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Section 2. L’objet de la recherche

B. L’approche européenne

L’Europe est le « creuset du concept »299, mais cette affirmation ne saurait

masquer la réalité. Le phénomène minoritaire n’y est pas exclusif, car il en existe autant de manifestations qu’il y a de structures sociales. Toutefois, si cette étud e porte uniquement sur le droit des minorités en Europe (1), une vue d’ensemble succincte de cette problématique doit être dressée à l’aide de quelques exemples choisis (2).

1. Les minorités en Europe

Malgré l’intérêt que présente l’étude de cette question dans le monde, pour ce travail de recherche, le choix de l’Europe comme cadre spatial doit s’imposer pour plusieurs raisons. La première est évidente : la SDN, à l’exception de l’Irak, n’a transposé la protection des minorités qu’en Europe300. La seconde est un constat : si

ce continent est d’une richesse considérable, il est aussi menacé dans sa diversité par l’homogénéisation subséquente à l’État-nation301. De plus, avec 275 langues

répertoriées, surtout à l’Est, les idiomes dits « autochtones » ne constituent que 3 % du « réservoir » de la planète302. Ces chiffres sont éloignés des 1520 langues

(environ) parlées en Indonésie et en Papouasie-Nouvelle-Guinée, soit un quart du total mondial. Ce pourcentage est de l’ordre de 15% en Amérique, 30% en Afrique, 30% Asie et un peu moins de 20% dans le Pacifique303. Cependant, il est difficile de

donner une estimation exacte des populations concernées304, et même s’il n’existe pas

299Yves PLASSERAUD, Les minorités, op.cit., p. 9 ; Baptiste CHARTE, « Minorité nationale, un concept européen », AFRI, 2006, vol. VII, pp. 172-188.

300Il est prévu à l’article 22 du Pacte de la SDN un régime mandataire pour les possessions ottomanes et les colonies allemandes, organisé en 3 catégories (A, B et C) (§ 3 de l’article 22).

301« En inventant l’État-nation, les Européens ont créé une machine à produire des minorités […]. Les diversités sont devenues dès lors des différences à réduire ou à supprimer » ; Alain FENET, « Le droit européen des minorités », in Alain FENET, Geneviève KOUBI et Isabelle SCHULTE-TENCKHOFF, Le droit et les minorités, Analyses et Textes, 2e édition, Organisation internationale et Relations internationales 32, Bruylant, Bruxelles, 2000, p. 119.

302Tove SKUTNABB-KANGAS, Pourquoi favoriser et préserver la diversité linguistique en Europe ? Quelques arguments, Guide pour

l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe-De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue, Étude de référence, Division des politiques linguistiques, Direction de l’éducation scolaire, extrascolaire et de l’enseignement supérieur, DGIV, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2002, p. 7.

303La fragilité de ces langues, dont de nombreuses sont endémiques, tient au faible nombre de leurs locuteurs ; ainsi pour le groupe de langues austronésiennes dit « oriental » qui comprend les langues océaniques de cette famille, une langue est en moyenne parlée par 3000 locuteurs, in Tyron DARRELL et Paul DECKKER de (dir.), Identités en mutation dans le Pacifique à l’aube du troisième

millénaire, Actes du colloque tenu à l’ambassade d’Australie à Paris, 29-30 mai 1997, Iles et Archipels, n°26, Centre de Recherches sur

les Espaces Tropicaux de l’université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, Bordeaux, 1998, p. 9. « En 1999, 500 langues (dans le monde) avaient moins de 100 locuteurs », in Tove SKUTNABB-KANGAS, Pourquoi favoriser…, op.cit., p. 8.

304Sandro WELTIN, « Les minorités nationales », in Sandro WELTIN, Stéphanie MARSAL (dir.), Minorités nationales : souffle de

de définition précise au regard des éléments constitutifs qui font consensus, certains observateurs évaluent leur nombre à 50 millions305 au sein de l’Union européenne.

