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Chapitre 2 : La modernité perçue par Buies 40

2.2 De la modernité dans les chroniques sur les régions ? 67

2.2.2   L’architecture 72

En ville, nous avons vu que le paysage urbain est un ensemble formé de monuments divers (hôtels, boutiques, cafés, théâtres, etc.), paysage qui varie au rythme de la construction (San Francisco) ou de la « déconstruction » (Québec). En région, évidemment, la situation est différente ; le paysage y est d’abord rural et l’architecture se trouve toujours entourée de la nature. Par exemple, en 1872, Buies décrit la Malbaie ainsi :

Vous montez une côte roide et dure, […] puis, tout d’un coup, la vue s’étend et c’est une perspective éclatante. Les maisons s’échelonnent au loin sur l’espace d’un mille ; elles s’élèvent à droite, à gauche, irrégulièrement, pittoresquement, se choisissent un nid et s’enveloppent d’arbres, se dissimulent si elles en ont la chance, s’éparpillent comme des fleurs jetées au hasard, et, plus loin, à quelques pas seulement, commence le village des étrangers, populeux, serré, dru, rempli jusqu’aux combles. (I, p. 234)

Dans ce passage, Buies décrit graduellement au lecteur la manière dont on découvre la Malbaie lorsqu’on arrive par le fleuve Saint-Laurent. Il emploie la deuxième personne du pluriel (« vous ») afin de donner l’impression à son destinataire qu’il découvre la Malbaie avec lui. Buies s’aperçoit que les maisons sont dispersées de manière aléatoire ; il utilise la comparaison « comme des fleurs jetées au hasard » pour exprimer cet effet ; les maisons, comme les fleurs, font partie de la nature de la Malbaie. Le chroniqueur emploie aussi la personnification, « s’enveloppent d’arbres, se dissimulent si elles en ont la chance », pour donner l’impression que les maisons ont choisi elles-mêmes leur emplacement afin de se fondre dans la nature qui les entoure. Enfin, à l’horizon se trouve le « village des étrangers » dont la disposition des maisons sur le territoire offre un contraste avec celle du village des

habitants. En effet, si les habitants de la Malbaie ont construit leurs maisons éloignées les unes des autres, en s’étalant sur une grande superficie, les étrangers ont plutôt opté pour se rassembler en grand nombre sur un espace restreint. Ainsi, les touristes – qui proviennent généralement de la ville et qui ont un comportement urbain – ont-ils graduellement fait construire un village à leur image, dont l’architecture et la gestion de l’espace sont en fait une reproduction de ce qu’ils trouvent en ville. Le village est donc « populeux », « serré », « dru » et « rempli jusqu’aux combles ».

Lorsque Buies se déplace dans les différentes régions du Québec, il se rend compte du développement local, particulièrement au plan résidentiel ; plusieurs maisons, cottages ou hôtels ont été construits ou sont en construction. En 1872, Buies s’aperçoit que toutes les stations d’eau se sont développées :

Moi qui ai vu, il y a dix ou quinze ans, ces campagnes devenues aujourd’hui de véritables villes rurales, je reste tout émerveillé de leur subite croissance ; partout ont surgi des maisons destinées uniquement aux étrangers ; ce sont des villages entiers qui se forment de la sorte […]. (I, p. 265)

Dans cet extrait, Buies rend compte du progrès (« subite croissance ») dont il a été témoin, les « campagnes » de jadis sont désormais de « véritables villes rurales », montrant un accroissement démographique. Buies est conscient que cette croissance est directement liée au développement touristique, aux touristes toujours plus nombreux qui doivent être logés. Ce développement touristique a entraîné un développement d’ordre général au sein des régions. Par exemple, un endroit qui a particulièrement évolué aux yeux de Buies est Rimouski comme il en fait part dans sa chronique « À la campagne » du 30 août 1872 pour le National :

