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Chapitre 6 - Livreur Uber Eats : le statut à l’épreuve de la réalité du travail

6.3 Analyse thématique des résultats

6.3.1 Management algorithmique et lien de subordination

Le système d’évaluation de l’application existant avant la salarisation a été maintenu à la suite de celle-ci avec la différence que la sanction «maximale» est désormais le licenciement. Outre le fait de rester trop longtemps stationné hors-zone19, les motifs d’avertissement sont les mêmes qu’en situation d’indépendance. Le système d’évaluation de l’application permet à Uber Eats de discipliner ses livreurs et ceci indépendamment de leur statut. Il est dans l’intérêt des livreurs

16 Les compte rendus des entretiens sont annexés à ce travail.

17 Le journal de bord a été rédigé durant toute la durée de mon immersion en tant que livreur. J’y ai principalement consigné le récit de mes journées de travail et le récit de livreurs rencontrés sur le terrain. La discussion avec les livreurs avait généralement lieu aux points de rencontre mentionnés à la section 6.1.3 et se déroulait selon la technique du micro-trottoir. Le journal de bord est annexé à ce travail.

18 Ces échanges ont principalement eu lieu par courriel.

19 À ma connaissance, il n’existait pas de sanction de ce type pour les livreurs avant leur salarisation. Étant payés à la course, ceux-ci n’avaient pas intérêt à rester stationné hors-zone trop longtemps. Avec une rémunération horaire, il est dans l’intérêt de Chaskis SA de sanctionner ces comportements.

d’éviter les comportements jugés déviants par l’algorithme de l’application car Uber Eats se réserve la possibilité de désactiver l’accès à l’application. Au regard du caractère opaque de l’algorithme et de l’accès inégal à l’information entre le livreur et la plateforme (ou Chaskis SA), les livreurs développent des formes de croyance relatives aux bons comportements à adopter ce qui peut aboutir à une forme d’autodiscipline de leur part.

De plus, les conditions d’utilisation de la plateforme recommandent au livreur de suivre les instructions du restaurateur, notamment en matière de temps d’attente au restaurant (car attendre trop longtemps au restaurant n’est pas bon pour un livreur s’il est rémunéré à la course). Elles indiquent également quel comportement adopter au moment de livrer le destinataire. Ayant livré en période de Covid, il était nécessaire avant chaque connexion à l’application de confirmer que l’on respecterait les règles de distanciation sociale et les mesures d’hygiène durant les livraisons. Le fait de dispenser des instructions va à l’encontre d’une relation d’indépendance. Parmi les indices retenus par le SECO pour qualifier une relation d’emploi, le fait de devoir respecter les instructions d’un tiers dans le cadre de son travail va dans le sens d’un lien de subordination20.

Un autre aspect du management algorithmique pouvant aboutir à une exclusion définitive de l’application (ou à un licenciement en cas de situation salariée) est le fait de refuser de façon répétée des livraisons. De plus, alors même qu’aucune obligation horaire n’existait théoriquement pour eux en situation d’indépendance, afin de bénéficier d’une «rémunération adéquate, les livreurs sont tenus d’accepter des missions successives et ainsi de rester connectés à l’application.» (Arrêt de la Chambre administrative de la République et du Canton de Genève, 2020 : 21)

À travers l’accès aux données GPS, Uber Eats se réserve encore le droit de contrôler le trajet effectué par le livreur «ce qui peut conduire, en cas d’adoption d’un itinéraire «inefficace», à la réduction des frais de livraison, donc de leur rémunération» (idem). Un tel contrôle, tant au niveau de la surveillance du parcours emprunté que du dispositif de sanctions du livreur (en cas de refus répété ou de mauvaise évaluation) sont des indices faisant état d’une subordination claire et va à l’encontre de la «prétendue indépendance des livreurs» (idem).

20 Pour rappel le SECO retient les indices suivants pour qualifier une relation d’emploi de subordonnée : le travailleur n'engage pas d'investissements importants, n'a pas grand pouvoir de décision en matière d'investissements et de personnel, agit au nom et pour le compte d'autrui, est tenu de suivre les directives et instructions (sur le plan du personnel, de l'organisation et du temps de travail), est tenu à un plan de travail et à des horaires (présence obligatoire), se voit attribuer un poste de travail, accomplit un travail régulier au service du même employeur, utilise les outils et le matériel de travail mis à la disposition par l'employeur, est rémunéré périodiquement, au mois,

Une autre composante du management algorithmique pratiqué par Uber Eats est le fait que la rémunération des courses soit définie unilatéralement par Uber Eats. Cet élément a également été retenu comme déterminant dans la décision de la Chambre administrative du Canton de Genève de rejeter le recours d’Uber Eats.21

À propos de la situation d’emploi des chauffeurs de taxi Uber, Pärli (2016) retenait des éléments similaires afin de défendre l’existence d’un lien de subordination entre le chauffeur et la plateforme.

Parmi ceux-ci on retrouve le fait de s’exposer à des sanctions en cas de refus répété de courses ou de mauvaise notation par les utilisateurs de l’application, de devoir se soumettre à des directives à propos de la prise en charge des clients, etc.

Enfin durant les périodes de travail, l’algorithme dicte le rythme au livreur en lui fournissant les informations nécessaires à une bonne exécution de son travail. Il fait ainsi office de patron

«invisible». La hiérarchie est toutefois plus diffuse que dans une organisation fordiste du travail et

«la structure en réseau tend à remplacer la hiérarchie pyramidale» (Witzig, 2016 : 479).

Au regard d’une analyse détaillée du processus d’organisation du travail, il ressort que le management algorithmique permet à Uber Eats de discipliner ses livreurs de deux manières.

Premièrement le livreur est contraint de se soumettre aux directives de l’application et se trouve dans une relation de subordination vis-à-vis de la plateforme. Toutefois, au regard du caractère diffus de la hiérarchie dans l’organisation du travail de plateforme, laquelle s’apparente davantage à une structure en réseau, la subordination à laquelle sont soumis les travailleurs de plateforme ne correspond pas à la hiérarchie classique héritée de l’ère industrielle. Deuxièmement, le livreur se retrouve dans une situation de dépendance économique par rapport à la plateforme car de son respect des «bons comportements» à adopter dépend à terme son accès à l’application, et donc son revenu.

Il est en outre intéressant de constater d’une continuité entre la situation où les livreurs étaient indépendants, et celle où ils étaient salariés en ce que le management algorithmique permet dans les deux situations à la plateforme de discipliner ses livreurs. S’il ne fait aucun doute qu’il existe une relation asymétrique entre la plateforme et le livreur, le lien de subordination n’est toutefois pas

21 Suite à la décision des autorités genevoises de l’interdire d’activité si elle ne salariait pas ses livreurs, Uber Eats a fait recours au niveau cantonal. Dans un arrêt daté du 29 mai 2020, la Chambre administrative cantonale a conforté les autorités genevoises dans leur analyse juridique.

exactement identique à celui existant dans une entreprise fordiste et a évolué depuis le déclin de l’ère industrielle.