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Chapitre 4 – Travail de plateforme : entre évitement du droit social et indépendance relative

4.6 Discussion intermédiaire

L’affaiblissement du critère de subordination juridique invite à réfléchir à d’autres critères pouvant être mobilisés par les juridictions occidentales dans l’opération de qualification juridique d’une relation de travail. La dépendance économique du travailleur vis-à-vis d’un éventuel employeur pourrait être l’un de ces critères. La portée de ce constat n’est pas limitée au seul capitalisme de plateforme, mais peut être étendue à l’ensemble du marché du travail contemporain des économies occidentales. Ce premier constat concernant le travail de plateforme aboutit à l’une des réflexions centrales de ce travail qu’il convient de rappeler ici : dès lors que le capitalisme de plateforme est considéré comme catalysant les transformations du capitalisme contemporain, notamment en matière d’emploi, la notion de dépendance économique ne nécessiterait-elle pas d’être intégrée aux réflexions portant sur les relations contemporaines de travail ?

Répondant à priori à une logique contraire - à savoir celle d’une adaptabilité du critère de subordination juridique à la réalité du marché du travail contemporain, un deuxième constat majeur peut être opéré à ce stade de ma recherche à propos du travail de plateforme. Ce constat est le suivant : le recours au management algorithmique, de par la supervision du travail qu’il permet, peut être considéré comme une technique permettant le redéploiement de l’autorité de l’employeur particulièrement adaptée à la réalité du marché du travail contemporain. De ce constat découle l’interrogation déjà formulée à la section 4.3 : une analyse détaillée des interactions entretenues entre les plateformes et leurs travailleurs - notamment à travers le recours au management

algorithmique - ne permettrait-elle pas de rendre compte de l’existence, ou non, d’une relation de subordination entre les travailleurs et la plateforme ?

La confrontation de ces deux constats s’opposant à priori sur le plan théorique a motivé ma décision de recourir à l’observation participante. En effet, en devenant moi-même livreur pour la plateforme Uber Eats et en mobilisant l’expérience d’autres livreurs, je devrais d’une part être en mesure d’évaluer la pertinence de recourir à la notion de dépendance économique pour qualifier une relation de travail, mais également de recueillir des informations sur le management algorithmique pratiqué par la plateforme californienne afin d’évaluer si oui ou non, il permet une meilleure supervision du travail et constitue ainsi un outil de contrôle des travailleurs. Confronter ces deux constats en «faisant appel» à la réalité du terrain, ne serait-ce que parce que je ne suis pas juriste, n’entraîne pas nécessairement un positionnement d’un côté ou l’autre du débat existant entre juristes partisans de l’adaptabilité du critère de subordination juridique et partisans du recours à la notion de dépendance économique comme facteur déterminant la nature d’une relation de travail.

Les deux objectifs majeurs recherchés à travers mon immersion en tant que livreur sont donc les suivants. Premièrement je souhaite évaluer la dépendance économique des livreurs vis-à-vis de la plateforme de livraison Uber Eats, et deuxièmement je souhaite évaluer le degré de contrôle auquel sont soumis, ou non, les livreurs Uber Eats. Considérés de la sorte, c’est à dire en ne se limitant pas dans mon analyse à la seule portée juridique de la réalité des livreurs, mais en intégrant une perspective davantage socio-économique à mon travail, ces deux constats ne semblent pas forcément s’opposer. En ce sens la portée pluridisciplinaire de ce travail, aussi modeste soit-elle, pourrait s’avérer intéressante.

De deux constats majeurs discutés dans cette section découlent un troisième constat concernant la responsabilité sociale des plateformes. Nier le caractère subordonné de la relation d’emploi les reliant à leurs travailleurs et recourir au management algorithmique pourrait être une façon pour les plateformes d’externaliser le coût du versement des cotisations sociales, et de réaliser ainsi des économies sur le travail, tout en s’assurant le contrôle à moindre frais de leur main d’œuvre en recourant au management algorithmique. Sur la base de ce constat, il convient logiquement de rappeler l’interrogation suivante formulée à la section 4.3 : la plateformisation de l’économie rimerait-elle avec une forme de régression sociale symbolisée par l’exclusion toujours plus grande de travailleurs en dehors des frontières de l’emploi salarié ?

Avant de présenter le déroulement de l’observation participante et de restituer ses résultats (voir Chapitre 6), il semble pertinent de présenter plus en détail dans une perspective juridique des notions déjà évoquées dans ce travail telles que le critère de subordination juridique ou celui de dépendance économique. Le chapitre suivant (Chapitre 5) répond à ce souci. Si le cadre théorique de ce travail se veut large et concerne les économies occidentales dans leur ensemble, dès à présent en raison principalement de la spécificité des juridictions nationales et de celle des marchés du travail nationaux, je vais centrer mon propos sur le contexte suisse. Dans cet exercice je recourrai au champ du droit du travail et à celui des assurances sociales.

Mis bout à bout, les trois constats présentés dans cette section renforcent selon moi la pertinence de recourir à l’usage de l’expression d’évitement du droit social et de s‘interroger si un tel dédouanement de leurs responsabilités sociales, en raison d’intérêts leur étant propres, ne relève pas de la stratégie consciente de la part des plateformes. Cette thèse met à mal le caractère prétendument disruptif du travail 2.0 et situe le développement du travail de plateforme dans la continuité des tendances en matière d’emploi affectant le marché du travail des économies occidentales depuis les années septante.