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Chapitre 1 : Buies le flâneur, Buies le géographe et autres postures 7

1.1 Postures d’Arthur Buies auto-représentées 16

1.1.3   Buies le flâneur 24

Dans les années 1870, Buies habite la ville de Québec et celle-ci lui inspire plusieurs chroniques urbaines. Lorsqu’il s’y trouve, Buies adopte de manière implicite une posture de                                                                                                                

flâneur, figure utilisée par Charles Baudelaire afin de décrire l’« observateur » de la ville de Paris au milieu du XIXe siècle, celui qui se promène dans la foule. Pour Baudelaire, le but du flâneur est « de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire44 ». C’est-à-dire que le flâneur s’intéresse à ce qui est fugitif dans le présent, à ce que Baudelaire nomme la modernité. Nous reviendrons sur ce concept clé au cours du deuxième chapitre.

Au Québec, cette figure existe déjà en 1837. En effet, Napoléon Aubin – qui habite Québec – se qualifie de « Flâneur-en-chef » dans le Fantasque, journal qu’il a fondé45. Dans sa première livraison (1er août 1837), il écrit : « Le Fantasque paraîtra aussi souvent que son Flâneur-en-chef aura le courage de l’écrire ; et que ses imprimeurs seront assez sobres pour l’imprimer46 ». Pour Hector Fabre, un contemporain d’Arthur Buies, le flâneur de la rue

Notre-Dame dans le Montréal des années 1860 est cosmopolite et « n’a d’autre but que la flânerie. Sa curiosité s’adresse à tout47 ». Le flâneur est un promeneur qui déambule dans la ville ; c’est sous son regard que prend forme le paysage urbain. Cette posture de flâneur rejoint celle de géographe, puisque les deux se déplacent dans l’espace tout en observant et en transmettant au lecteur les paysages qui se présentent sous leur regard. Si le paysage du géographe est rural, celui du flâneur est urbain. Cependant, contrairement au géographe, le flâneur n’est pas dans l’obligation de fournir des informations objectives, de donner des

                                                                                                               

44 Charles Baudelaire. « Le peintre de la vie moderne », Curiosités esthétiques : L’Art romantique et autres

œuvres critiques, édition d’Henri Lemaitre, Paris, Garnier, 1962, p. 466.

45 Aubin publie le Fantasque à intervalles irréguliers entre 1837 et 1849. La première livraison paraît le 1er août 1837 et la dernière le 24 février 1849. L’auteur se qualifie de flâneur aussi dans la devise du Fantasque qui est : « Journal rédigé par un flâneur, imprimé en amateur pour ceux qui voudront l’acheter ».

46 Napoléon Aubin. le Fantasque, vol. 1, no. 1, 1er août 1837, p. 1.

47 Hector Fabre. « La veille rue Notre-Dame » dans Nathalie Fredette. Montréal en prose 1892-1992, Montréal, L’Hexagone, 1992, p. 80.

dimensions avec des mesures précises à propos de ce qu’il observe, par exemple. Cet extrait d’une chronique du National du 30 septembre 1872 montre Buies à l’œuvre comme flâneur :

House to let or for sale, Shop to let, - Maison à louer ou à vendre, Magasin à louer, voilà ce

qui attire l’œil à chaque instant sous forme d’écriteau, dans les rues de Québec. Ô capitale ! on prétend que nous sommes dans une période de progrès : mille fois non. Du temps de Champlain, il n’y avait pas autant de maisons abandonnées, autant de magasins vides. Il n’y avait pas ces amas de débris, ces rapiéçages et ces rafistolages de masures moisies, ces constructions qui s’affaissent subitement comme des octogénaires qu’un souffle emporte, ces trottoirs vermoulus qui se pulvérisent sous les pas, ces rues jonchées de torrents de pierres, inondées de boue, tous les délabrements, tous les écroulements, toutes les ruines. (I, p. 287)

Le regard du flâneur porte d’abord sur un écriteau bilingue annonçant une maison et un magasin à louer. Il fait alors un zoom arrière et constate que le paysage de la ville de Québec est parsemé de ces affiches bilingues. En plus des nombreux immeubles, Buies propose un portrait d’ensemble qui permet de constater que la ville dans laquelle il se trouve est désertée. Ce panorama témoigne d’une ville en décomposition (« débris », « rapiéçages », « masures moisies », « constructions qui s’affaissent », « délabrements », « trottoirs vermoulus qui se pulvérisent », « écroulements » et « ruines »). Depuis que Québec est devenue la Vieille Capitale et qu’elle a été abandonnée par les fonctionnaires et par un grand nombre de commerçants, elle tombe en ruines. C’est ce tableau qui « attire l’œil » de Buies flâneur. L’œil joue un rôle central dans les promenades du flâneur. Catherine Nesci l’affirme d’ailleurs : « Bien que le flâneur apparaisse comme foncièrement mobile, il ne connaît pas le changement ; son mouvement semble déjà viser l’idéal d’une flânerie oculaire, quasi non ambulatoire, presque abstraite48 ». Sébastien Paré consacre une partie de son mémoire à Buies en tant que flâneur. Il constate que, dans les années 1870, la ville de Québec ne possède pas de véritable boulevard. Il en déduit alors que Buies est essentiellement un flâneur non                                                                                                                

48 Catherine Nesci. Le flâneur et les flâneuses. Les femmes et la ville à l’époque romantique, Grenoble, ELLUG, 2007, p. 59.  

ambulatoire : « Ainsi, faute de boulevard et ne pouvant se résigner à “monte[r] et descend[re] trente fois la rue Saint-Jean” (I, p. 606)49, le chroniqueur s’entoure de journaux et … “flâne”50 ». Paré s’appuie alors sur l’homologie qu’établit Walter Benjamin entre la ville et le journal, entre « la partie publicitaire d’un journal » et la circulation dans la ville, deux « expériences optiques » qui « impliquent toutes deux le conditionnement de l’individu “ par une série de heurts ”51 ». Comme nous l’avons déjà mentionné, Buies s’adonne effectivement à la lecture des journaux locaux et étrangers afin de s’informer des nouvelles du monde, lesquelles deviennent source d’inspiration pour ses chroniques. Donc, Buies pratique deux types de flânerie : le premier a lieu dans les rues de la ville, lorsqu’il se promène et qu’il dépeint le paysage urbain ; le deuxième s’opère dans les journaux, il s’agit d’une flânerie optique non ambulatoire.