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L’article 17 CEDH : L’abus de droit en raison du contenu du discours

2.1.1 LA DESTRUCTION DES DROITS OU LIBERTÉS GARANTIS PAR LA CONVENTION

L’article 17 CEDH est une disposition qui permet de lutter contre l’abus de droit en privant d’un droit ou d’une liberté une personne qui l’exercerait de manière incompatible avec les valeurs et fondements de la Convention.51 Cet article est caractéristique du climat de l’époque de l’élaboration de la Convention, c'est-à-dire peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, et de la volonté des Etats de combattre « les ennemis de la démocratie ». Il fournit des moyens légaux à la Cour pour éviter que les atrocités de l’époque ne se reproduisent.52

47 HAMMARBERG, 2011, p. 327.

48 SUDRE Frédéric, Les conflits de droit de l’homme, Annuaire internationale des droits de l’homme, vol. 4, Bruylant, Bruxelles, 2009, p. 375; OEITHEIMER, 2009, p. 429.

49 OEITHEIMER, 2009, p. 429.

50 GUEDJ, 2003, n° 77-78.

51 DOCQUIR Pierre-François, Variables et variations de la liberté d’expression en Europe et aux Etats-Unis, Bruylant, Bruxelles, 2007, n° 37.

52 CANNIE Hannes/ VOORHOOF Drik, The Abuse Clause and Freedom of Expression in the European Human Rights Convention, An Aded Value for Democracy and Human Rights Protection ?, Netherlands Quarterly of human rights, vol. 14, 1996, chapitre 2.1.

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Il s’adresse à deux catégories distinctes d’acteurs. En effet, il peut être utilisé à la fois pour empêcher un Etat d’invoquer une clause de limitation visant la destruction des droits et libertés garanties, mais aussi pour empêcher un individu ou groupement d’individus de s’appuyer sur la Convention pour se livrer à des actes ou activités destructrices des droits et libertés garanties.53 Dans le cadre du discours d’incitation à la haine, il est appliqué principalement à la deuxième catégorie d’acteurs, à savoir les individus, afin de les priver de la possibilité d’invoquer la liberté d’expression dans un but contraire aux valeurs de la Convention, notamment la tolérance, la paix sociale, la non-discrimination, la dignité et la lutte contre le racisme.54

L’article 17 CEDH permet donc de priver un discours de la protection de l’article 10 par. 1 CEDH en raison du contenu, de la substance de celui-ci exclusivement, et sans avoir à effectuer de test de proportionnalité.55 En effet, dès le stade de la recevabilité, l’exception de l’article 17 CEDH permettra à une requête d’être déclarée incompatible rationae materiae au sens de l’article 35 par. 3 let. a et rejetée en appliquant le par. 4 de la Convention. L’article 17 a trouvé un emploi par la Cour face aux discours d’incitation à la haine raciale. En effet, celle-ci déclare que « les propos visant à incelle-citer la socelle-ciété à la haine racelle-ciale et à propager l’idée d’une race supérieure ne peuvent bénéficier de la protection de l’article 10 CEDH ».56

Cependant, les situations dans lesquelles l’article 17 CEDH est appliqué directement dans sa fonction originelle, permettant de soustraire un discours de la protection de la liberté d’expression en raison uniquement de son contenu, sont rares. En effet, dans la plupart des cas, il est appliqué de manière indirecte en étant joint à l’examen de conventionnalité des restrictions à la liberté d’expression de l’article 10 par. 2 CEDH.57 C’est pourquoi, l’application de cet article par la Cour est qualifiée de « géométrie variable ». 58

2.1.2 L’APPLICATION GÉNÉRALISÉE AU DISCOURS RÉVISIONNISTE

L’article 17 CEDH trouve son application principale dans le cadre des propos révisionnistes.

Ces derniers vont à l’encontre des valeurs fondamentales de paix et de justice mentionnées dans le préambule de la CEDH et sont aussi considérés par la Cour comme une discrimination raciale et religieuse.59 En effet, la Commission puis, par la suite la Cour, considèrent que la

53 VAN DROOGHENBROECK Sébastien, L’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme est-il indispensable?, Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° spécial, Le droit face à la montée du racisme et de la xénophobie, 2001, n° 4.

54 Arrêt CourEDH dans la cause Leroy c. France du 2 octobre 2008, requête n° 36109/03, par. 27 ; Arrêt CourEDH dans la cause Pavel Ivanov c. Russie 20 février 2007, requête n° 35222/04, p. 4.

55 KEANE David, Attacking Hate Speech under Article 17 of the European Convention of Human Rights, Netherlands Quarterly of Human Rights, vol. 25, 2007, p. 644.

56 DOCQUIR Pierre-François, Variables et variations de la liberté d’expression en Europe et aux Etats-Unis, n°

132 ; Arrêt CourEDH dans la cause Askoy c. Turquie du 10 octobre 2000, requêtes n° 28635/05, 30171/96, 34535/97, par. 63.