Ces estimations, entendues dans leur sens traditionnel, autrement dit hors migration récente, représentent environ 8 % de la population totale des 28 (chiffres 2014)306.

Mais dans l’histoire européenne, la dualité unité/diversité est un sujet sensible, un tiraillement qui nourrit autant le sentiment de culpabilité d’une société marquée par les exterminations méthodiques de la Seconde Guerre mondiale, que les craintes d’irrédentisme qu’une telle reconnaissance pourrait nourrir. Pendant longtemps, y compris durant l’entre-deux-guerres, l’assimilation apparaît comme le ciment d’une société stable307. Néanmoins, les années 1990 font mentir les partisans de cette

approche. La prise en compte de la richesse que représente la singularité des minorités permet aussi d'atténuer les ardeurs de certains groupes pour préserver la « stabilité, la sécurité démocratique et la paix »308. Cette dialectique s’inscrit aussi

dans une prise de conscience des limites d’une Europe divisée. À la fin des années 1920, la question des minorités entraîne dans son sillage le débat européen qui commence à émerger309.

Dans ce travail, le choix du cadre géographique est difficile à circonscrire. Ainsi, cette étude se concentre sur les États débiteurs d’obligations minoritaires de l’Europe centrale et orientale et de la Turquie. À ce titre, elle exclut la Russie qui a développé à la suite de la Révolution bolchevique un modèle théorique singulier310.

L’étude des colonies et du régime mandataire (A, B et C) n'entrent pas dans le cadre de la recherche, car ils sortent des limites géographiques imposées ; l’analyse se limitera à une brève évocation de leur régime juridique.

305 Georges Scelle précise : « sans doute la Conférence [de la Paix de 1919] avait-elle diminué de plus de moitié le nombre de minoritaires : il en restait pourtant encore trente millions environ », Georges SCELLE, Précis de…, 2e partie, op.cit., p. 191.

306Question à la Commission avec demande de réponse orale de Monsieur Éric ANDRIEU, Protection des minorités nationales et

linguistiques traditionnelles en Europe et de leurs langues, Parlement européen, 21 janvier 2014, (O-000008/2014).

307Jacques POUMARÈDE, « Approche historique du droit des minorités et des peuples autochtones », in Stéphane PIERRÉ-CAPS, « Le droit des minorités », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE, op.cit., p. 12.

308Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, doc. 12879, Un protocole additionnel à la CEDH sur les minorités nationales, Commission des questions juridiques et des droits de l’homme, Rapporteur György FRUNDA, 23 février 2012, (A.) Projet de résolution § 1.

309Charles ZORGBIBE, Histoire de l’Union européenne, Fondation Robert SCHUMAN, Albin Michel, Paris, 2005, p. 13 ; mais aussi, Giuseppe MAMMARELLA, Paolo CACACE, Storia e politica dell’Unione europea (1926-2013), éd. Laterza, Bari, 2013.

2. Un phénomène universel

Ainsi, la protection spécifique assurée sous l’égide de la SDN et complétée par des mesures relatives aux territoires sous mandats ne permettent pas, après l’échec d’une généralisation des sujétions, d’appréhender le phénomène dans son extrême diversité. En effet, selon Joseph Yacoub, il y aurait en l’an 2000 près d’un milliard de minoritaires dans le monde311 qui sont répartis dans les deux tiers environ des

États312. Nombreux sont ces territoires dans lesquels cette « minorisation » résulte de

l’appropriation des terres et de leur colonisation qui, en modifiant durablement leur structure sociale par un processus de légitimation de la domination, ont participé à ce mouvement, en faisant « d’un certain nombre de peuples des autochtones »313 (a).

