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L’ascension : un mouvement de recollement à la vie universelle 113!

Chapitre 4 La structuration du vécu par/dans le mouvement 109!

1. Ludwig Binswanger et les modalités spatiales de l’expérience 109!

1.4. L’ascension : un mouvement de recollement à la vie universelle 113!

« Je me trouvais un soir, bien lasse, et je m’étais endormie au milieu des tourments d’un trouble intérieur intense. Je me vis en rêve, en train de marcher le long d’une grève interminable et le bruissement sempiternel des vagues, sur les brisants, leur agitation sans fin me jetèrent bientôt dans le désespoir. De toute mon âme, je désirais imposer silence à la mer, l’apaiser de force. C’est alors que je vis s’avancer, marchant parmi les dunes un homme de haute taille, coiffé d’un chapeau mou. Il portait un large manteau et tenait à la main un bâton et un grand filet, un de ses yeux était caché par une grosse boucle de cheveux qui pendait sur son front. Lorsqu’il s’arrêta à ma hauteur, l’homme déplia son filet et il prit la mer qu’il étala devant moi. Je regardais entre les mailles du filet, et, horrifiée, je voyais la mer mourir lentement devant mes yeux. Un calme inquiétant s’étendait !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

138 Ludwig BINSWANGER, Le problème de l’espace en psychopathologie, Éditions Presses Universitaires du Mirail

Partie 2 – Les structures de la présence ! Chapitre 4 – La structuration du vécu par/dans le mouvement

autour de moi ; les algues, les bêtes et les poissons pris dans le filet prenaient lentement une teinte brunâtre et un aspect fantomatique. En larmes, je me jetais aux pieds de l’homme, l’adjurant avec véhémence de rendre sa liberté à la mer car je savais à ce moment que l’agitation était la vie et que le calme signifiait la mort. Et l’homme déchira le filet et libéra l’Océan et lorsqu’à nouveau j’entendis les vagues mugir et se briser, je sentis en moi une joie délirante… et je m’éveillais »139.

Le récit que rapporte Ludwig Binswanger dans ces lignes, qui a été vécu par une patiente en rêve, s’il se conclut en illustrant merveilleusement bien la direction de sens qu’est l’ascension, il exprime aussi pleinement la variation à travers des phases, le fait qu’il n’y a rien de définitif, comme nous le pointions avec le premier exemple à propos de la chute.

Cette histoire met à jour différentes tonalités affectives et directions de sens. La première phase de lassitude et d’isolement en marchant est l’expérience d’un paysage vaste et infini et où la patiente est renvoyée à elle-même. Dans cette étroitesse se dessine ainsi l’idée d’un monde qui ne lui serait pas propre mais pour lequel il y a un désir d’emprise, l’envie d’en faire son monde. Mais cela est irréalisable. Le son, immatériel et pourtant manifestation réelle de cette agitation environnante, est une présence très forte dans la construction de cette séquence qui submerge la patiente. Maîtriser la dimension sonore de l’expérience (« imposer le silence à la mer »), c’est parvenir à donner fin à cette agitation.

Mais cette fin, qui est inaccessible à la patiente, irréalisable, est apportée par une autre personne croisée en marchant, l’homme avec son filet. Dans cette rencontre avec un autre, et parce qu’il y a rencontre, les choses sont données à voir différemment et les points de vue se déplacent. La présence et l’intervention d’une autre personnes permet à la patiente de réaliser quelque chose, de porter un autre regard sur ce qui l’entoure. De ce désir d’emprise, elle mesure le pouvoir destructeur, cette force de mort, d’anéantissement. À vouloir faire autorité, se sont toutes les formes de vies individuelles qui disparaissent. Face à ce désir destructeur, Ludwig Binswamger explique : « il y a des moments où l’homme doit décider s’il veut garder sa pensée individuelle, son « théâtre privé » comme dit une malade, son arrogance, son orgueil et son défi ou bien si, (…) entre l’illusion et la vérité, l’homme veut bien s’éveiller de son rêve et prendre part à la vie universelle »140, il faut choisir de quitter son monde particulier

pour rallier « le monde en général ».

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139 Ludwig BINSWANGER, Le Rêve et l’Existence, Éditions Desclée de Brouwer, 1954, pp 185-186. 140 Ibidem, p 183.

L’ascension succède à cette vision de mort, dans la réalisation que l’existence ne se fait pas à l’endroit du sujet, mais dans l’engagement de ce dernier avec son environnement. La « joie délirante » finalement exprimée est celle de l’ascension, de l’ouverture à la vie universelle, comme accession à la co-naissance corps/environnement. L’espace se re-déploie alors, présentant ainsi aux yeux de la patiente, une autre consistance par où son expérience recolle avec le mouvement de vie, de soi hors de soi.

La pensée de Ludwig Binswanger, que nous avons tentée de ressaisir ici, nous éclaire sur une manière de rejoindre l’approche de l’espace urbain dans la perspective que nous nous sommes proposée d’explorer, à savoir celle des rythmes de marche et du mouvement dans les ambiances. Les recommandations qu’il formule concernant les registres d’analyse de l’espace – en lien avec les tonalités affectives à l’origine de l’expression du corps selon des directions de signification – dans la pathologie, nous inspire une approche complémentaire et approfondie des effets de la matérialité spatiale telle que nous l’avons rencontrée avec la phobie. Et cela permet de ré-insister sur le fait que « il n’y a pas une intuition de l’espace générale et tout simplement constante, mais plutôt que l’espace reçoit d’abord sa teneur déterminée et sa destinée particulière de l’ordre du sens à l’intérieur duquel il se forme à chaque fois. (…) L’espace ne possède pas une structure simplement donnée, établie une bonne fois pour toutes ; mais plutôt il acquiert cette structure d’abord grâce au contexte général de sens, à l’intérieur duquel son édification se réalise. »141

Contexte général de sens Formes d’expression spatiale

Directions de sens/signification

Tonalités affectives

Chute Déception brutale Disparition de la surface

d’appui

Ascension Joie délirante Monde universel, déploiement,

recollement

Ampleur Débordement de joie Épanouissement

Étroitesse Chagrin Enserrement

Illustration n°22

Structuration de l’espace par rapport à un contexte général de sens

Lorsque Ludwig Binswanger énonce que « [p]our ce qui concerne l’analyse de l’espace au sein de la pathologie, (…) nous [avons affaire] aux catégories d’expression et de vécu, de mouvement !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

141 Cassirer cité en note de bas de page in Ludwig BINSWANGER, Le problème de l’espace en psychopathologie,

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présentiel et de mobilité ou d’attitude présentielles, de physionomie (au sens le plus large) et

d’être-thymiquement-diposé. »142, nous allons poursuivre en cherchant à compléter notre

propre grille d’analyse du point de vue plus particulier de la mobilisation du corps dans l’expérience sensible de la marche urbaine. Lui-même, s’il énonce clairement que la compréhension de l’expérience présentielle est au croisement de l’espace, des tonalités affectives et du corps, il ne s’exprime pas directement sur ce dernier, citant cependant, avec reconnaissance, les travaux contemporains de Erwin Straus à ce propos.

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2. Espace présentiel et mouvement propre de l’espace chez Erwin