On ne se doutait pas, on ne se serait jamais douté, il y a cinq ans, de la croissance subite que prendrait ce chef-lieu éloigné […]. Maintenant, des perspectives inattendues, inespérées, sont

ouvertes à l’esprit actif et industrieux des gens de Rimouski ; l’horizon se dévoile et recule tous les jours devant leur activité, des magasins nombreux ont surgi de toute part, la propriété acquiert une valeur qui, déjà, prête des appas à la spéculation, les terres se divisent en lots, en emplacements, des industries locales s’établissent, et le commerce de provisions, surtout, prend un accroissement de plus en plus considérable. (I, p. 588)

Dans ce passage, Buies voit en Rimouski une nouvelle ville moderne, puisqu’elle s’est transformée en peu de temps et rapidement (« croissance subite »). Ce « chef-lieu » est aussi moderne parce que ses habitants ont un « esprit actif et industrieux » et un regard tourné vers l’avenir. D’ailleurs, Buies emploie la métaphore « l’horizon se dévoile et recule tous les jours » afin d’illustrer le fait que se développe désormais une perspective d’avenir de manière de plus en plus précise. Aussi, Buies certifie-t-il que Rimouski est moderne lorsqu’il évoque les changements – les progrès – que connaît la ville dans ses secteurs industriel et commercial. Il constate un progrès qui est perpétuel (« un accroissement de plus en plus considérable »).

Mais Rimouski n’est pas le seul endroit où le chroniqueur est témoin de la modernité. En effet, en 1877, Buies remarque que la Malbaie aussi a évolué :

Aujourd’hui, la Malbaie est devenue si populeuse qu’il a fallu la partager en deux municipalités distinctes […]. Aujourd’hui, les trois principaux hôtels ont des licences et la Pointe-à-Pic a des trottoirs, ce qu’elle n’avait pu obtenir, tant qu’elle faisait partie intégrante de la vieille municipalité ; enfin on se sent, en y arrivant, dans un pays qui semble préparer des prodiges pour l’avenir, tant il a fait de progrès en une seule année ! (II, p. 356)

Dans cet extrait, Buies utilise l’adverbe « aujourd’hui » à deux reprises afin de marquer une progression – voire une rupture – par rapport au passé. Le chroniqueur constate que les changements opérés à la Malbaie sont dus, encore une fois, à une augmentation démographique grandement liée à la croissance touristique. Buies donne en exemple le fait qu’il y ait désormais des trottoirs. Dans le dernier segment de l’extrait, Buies avoue ressentir la présence de la modernité à la Malbaie (« on se sent, en y arrivant, dans un pays qui semble

préparer des prodiges pour l’avenir »). Le chroniqueur utilise le pronom personnel indéfini « on » afin d’exprimer un sentiment général et partagé par tous. Enfin, si nous comparons les propos de l’extrait ci-dessus à ceux que Buies a tenus en 1872 dans le passage que nous avons précédemment cité à propos du village des habitants et celui des étrangers (I, p. 234), il est possible de voir qu’il a une évolution aussi durant la décennie. Le fait que la Malbaie soit désormais divisée en deux municipalités en témoigne.

Toujours en 1877, Buies rend compte de la métamorphose de Rivière-du-Loup : « Déjà, près de la gare du Grand-Tronc, il s’est formé tout un nouveau village qui a l’aspect d’une petite ville animée et prospère. Le voyageur s’y reconnaît à peine et il ouvre les yeux pour se rendre compte de ce progrès rapide » (II, p. 393-394). Par cet extrait, le chroniqueur montre l’impact des voies de communication rapide sur le progrès ; à Rivière-du-Loup, c’est autour de la gare que se développe ce « nouveau village » que Buies compare à « une petite ville animée et prospère ». D’ailleurs, le fait que Buies utilise les adjectifs « animée » et « prospère » et les termes « progrès rapide » pour décrire Rivière-du-Loup et qu’il admette « s’y reconnaît[re] à peine » – indice qu’il y a d’importants changements – montre que le chroniqueur se croit en présence de la modernité.

Bref, pour Buies, les villes des régions sont intéressantes, puisque c’est à ces endroits que s’opère le changement. Contrairement aux sentiments de vide et d’angoisse qu’il ressentait dans une Paris métamorphosée, Buies perçoit de manière favorable les transformations que connaissent la Malbaie, Rimouski et Rivière-du-Loup.