Dans d’autres États, les frontières sont issues soit de ce même processus, soit d’invasions historiquement plus lointaines, en conservant une composition ethnique et culturelle très fragmentée (b).

a. Hic, Haec, Hoc

Pour illustrer ce propos, le choix s’est porté sur l’Australie et sa population aborigène (i) et sur les Amériques et leurs Indiens (ii). Cette sous partie aurait pu s’appeler l’un et l’autre mais, finalement, l’usage de la formule empruntée au marquis de Talleyrand paraît appropriée tant elle illustre si bien les rapports inégaux en fait et en droit qui ont jalonné les relations entre les populations implantées (et leurs descendances) et les populations dites natives.

i. L’Australie, « Terra Nullius »

La « découverte » de l’Australie, tout comme celle de l’Amérique finalement, commence par une vision évolutionniste de l’histoire qui ne devait laisser qu’une place marginale aux populations autochtones. En effet, à l’arrivée des premiers

311Joseph YACOUB, Les minorités dans le monde, Faits et analyses, Desclée de Brouwer, Paris, 1998, p. 29. Une fois de plus, les chiffres sont fluctuants et il demeure très difficile d’appréhender le phénomène minoritaire.

312José WOEHRLING, « Les trois dimensions de la protection des minorités en droit constitutionnel comparé », Revue de droit de

l’université de Sherbrooke,2003, vol. 34, n° 4, p. 98.

313Malgré des difficultés de recensement, les peuples indigènes/autochtones représenteraient 370 millions d’individus compris dans environ 5000 peuples distincts et qui seraient répartis dans 70 pays environ ; in Les droits des peuples autochtones et tribaux dans la

pratique, Guide sur la Convention n°169 de l’OIT, Programme pour la promotion de la Convention n°169 (PRO 169), Département des

Européens, lors de sa prise de possession en 1788, le territoire est déclaré Terra

Nullius (« terre de personne »)314 sans aucune considération pour les structures

préexistantes315. Cette doctrine de dépossession fondée sur le déni d’une organisation

sociale préalable à cette implantation irrigue le droit australien pendant des décennies, jusqu’au tournant des années 1960. Ainsi, dans le Commonwealth of

Australia Constitution Act de 1901, qui est la première Constitution fédérale du pays,

les seules dispositions concernant les populations autochtones sont excluantes316.

En effet, ce n’est qu’avec le référendum de 1967, approuvé par plus de 90% des Australiens, que les références constitutionnelles négatives vont disparaître pour enfin reconnaître la citoyenneté aux populations aborigènes et aux insulaires du Détroit de Torres317. Dans ce mouvement, le gouvernement travailliste dirigé par

Whitlam318 décide de rompre avec les mesures de « protection » prises après des

années d’indifférence, qui relèvent le plus souvent dans la pratique d’une politique d’assimilation par le déracinement319 et d’une négation du droit coutumier. Mais le

véritable changement prend réellement forme avec l’arrêt Mabo c. Queensland de

314La doctrine de la Terra Nullius, « soutenue par le droit australien », soulevée dans le célèbre arrêt Milerrpum v. Nabalco Pty Ltd and

Commonwealth (17 FLR 141) de 1971 est une « fiction juridique » développée à la fin du XVIIIe siècle sur la base des conclusions de Joseph Banks (population limitée selon lui aux côtes) et formulées en 1785. Face à des êtres « remarquablement primitifs », selon Cook et Banks qui ne parvenaient pas à dégager « une quelconque structure sociale », le « continent entrait parfaitement dans la conception qu’on se faisait alors de la Terra Nullius », concept théorisé un siècle plus tôt sous l’influence des premiers internationalistes modernes (Grotius, Pufendorf, Locke), avant que la théorie de la conquête ne « s’affine » avec des auteurs comme Vattel. Ainsi, la conquête ou la cession supposent la rencontre d’une organisation structurée. En Amérique latine, il existe un interlocuteur dont les rapports aboutissent « généralement à la signature d’un ou plusieurs traités ». Mais l’occupation suppose, conformément au droit romain, une appropriation sur des objets « n’appartenant à personne » qui, pour Blackstone (reprenant Vattel), concerne les terres non exploitées ; Isabelle MERLE, « Le Mabo case. L’Australie face à son passé colonial », Annales Histoires, Sciences sociales, 1998, vol. 53, n°2, p. 211-215. Aujourd’hui nous savons que « contrairement à ce jugement hâtif, l’organisation sociale des Aborigènes est d’une remarquable complexité » ; Norbert ROULAND, Introduction…, op.cit., p. 516.

