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- De l’effritement du contrat social à l’essor des plateformes

1.1. Du déclin du capitalisme industriel

À partir du début des années septante dans les pays occidentaux, le capitalisme industriel et l’État-providence ont entamé un lent processus de déclin. Les sociétés occidentales d’après-guerre s’étaient largement construites sur un contrat social entre assurance du plein-emploi d’un côté, et protection sociale étendue de l’autre (Castel, 1995 ; Knöpfel, 2001, Gazier, 2005 ; Streeck, 2014 ; Dubet, 2019).

Plusieurs facteurs sont retenus pour expliquer le déclin de la production industrielle dans les pays occidentaux. Parmi ceux-ci figurent la globalisation économique, la restructuration financière, le progrès technologique, la mutation du travail, les nouveaux modèles d’entrepreneuriat, mais également des facteurs démographiques (vieillissement de la population notamment) (Kohler et Finkin, 1998). L’objet de ce travail n’est pas d’analyser l’ensemble de ces facteurs.Au regard de ma problématique je m’attarderai toutefois sur deux facteurs en particulier, le progrès technologique et la flexibilisation du travail. Les nouvelles technologies affectant le travail et son organisation, il convient de s’intéresser à ces deux facteurs particuliers afin de saisir les spécificités de la transition numérique (Aloisi et De Stefano, 2020 : 50-51).

1.2 Progrès technologique et flexibilisation du travail

Selon Castells (1998 : 36), «la révolution technologique joue un rôle majeur dans la mise en œuvre, depuis les années 1980, du processus fondamental de restructuration du système capitaliste [...]».

Pour Rifkin (1996) les nouvelles technologies pourraient à terme menacer l’emploi traditionnel par un processus d’automatisation. À terme aux États-Unis, 47 % des emplois seraient menacés par l’automation (Frey et Osborne, 2015). Chiapello et Boltanski mobilisent quant à eux le concept d’«esprit du capitalisme» pour expliquer la transition économique dans les pays occidentaux (1999).

Depuis l’apparition du capitalisme, l’ «esprit du capitalisme» a connu des évolutions idéologiques.

Chiapello et Boltanski en distinguent au moins trois. Le premier esprit du capitalisme est associé à la figure du bourgeois en phase avec les formes du capitalisme de son époque, essentiellement familial et sauf exceptions, sans gigantisme. Cette époque, marquée par une forte influence des

normes bourgeoises (maîtrise de soi, raison, souci de l’épargne, etc.), a également vu se développer les réseaux de communication. Le deuxième esprit est symbolisé par la figure du directeur entouré de cadres, c’est l’époque du capitalisme des grandes entreprises et du règne du mode de développement fordiste (54-57). Quant au troisième esprit il devra «être isomorphe à un capitalisme

«mondialisé» mettant en œuvre de nouvelles technologies pour ne citer que les deux aspects les plus souvent mentionnés pour qualifier le capitalisme d’aujourd’hui» (57). La transition du deuxième esprit au troisième esprit correspond au déclin du capitalisme industriel. Le capitalisme voit alors émerger de nouvelles formes d’organisation du travail plus flexibles (travail par projets et en réseaux notamment).

Si la structure des économies occidentales a mué au cours des dernières décennies, le travail en tant qu’activité a lui aussi fortement évolué. Longtemps caractérisée par une unité de temps et de lieu, l’organisation classique du travail a été transformée par le progrès technologique (Fasel et Flügel, 2019 ; Srnicek : 2017 ; Witzig : 2016). La numérisation, la robotique, le travail en réseau, Internet, l’ubérisation, le management algorithmique, etc. sont autant d’innovations qui ont bouleversé l’organisation du travail permettant «un assouplissement bien supérieur en termes de lieu et de temps» (Fasel et Flügel, 2019 : 283).

