sur l’idée que le corps vivant ne se limite pas à la surface de peau. Il est entouré d’un espace péricorporel dessinant une zone autour de lui et dans laquelle s’inscrivent ces mouvements. » (Hall, 1971 (éd. orig. angl. 1966), cité par Marchal et Stébé in Stébé et Marchal 2009, p. 638). Cette notion n’est pas sans rappeler le concept de territoires du moi d’Erving Goffmann (1973b). Robert Sommer (1969) parle quant à lui de l’espace personnel comme d’un portable territory (Sommer, 1969, cité par Marchal et Stébé in Stébé et Marchal 2009, p. 639), devançant en cela les visions que développent bien des chercheurs actuellement à propos des recompositions territoriales introduites par la médiation des technologies mobiles (Kaplan, 2009 ; Kaplan et Lafont (éds), 2004 ; Kaplan et Marcou, 2009 ; Kaplan et Marzloff, 2009 ; Marzloff, 2009 ; voir également le dossier spécial « Wi-fi : les aires numériques » in

Urbanisme n°376, janvier-février 2011).

Le concept d’appropriation permet d’analyser l’insertion spatiale de chacun en termes de conduite d’aménagement personnel. Pour Gustave-Nicolas Fischer (1981), dont la perspective s’inscrit dans une approche de psychologie sociale, il s’agit de savoir « comment dans certaines situations, lieux anonymes ou non, publics ou privés, l’individu aménage, restructure l’espace en coquille personnelle qui manifeste sa relation privilégiée au lieu dans lequel il se trouve, même provisoirement ». Pour Fischer, c’est de la familiarité avec un espace qui naît l’appropriation. Cette familiarité est un apprentissage progressif des particularités d’un lieu. L’appropriation a pour but de sécuriser l’individu : en ce sens un espace approprié permet, même au sein d’un espace public urbain comme peuvent l’être les parcs, les rues et les places, certaines formes de privatisation (Lofland, 1985 (1ère éd. 1973) ; Bassand, 2001 ; Winkin et Lavadinho (éds.), 2011). Pour réaliser cette appropriation, l’individu met en œuvre toute une série d’activités d’aménagement spatial en vue de créer en quelque sorte un « chez-soi » au sein de cet espace public. Ce processus d’aménagement, que Fischer qualifie de processus de « nidification », se caractérise par « l’installation de significations privées dans un territoire qui est souvent un espace impersonnel » (Marchal et Stébé in Stébé et Marchal 2009, p. 639).

L’empowerment personnel des piétons repose sur deux modes d’appropriation :

 D’une part les piétons s’approprient différents lieux et parcours dans la ville. En route vers leur travail, ils peuvent faire un détour pour s’offrir l’espace d’un instant le plaisir d’un point de vue inédit sur la ville, à la faveur de la traversée d’un pont ou d’un moment de suspension sur les hauts d’un escalier surplombant les toits. Ces quelques secondes de retrait glânées sur un mouvement de transit aux prises avec sa fonctionnalité montrent que les piétons peuvent recourir à des stratégies de latéralisation pour s’engager dans une pause, ce que les anglo-saxons nomment joliment au tennis taking time out. Pour cela, il suffit d’un aménagement de type belvédère qui soit propice à ce retrait. Ce souffle est à la fois un lieu et un moment « hors la ville », tout en restant en son sein. Pour être réussi, ce type d’aménagement doit posséder une composante symbolique offrant une prise – affordance au sens gibsonien (1977, 1979) qui permet à ses usagers de l’investir d’une signification personnelle.

 D’autre part, les piétons s’équipent de plus en plus d’accessoires facilitant la marche et renforçant leur autonomie fonctionnelle. Ces accessoires ne sont pas de simples gadgets, ils remplissent une fonction symbolique importante parce qu’ils renforcent le statut de leurs utilisateurs. Ce sont des signes de la nouvelle liberté et de la nouvelle autonomie conquises par les marcheurs, dont les « territoires du moi » se sont étendus à la fois en surface et en légitimité. Les marcheurs peuvent ainsi se considérer et être considérés comme des acteurs urbains à part entière.

L’empowerment collectif fait quant à lui référence à la prise de conscience et partant la prise de pouvoir qu’opèrent certains groupes sociaux lorsqu’ils se dotent de moyens de reconnaissance par eux-mêmes et

Mouvement I – Les valeurs de la marche

par d’autres. Ils actualisent cette dimension collective par le choix de marcher ensemble, mais aussi et surtout par une réflexivité sur la puissance de ce geste lorsqu’il se fait à plusieurs. Le statut du piéton singulier change lorsqu’il devient ainsi membre d’un collectif. Mais il n’y aura de véritable empowerment collectif des piétons que le jour où, même lorsqu’il est seul, le marcheur en viendra à faire du « togethering symbolique », parce qu’il se sait investi d’un pouvoir collectivement partagé, et qu’il se sait pleinement reconnu dans ses droits par les autres usagers de l’espace-rue, motorisés ou non. La phase ultime de cet empowerment collectif est celle de son incorporation personnelle : même lorsqu’il marche seul, le piéton se sent membre d’une entité sociale reconnue et respectée. C’est en cela que l’on peut parler d’une véritable culture de la marche urbaine.