315Il existe alors deux groupes ethniques, les Aborigènes et les Insulaires du détroit de Torres, qui sont eux-mêmes divisés en sous- groupes linguistiques et géographiques ; Martin PREAUD, « Loi, droit et autochtones en Australie : perspectives anthropologiques et historiques », in Stéphane PESSINA DASSONVILLE (dir.), Le statut des peuples autochtones : À la croisée des chemins, Cahiers d’Anthropologie du droit, 2011-2012, Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris, UMR de droit comparé, Paris I, KARTHALA, Paris, 2012, p. 209.

316Constitutional Recognition of Indigenous Australians, Discussion paper, Law Council of Australia, Canberra, 2011, p. 19 : « Federal Parliament was denied power to make laws with respect to people of « the aboriginal race in any State » » (section 51(xxvi)) et « In reckoning the numbers of the people of the Commonwealth, or of a State or other part of the Commonwealth, aboriginal natives shall not be counted » (section 127). Ces dispositions s’inscrivent à la suite d’un mouvement de négation d’une identité Aborigène : l’Australian

Courts Act de 1828 confirme « le principe de propriété exclusive de la Couronne » (Radical title) et l’arrêt Murrel de 1836 réduit la

coutume aborigène (sans que celle-ci soit reconnue sur le plan juridique) à des « […] superstitions irrationnelles, contraires à la loi divine et compatibles seulement avec l’ignorance la plus grossière », cité in Norbert ROULAND, Introduction…, op.cit., p. 517. 317Référendum qui condamne l’option « assimilationniste » qui a donné compétence à l’État fédéral pour légiférer à l’égard des « populations de toutes races, pour lesquelles il apparaît nécessaire d’élaborer des lois spéciales » (article 51 (XXVI) de la Constitution), alors qu’auparavant la « question » aborigène relevait de la compétence exclusive des États ; Régis LAFARGUE, « La Révolution MABO et l’Australie face à la tentation d’un nouvel apartheid », Journal of Legal Pluralism, 1999, n°43, p. 92 (nbp 7). En 1975 est adopté le Commonwealth Racial Discrimination Act, qui « établit un droit au respect des spécificités culturelles des minorités » ; Norbert ROULAND, Introduction…, op.cit., p. 517.

318Isabelle MERLE, « Le Mabo case… », art.cit., p. 223.

319Le « drame des générations volées ». En effet, selon Régis Lafargue, d’après un rapport gouvernemental de 1997 (Bringing them

home), entre 1880 et les années 1960, il y aurait eu entre 40 000 à 100 000 enfants aborigènes placés de force dans des familles

blanches ; Régis LAFARGUE, « La révolution… », art.cit., p. 91 (nbp, 6). Ce n’est qu’en 2008 que le Premier ministre Kevin Rudd présentera ses excuses devant des représentants de ces familles séparées.

1992320 qui reconnaît pour la première fois le droit naturel des aborigènes sur leurs

terres ancestrales. Cette décision, qui constitue une avancée majeure, marque une rupture radicale avec la doctrine de la Terra Nullius et pour les citoyens, une transformation de l’auto-perception de leur passé. Le Native Title Act de 1993, modifié en 1998, entérine ces améliorations. Cependant, la persistance de nombreuses inégalités321 rend encore la situation des aborigènes très précaire322.