57 CANNIE/ VOORHOOF, 2011, ch. 2.2.

58 SPIELMANN Alphonse, La Convention européenne des droits de l’homme et l’abus de droit, Mélanges en hommage à Louis Edmond Pettiti, Bruylant, Bruxelles, 1998, p. 682.

59 Arrêt Marais, p. 7 ; Arrêt CourEDH dans la cause Otto E.F.A Remer c. Allemane du 6 septembre 1995, requête n° 25096/94, p. 5.

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révision de faits historiques notoires ne sauraient bénéficier de la protection de l’article 10 par. 1 CEDH. 60

En théorie, si on s’en tient aux paroles des organes strasbourgeois, une requête portant sur des propos négationnistes ne devrait pas être examinée au fond, mais être, au contraire, directement déclarée d’incompatibilité matérielle dès le stade de la recevabilité. Certaines affaires suivent cette suite logique.61 Cependant, l’article 17 CEDH n’est que très rarement utilisé dans son but originel, car la majorité des affaires l’intègrent dans le test de conventionnalité de l’article 10 par. 2 CEDH « en tant qu’instrument de mesure de la nécessité [des restrictions] dans une société démocratique ».62 L’abus de droit n’est donc plus appliqué au stade de la recevabilité mais se voit joint dans l’examen de fond de la requête.

Cette manière de procéder concerne la majorité des affaires révisionnistes.63 Certes, cet article trouve toujours application dans le cadre des propos révisionnistes, mais il n’a plus la même fonction. D’une disposition radicale permettant de stopper net une procédure au simple stade de la recevabilité, l’article 17 CEDH est devenu un argument que la Cour invoque pour conforter le développement qu’elle opère dans son test de proportionnalité.

L’impact d’un tel changement de fonction est pratiquement sans conséquence pour l’issue des affaires.64 En effet, que l’exercice de l’article 17 CEDH se situe au stade de la recevabilité ou qu’il soit intégré à l’examen au fond de la requête, la quasi-totalité des auteurs négationnistes se voient condamnés par les organes strasbourgeois. Cependant, en laissant passer le stade de la recevabilité à des propos potentiellement négationnistes, la Cour prend le risque d’une pesée d’intérêt qui peut avoir des conséquences que certains jugeront fâcheuses et non-souhaitées.65 C’est le cas de l’affaire Lehideux et Isorni c. France dont l’issue a engendré de vives réactions. Était en jeu, la question de savoir si l’omission de faits historiques essentiels était constitutive d’un négationnisme. En l’espèce, il s’agissait d’un encart publicitaire dans le journal « le Monde », dans lequel l’auteur tentait de réhabiliter la mémoire du Maréchal Pétain, chef du gouvernement de Vichy.66 La Cour d’appel avait considéré que « le panégyrique, sans nuance et sans restriction, de la politique de collaboration […] aboutissait, de ce fait même, à justifier les crimes ou délits commis à ce titre […] L’apologie résulterait de l’absence dans le texte en cause de toute critique et même de toute distance ».67 Cependant, la Cour a estimé que l’omission dont il est question échappe à la catégorie de faits historiquement établis, qu’il s’agit de théories qui sont toujours en débat entre les historiens, et va conclure à une disproportion entre l’ingérence et la nature de la procédure engagée.68 Cette conclusion est le résultat d’un examen conventionnel longuement critiqué. Selon Cohen-Jonathan, « en voulant présenter Philipe Pétain comme un héros historique, on remet

60 Arrêt Garaudy, p. 28 ; Arrêt Lehideux et Isorni, par. 47 et 53.

61 Arrêt Garaudy, p. 29.

62 VAN DROOGHENBROECK, 2001, n° 14; ZOLLER Elisabeth, La liberté d’expression aux Etats-Unis et en Europe, Dalloz, Paris, 2008, p. 124. Voir également Arrêt Lehideux et Isorni, par. 38 ; Arrêt Marais, p. 6.

63 Voir notamment Arrêt Lehideux et Isorni ; Arrêt Marais ; Arrêt Otto E.F.A Remer ; Arrêt de la CourEDH dans la cause G.Honsik c. Autriche du 18 octobre 1995, requête n° 25062/94.

64 CANNIE/VOORHOOF, 2011, ch. 3.1.2.

65 FLAUSS Jean-François, L’histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 65, 2006, p. 19.

66 Arrêt Lehideux et Isorni, par. 10.

67 Ibid., par. 49.

68 Ibid., par. 57.

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en question, dans une certaine mesure, l’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, en ne niant pas le génocide des Juifs mais en le mettant rapidement en parenthèse comme un élément extérieur auquel le régime de Vichy n’aurait pas participé […] ».69 En effet, en taisant un aspect bien particulier de la politique menée par Pétain, les auteurs auraient cherché à nier son implication dans la politique antijuive et il est permis de s’interroger sur la balance des intérêts en jeu et notamment le respect des droits d’autrui, principalement de ceux qui ont eu à souffrir des conséquences de la déportation.70 En conséquence, Cohen-Jonathan estime que cette affaire n’est pas destinée à faire jurisprudence71 et Puéchavy considère que son apport positif est critiquable, en mettant en évidence la particularité et l’individualité de cette décision par rapport à la logique des autres concernant le négationnisme.72 Mise à part cette affaire controversée, la totalité des jurisprudences relatives à des propos négationnistes a abouti à une condamnation, que ce soit par l’utilisation directe ou indirecte de l’article 17 CEDH.

