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L’ubérisation du travail sous le spectre du droit des assurances sociales

Chapitre 5 - Droit social et évolution de l’emploi

5.3 L’ubérisation du travail sous le spectre du droit des assurances sociales

Le droit suisse des assurances sociales est issu d’une longue évolution, au gré d’accords politiques parfois peu évidents. De tout temps en Suisse comme ailleurs dans le monde, le développement des assurances sociales s’est accompagné de l’établissement d’une distinction entre travailleur dépendant et indépendant. Cette distinction revêt un caractère important en ce qu’elle permet aux travailleurs dépendants de bénéficier d’une protection face aux risques sociaux pouvant diminuer ou annihiler leur capacité de travailler (Witzig, 2016 : 468).

Les risques principaux face auxquels le travailleur salarié est protégé sont les suivants : vieillesse et invalidité (Loi fédérale sur vieillesse et survivants (LAVS), Loi fédérale sur l’assurance-invalidité (LAI), Loi fédérale sur la prévoyance professionnelle (LPP)), accidents (Loi fédérale sur l’assurance-accidents (LAA)), maternité et accomplissement du service militaire ou civil (Loi sur les allocations pour perte de gain (LAPG)), absence d’emploi (Loi fédérale sur l’assurance-11 Citation librement inspirée de l’allemand (Citation originale : «Im Ergebnis handelt es sich somit um Weisungen des Unternehmens, die der Uber-Fahrer, will er (weiterhin) Fahrdienstleistungen ausführen können, einhalten muss.»)

chômage (LACI)). Quant au travailleur indépendant, il n’est pas nécessairement contraint de cotiser à la prévoyance professionnelle (LPP), n’est pas assuré face aux accidents (LAA) et ne bénéficie pas de l’assurance-chômage (LACI).

Du fait qu’ils ne sont pas couverts par les assurances sociales au même niveau que les travailleurs dépendants, les travailleurs indépendants participent dans une moindre mesure au financement des assurances sociales, ce qui se traduit par des cotisations différenciées. En effet en raison du mode de cotisation paritaire (cotisation partagée de façon égale entre l’employeur et le salarié), les personnes dépendantes (donc salariées) cotisent davantage que les indépendants (Dupont, 2019: 122-126).

Les réflexions actuelles portant sur l’avenir de la protection sociale en Suisse et la numérisation de l’économie

attribuent à cette dernière deux maux principaux : on lui reproche tout d’abord d’entraîner la prolifération des emplois dits atypiques, dont on ne sait s’ils doivent ou non être qualifiés d’emplois salariés […] ; on lui impute ensuite la disparition de postes de travail à la faveur d’une robotisation des tâches à accomplir […].

(129-130)

Au regard de ma problématique, je ne m’intéresse qu’au premier de ces «maux», à savoir le débat sur la qualification juridique de la relation de travail liant les travailleurs de plateformes à ces dernières. Le cas de la société Uber polarise l’attention médiatique, qu’il s’agisse du statut de ses chauffeurs de taxi ou de ses livreurs de repas à domicile. Leur attribuer un statut plutôt qu’un autre a d’importantes conséquences, sur leur condition socio-économique d’une part, mais également sur les potentielles cotisations sociales dont eux et leurs employeurs seraient théoriquement redevables s’ils étaient qualifiés de salariés.

À Genève la situation des livreurs de repas à domicile travaillant via la plateforme Uber Eats a récemment connu une évolution importante. En effet la société a salarié ses livreurs alors que ceux-ci étaient jusqu’alors considérés comme des indépendants (Tribune de Genève, 01.09.2020).

L’affaiblissement de la polarisation entre travailleur dépendant et indépendant rend légitime de s’interroger à propos de l’adaptabilité du droit suisse des assurances sociales au contexte contemporain du marché du travail. Ce régime juridique se trouve «mal adapté aux nouvelles situations d’emploi induites par la transformation numérique de l’économie» (Witzig, 2016 : 469)

car il ne tient pas compte de l’affaiblissement de cette polarisation ainsi que de la multiplication des formes atypiques d’emploi.

Anne-Sylvie Dupont (2019) relève qu’un enjeu pour les assurances sociales, découlant de la numérisation de l’économie et de la diffusion des emplois atypiques, est l’affaiblissement de la distinction entre personnes ayant une activité lucrative et celles n’en ayant pas. Par conséquent selon elle, le débat ne doit pas se limiter à la définition d’un statut pour les chauffeurs de taxis Uber, ou pour les livreurs Uber Eats, mais porter sur l’adéquation de ces catégories socio-professionnelles pour justifier l’accès à des prestations sociales.

L’une des conséquences de l’ubérisation pourrait être une restriction de l’accès au système de protection sociale, d’où la nécessité de la repenser. L’accès à celle-ci doit-il être conditionné à l’appartenance à une catégorie professionnelle, à l’ensemble des actifs, ou même étendu à tous les citoyens ? Plusieurs pistes de réflexion existent à propos de l’avenir du système de protection sociale suisse.

L’une envisage la multiplication des catégories socioprofessionnelles afin de rendre compte de l’évolution du marché du travail. Une autre réfléchit à repenser la nature du lien existant entre le droit d’accès à des prestations sociales et le fait de disposer d’un emploi. Une dernière solution, plus radicale, envisage la disparition pure et simple du système de protection étatique en ce qu’il ne reflète plus la réalité du marché du travail, sur lequel la communauté de destin incarnée par le salariat a disparu au profit d’une multiplication des statuts. Cette solution remet en question le caractère universel de la protection sociale (Dupont, 2019 : 137-138).

Bien qu’il s’agisse en droit suisse de deux domaines juridiques distincts, le droit du travail et le droit des assurances sociales se complètent l’un l’autre dans une logique pragmatique. C’est sur la base de ce constat qu’Alain Supiot propose le terme de droit social. Ayant été réfléchis en tant que système, il n’est dès lors pas étonnant qu’un constat identique à propos de l’adaptabilité de ces deux domaines juridiques à l’ubérisation du travail soit opéré. L’emploi ayant évolué, il convient de repenser le droit social suisse afin qu’il soit adapté au travail atypique, et par extension au travail de plateforme.

La nécessité de repenser le droit social suisse est renforcée par la tendance des plateformes à externaliser le coût social de leur activité. Cette stratégie implique de ne pas salarier les travailleurs

auxquelles elles recourent. Au-delà du fait que de telles pratiques s’éloignent du principe de solidarité, consubstantiel à tout système d’assurances sociales, la généralisation de telles pratiques d’évitement du droit du travail et de soustraction à leur responsabilité sociale par les plateformes nécessite d’être intégrée à ma réflexion sur l’adaptabilité du droit social suisse tel qu’expliqué à la section 4.6.

En ce sens il est intéressant de relever que la réflexion juridique aboutit aux mêmes conclusions que la réflexion menée par les sciences sociales à propos de l’adaptabilité du système d’assurances sociales aux réalités contemporaines du travail. Outre un diagnostic commun aux deux disciplines à propos de l’évolution de l’emploi (et de la réorganisation du travail), le constat d’une tendance à l’externalisation des coûts sociaux de leur activité par les plateformes est lui aussi commun à ces deux sphères de réflexion qui toutes deux font état d’une volonté des acteurs du capitalisme de plateforme de se soustraire à leurs responsabilités sociales.

Chapitre 6 - Livreur Uber Eats : le statut à l’épreuve de