ii. Les Indiens d’Amérique

L’implantation européenne aux Amériques est réalisée en trois temps : la « découverte » pour les Européens du continent, la conquête ou dépossession, puis le temps de la colonisation. Le statut d’infériorisation des Indiens et ses justifications diffèrent suivant les territoires. Ainsi, Anthony Pagden distingue la classe « soumise aux travaux forcés » en Amérique latine (i.1) de celle de plus en plus marginalisée au Nord323 (i.2), même si la frontière entre elles est incertaine.

i.1 La Controverse de Valladolid

Avec l’arrivée des Espagnols, une pression importante se fait sentir à l’égard de la main d’œuvre324 dont les besoins dépassent largement la disponibilité d’une

population indienne déjà réduite aux travaux forcés par le système des encomiendas. Malgré de nombreuses condamnations, notamment de l’Église, concernant la

320L’arrêt Mabo s’inscrit dans un long démantèlement de la doctrine de la Terra Nullius, en reconnaissant aux populations natives des droits fonciers. Ce revirement est conforté en droit international par un avis consultatif de la CIJ, rendu la même année, sur le Sahara occidental (16 octobre 1975) ; Isabelle MERLE, « Le Mabo case… », art.cit., p. 224.

321 De nombreuses inégalités persistent. Gwénaëlle Hamel recense certaines d’entre elles comme l’espérance de vie (inférieure en 2010 de 11,5 ans chez les hommes et de 9,7 ans chez les femmes au reste de la population), le chômage (3 fois supérieur) ou l’accès à l’éducation et à la propriété. D’ailleurs, Kévin Rudd avait fait de la réduction de cet écart le second point (après les excuses) de son discours « Nouveau commencement » ; Gwénaëlle HAMEL, « Situations des Aborigènes australiens : Inégalités sociales et réponses politiques », CNAF, Informations sociales, 2012, n°171, n°3, pp. 73-75 et p. 76.

322En effet, si l’arrêt Mabo marque une rupture avec le droit colonial, il opère, en reconnaissant deux types de droits fonciers, une distinction lourde de conséquences : d'une part, ceux acquis par les Européens à titre privé (20% du territoire) dans des zones plus prospères qui « demeurent intangibles », « aucune revendication des autochtones sur ces terres [n’étant] recevable », et d'autre part le

titre aborigène. Norbert Rouland en précise les conditions : droits fonciers possédés au moment de la colonisation (déjà complexe

compte tenu de la justification de la possession, la preuve se faisant alors par tout moyen) ayant persisté et dont les droits des membres n’ont pas été « éteints par la Couronne ». Mais ce qui compte, c’est l’appartenance à un local descent group, qui suppose une continuité traditionnelle qui exclut ceux qui, volontairement ou non, sont en rupture avec leur mode de vie traditionnel ; enfin, le droit à réparation prévu n’est actif qu’à partir 1975 ; Norbert ROULAND, Introduction…, op.cit., pp. 518-519. Sylvie POIRIER, « La différence aborigène et la citoyenneté australienne : une conciliation impossible ? », Anthropologie et Sociétés, 2009, vol. 33, n° 2, p. 101-122. 323Anthony PAGDEN, « Les Européens en Amérique », in Histoire de l’Humanité, 1492-1789, vol. V, « histoire plurielle », éditions de l’UNESCO, Paris, 2008, p. 152.

colonisation et l’esclavage des Indiens325, ce n’est qu’en 1720 que cette organisation

économique sera supprimée. Le dépeuplement de nombreux territoires permet ainsi le développement de grands ensembles terriens grâce au mécanisme des realangas326,

dont la demande est très importante. Mais dans une Espagne tiraillée entre les nécessités économiques et sa ferveur religieuse, la question du statut des Indiens se pose assez rapidement. La célèbre Controverse de Valladolid (1550-1551), qui oppose Sepúlveda à Las Casas, tente alors de répondre à la question : sont-ils « des hommes comme nous, les Européens ? »327. Au terme des débats, la portée de la conclusion,