2.1.3 L’APPLICATION RESTRICTIVE AUX AUTRES FORMES DINCITATION HAINEUSE

Le négationnisme étant une catégorie particulière d’incitation à la haine, il est nécessaire de s’intéresser aux autres formes d’incitation à la haine raciale. Selon la Cour, ces dernières devraient aussi être exclues de la protection de l’article 10 par. 1 CEDH.73 En effet, la Cour mentionne ce principe à plusieurs reprises, notamment lors de l’affaire Jersild c. Danemark dans laquelle elle affirme que les propos ouvertement racistes ne bénéficient pas de la protection de l’article 10 par. 1 CEDH.74 Elle réitère son propos dans l’affaire Askoy c.

Turquie en affirmant que « les propos visant à inciter la société à la haine raciale et à propager l’idée d’une race supérieure ne peuvent bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention ».75 Cependant, l’abus de droit n’est concrètement appliqué que restrictivement par la Cour dans le cadre des discours d’incitation à la haine raciale autre que le négationnisme. La Cour s’y réfère dans l’affaire Jersild c. Danemark pour condamner des propos dénigrant la population noire et incitant à la haine raciale en affirmant qu’ils « étaient plus qu’insultants pour les membres des groupes visés et ne bénéficiaient pas de la protection de l’article 10 par. 1 ».76 Ces propos étaient tenus par un groupe, « les greenjackets », lors d’une interview, mais seul le journaliste l’ayant diffusé était requérant. Les déclarations de la Cour n’ont donc eu aucune conséquence pratique dans le présent litige.

Il est possible de citer également l’affaire Pavel et Ivanov c. Russie dans laquelle le requérant avait « publié une série d’articles appelant à exclure les Juifs de la vie sociale et alléguant l’existence d’un lien de cause à effet entre le malaise social, économique et politique et les

69 COHEN-JONATHAN Gérard, Négationnisme et droits de l’homme- Droit européen et international, Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 32, 1997, p. 586.

70 GUEDJ, 2003, pp. 307, 319-320.

71 COHEN-JONATHAN Gérard, L’apologie de Pétain devant la Cour européenne des droits de l’homme, Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 38, 1999, p. 381.

72 PUECHAVY, 2009, p. 207.

73 FROWEIN Jochen Abraham/ PEUKERT Wolfgang, Europäische MenschenRechtsKonvention: EMRK-Kommentar, 3ème édition , N. P Engel, Kehl, 2009, p. 344.

74 Arrêt de la CourEDH dans la cause Jersild c. Danemark du 22 aout 1994, requête n° 15890/89, par. 35.

75 Arrêt Askoy, par. 63.

76 Arrêt Jersild, par. 35.

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activités des Juifs, et qualifiant ce groupe ethnique de malfaisant ».77 Le tribunal national a condamné le requérant pour incitation à la haine et la Cour s’est ralliée à cette opinion, considérant que les propos du requérant étaient fortement antisémites et que son intention était de faire haïr le peuple Juif. De tels propos entraient donc en contradiction totale avec les valeurs de la Convention, notamment la tolérance, la paix sociale et la non-discrimination.

C’est pourquoi la Cour a déclaré la requête irrecevable sur la base des articles 17 et 35 par. 3 let. a et 4 CEDH.78 Un autre exemple de l’application de l’abus de droit réside dans l’affaire Norvood c. Angleterre dans laquelle une banderole d’un parti extrémiste avait pour teneur

« Islam out of Britain- Protect the British People » avec le symbole du croissant et de l’étoile dans un panneau d’interdiction.79 Par le même raisonnement que la précédente affaire, la Cour a considéré que l’attaque contre un groupe religieux en le reliant de plus à un acte de terrorisme était incompatible avec les valeurs de la Convention.

Mises à part ces quelques exemples, l’utilisation de l’article 17 CEDH par la Cour demeure rare, voire exceptionnelle. En effet, malgré ses termes soustrayant clairement l’incitation à la haine raciale de la protection de l’article 10 par. 1 CEDH, la Cour a tendance à privilégier la deuxième voie juridique, à savoir l’examen de conventionnalité au sens classique. C’est pourquoi, la grande majorité des affaires d’incitation à la haine ne contenant pas de propos négationnistes est traitée uniquement sous le champ des restrictions à la liberté d’expression mentionné à l’article 10 par. 2 CEDH.

En conséquence, le discours d’incitation à la haine n’est pas condamné de la même manière.

Lorsqu’il s’agit de propos négationnistes, l’article 17 CEDH est au centre du raisonnement de la Cour, que celui-ci soit utilisé directement dans sa fonction originelle ou indirectement lors de l’analyse au fond de la requête. En revanche, les autres formes d’incitation à la haine s’examinent principalement par le biais des restrictions à la liberté d’expression de l’article 10 par. 2 CEDH.