Aujourd’hui «tout se passe comme si le travail encadré par les métiers et les qualifications, par une organisation stable, par un contrat salarial solide et par un système de relations professionnelles établi était en train de disparaître au profit de nouvelles formes de travail et d’emploi» (Dubet, 2019 : 6). Bien que les mutations du travail en tant qu’activité méritent d’être considérées sérieusement et que certains auteurs évoquent une crise de l’activité que constitue le travail (Dubet, 2019 ; Fasel et Flügel, 2019), je ne m’y intéresserai qu’en filigrane tout au long de ce travail. En effet il importe selon moi de différencier les effets de la numérisation sur le travail en tant qu’activité, de ceux sur les conditions dans lesquelles le travail est exercé. Mon travail ayant pour sujet l’adaptabilité du droit social suisse aux nouvelles formes de travail indépendant, je me focaliserai donc sur les effets de la numérisation sur ces conditions.

En ce sens ma recherche ne relève pas de la sociologie du travail. Néanmoins ces deux aspectes étant étroitement liés, je ne pourrai pas totalement exclure de mon propos des éléments descriptifs du travail en tant qu’activité. Pour ce qui relève des conditions de travail, celles-ci se trouvent précarisées par la transformation numérique (Abdelnour, 2018, Berg, 2019 ; Dubet, 2019; Fasel et

Flügel, 2019 ; Aloisi et De Stefano, 2020) qui est à considérer en parallèle d’autres tendances socio-économiques affectant l’emploi depuis le début des années septante. La diffusion dans les pays occidentaux des idées néolibérales, popularisées par Thatcher et Reagan, est à classer parmi les tendances auxquelles «se superpose» (Fasel et Flügel : 279) la transition numérique.

Les réformes des marchés du travail et des systèmes de protection sociale engagées dans le monde entier à partir des années septante et visant d’une part à la «flexibilisation d’institutions prétendument en retard», d’autre part à «une activation du potentiel de main d’œuvre» (Streeck, 2014 : 56) étaient teintées des idées néo-libérales. «Firent partie de cette révision le détricotage des législations destinées à protéger le salarié contre les licenciements abusifs, le démembrement des marchés du travail en centres et marges aux droits de protection différents, l’autorisation et l’encouragement des emplois faiblement rémunérés […]» (56-57). De plus la multiplication des statuts, des pratiques d’externalisation des activités peu rentables au sein des entreprises à des sous-traitants, l’évolution des conditions de travail, des modes de rémunération et de management sont autant de facteurs ayant contribué à cette tendance générale à la flexibilisation avec comme conséquence l’éclatement de l’entreprise (Gazier : 27-35).

Les économies occidentales post-industrielles seraient aujourd’hui engagées dans une phase de

« transformation profonde de la condition salariale » (Castel, 2009 : 160-161). Bonvin et Cianferoni (2013 : 65) identifient en Suisse aussi un affaiblissement des avantages accordés aux travailleurs salariés du fait de l’accroissement de la concurrence internationale et de la libéralisation des échanges. Dans ce contexte, les entreprises recourent davantage à des mécanismes de flexibilisation du travail. Parmi ceux-ci figurent le recours croissant aux formes atypiques d’emploi, et ne donnant pas droit à une protection sociale aussi étendue que la relation de travail « normale » ou salariée.

Renonçant à la passivité qui avait été la sienne, retrouvant sa capacité d’action et d’organisation, il [le capital]

décida de se dérober au devenir planifié et programmé que lui réservait la politique démocratique. Il disposait d’un avantage : contrairement aux salariés et à leurs syndicats, il nourrissait une stratégie alternative à une perpétuation du capitalisme démocratique, qui consista à lui retirer progressivement sa «confiance» et, avec elle, les fonds d’investissement nécessaires à son fonctionnement. (Streeck, 2014 : 54)

Cet effritement du salariat et des protections sociales issues du contrat social d’après-guerre n’est pas le fruit de l’évolution naturelle du système capitaliste contrairement à ce que «voudraient faire croire la théorie et l’idéologie économiques» (51). Ce contexte a facilité la transition de l’emploi.