qui sera tragique par la suite, reconnaît l’humanité des Indiens mais pas celles des populations noires328. Vitoria, célèbre théologien et juriste, considéré comme le

fondateur de l’École de Salamanque, qui s’est montré critique à l’égard de la domination espagnole et de sa brutalité, s’intéresse lui aussi à la légitimité de la domination sur ces populations. Selon lui, les Indiens sont intellectuellement plus faibles et la tutelle d’une puissance paternelle – le roi en l’espèce – apparaît non seulement comme licite, mais plus encore, comme charitable329. Cette infériorisation

va profondément structurer pendant des siècles l’organisation sociale en la hiérarchisant330. Du moins jusqu’au « dernier quart du XXe siècle », marqué par les

mobilisations indigènes331 au sein des États d’Amérique latine, qui progressivement

s’ouvrent dans leurs pays à « l’option multiculturelle »332.

i.2 Les Indiens en Amérique du Nord, « quel Micmac333 » !

Alexis de Tocqueville, dans son célèbre De la Démocratie en Amérique, ne peut que constater, impuissant, les massacres systématiques des Indiens aux États-

325Bulle Sublimis deus en 1537 puis, par lettre Veritas Ipsa du pape Paul III, mais aussi les Lois de Burgos et les Leyes novas 1512 et 1542 censées protéger les Indiens ; Michel FABRE, « La controverse de Valladolid ou la problématique de l’altérité », Le Télémaque, vol. 1, n°29, 2006, p. 7.

326Eve-Marie FELL, Les Indiens…, op.cit., p. 23.

327Michel FABRE, « La controverse… », art.cit., p. 7. Mais aussi, Stéphane PIERRÉ-CAPS, « Le droit des… », art.cit., pp. 113-114. 328Michel FABRE, « La controverse… », art.cit., pp. 14-15.

329Stéphane PIERRÉ-CAPS, « Le droit des… », art.cit., pp. 116.

330Françoise MORIN, « Introduction. Indien, indigénisme, indianité », in Michel POLITZER (dir.), Indianité, Ethnocide, Indigénisme en

Amérique latine, Les Éditions du CNRS, Paris, 1982, pp. 3-9.

331Ramon MAIZ, « Ethnification de la politique et indigénisme en Amérique latine », in Ramon MAIZ, Jean TOURNON, Ethnicisme et

politique, L’Harmattan, 2005, Paris, p. 216. Pour Yvon Le Bot, depuis « l’apparition de la première organisation indienne moderne parmi

les Shuars (Jivaros) d’Amazonie équatorienne au milieu des années soixante jusqu’à l’actuelle mobilisation des Mapuche du Chili, le phénomène n’a fait que s’étendre, avec à plusieurs reprises un retentissement mondial » ; Yvon LE BOT, « Identités : Positionnement des groupes indiens en Amérique latine », Revue Les Cahiers ALHIM, 2004, vol. 10, p. 2.

332Virginie LAURENT, « Indianité et politique en Amérique latine », Transcontinentales, 2007, vol. 4, p. 59. 333Peuple amérindien du Nord-Est du continent américain entre le Canada (majoritairement) et les États-Unis.

Unis334 et le fondement idéologique sous-jacent à cette destruction. En effet, à la

différence de la France, dont la présence dans cette partie septentrionale du continent dépend des populations autochtones335, les colons britanniques souhaitent s’y

implanter pour créer la « Cité sur la Montagne » calviniste336, repoussant toujours

plus les Indiens vers l’Ouest. Mais, à la différence des Espagnols, c’est la terre qui est l’objet de leurs convoitises et non les hommes, et l’institution de la propriété337 assure

une distinction entre l’être « civilisé » et le « sauvage », ouvrant alors selon eux droit à la possession338. Les Indiens qui survivent à cette pression toujours plus grande339 à

mesure que s’affermissent les ambitions, sont soumis à une politique généralisée d’acculturation et de dévalorisation. Ce mouvement se retrouve aussi bien aux États-