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Section 2. L’Europe des Congrès

A. Le Congrès de Berlin de

L’intervention des forces russes en 1877, engagées après la révolte des Bosniaques et des Herzégoviniens et après « les atrocités bulgares »828, permet le reflux hors des Balkans de la présence turque. Entériné par le traité de San Stefano, ce nouveau démembrement de l’Empire ottoman bouleverse « l’équilibre politique » régional829. Mais conscientes du nouveau statut que ces victoires lui confèrent, les Puissances imposent à la Russie la tenue d’un congrès. Réunis à Berlin à partir du 13 juin 1878, les plénipotentiaires reprennent dans le traité de clôture, en substance, l’ensemble des points traités dans la précédente convention830

: le Monténégro, dont le territoire s’agrandit, est reconnu dans son indépendance à l’article 26 par toutes les parties au traité « qui ne l'avaient pas encore admise » en vertu de l’article 2 de San Stefano. L’indépendance de la Roumanie, prévue à l’article 5 du précédent traité, est reprise à l’article 43 et celle de la Serbie, à l’article 34 (article 3 de San Stefano). La question bulgare suscite plus de craintes. En effet, les articles 7 (§ 1 et § 5) et 8 (§ 3) du traité de San Stefano laissent planer une trop grande incertitude sur sa future allégeance. Réglée lors du Congrès (article 1er), la Bulgarie devient une principauté autonome placée sous la souveraineté du Sultan, mais dotée de larges prérogatives. La Roumélie orientale jouit elle aussi d’une autonomie large au sein de l’Empire ottoman (article 18 du traité de Berlin) tout comme la Crète dont le cadre est fixé à l’article 23. Le statut de l’Arménie, prévu à l’article 61831

, déjà visé à l’article 16 de San Stefano, invite « à réaliser sans plus de retard les améliorations et les réformes exigées par les besoins locaux ». Mais, contrairement à l’ancien article 16, dans la nouvelle rédaction, le contrôle exercé par les Puissances sur les engagements pris par la Porte remplace le droit de regard Russe. Pour Mandelstam qui consacre après - guerre une étude minutieuse sur la question, loin d’apporter le secours nécessaire, cet article « ne reçut même pas un commencement d’exécution »832.

828

Jacques FOUQUES-DUPARC, La protection des minorités …, op.cit., p. 92. 829 Jean LUCIEN-BRUN, Le problème des minorités …, op.cit., p. 72.

830 Stéphane PIERRÉ-CAPS, « Le droit des minorités », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE, Droit des minorités…, op.cit., p. 165.

831

Stéphane PIERRÉ-CAPS, ibid., p. 173.

832 André MANDELSTAM, « Le Société des Nations et les Puissances devant le problème Arménien », RGDIP, 1922, tome IV, XXIX, p. 335.

En compensation aux concessions réalisées, la Russie acquiert une partie de la Bessarabie, des possessions asiatiques turques d’Ardahan, de Kars et de Batoum (article 58 du Traité de Berlin). Les autres territoires cédés à San Stefano (article 19 a et b) à titre de compensation financière (équivalent d’1 milliard 100 millions de roubles réclamés (article 19 c)), reviennent à la Turquie. Enfin, la Bosnie et l’Herzégovine sont placés sous l’administration de l’Autriche833

dont les modalités d’occupation sont réglées ultérieurement (Convention du 21 avril 1879)834

. Mais cette situation bâtarde débouche en 1908835 sur son annexion qui abroge unilatéralement l’article 25 du traité de Berlin et constitue « une violation manifeste des droits du sultan »836. Pour Le Fur, c’est « une des grandes causes de la guerre de 1914- 1918 »837.

Au Congrès, l’usage fait du principe des nationalité demeure prudent et mesuré. Les plénipotentiaires ont trop bien conscience qu’une stricte application conduit inévitablement au démantèlement quasi-complet de l’Empire ottoman838. Ainsi, l’indépendance, lorsqu’elle est consacrée, apparaît comme la « seule garantie efficace contre le retour des massacres »839. En contrepartie, l’article 62 du traité de Berlin pris avec l’insistance des représentants anglais840, place les minorités chrétiennes sujettes de l’Empire ottoman sous une garantie collective841

. Cette clause qui constitue une « limitation de la souveraineté interne de l’Empire ottoman »842 reconnaît la liberté religieuse (« en y donnant l’extension la plus large ») (§ 1 et 4) et le principe de non-discrimination. Par leur rédaction générale et leur objet essentiellement religieux, les dispositions de l’article 62 vont être transposées

833 Adolphe CHASTEL (Comte du), Les événements d’Orient et le Congrès de Berlin de 1878, ét Cesterman, Tournai, 1908, p.29.

834

Henry BONFILS, Manuel …, op.cit., pp. 57-58.

835 Jean FRANCOIS-DAINVILLE de LA TOURNELLE, Le « Drang Nach Osten » du Congrès de Berlin aux guerres

balkaniques, thèse pour le doctorat en droit, université de Paris, ed. A. Pedone, 1937, Paris, p. 93.

836

Henry BONFILS, Manuel …, op.cit., p. 223. 837 Louis LE FUR, Précis de droit…, op.cit., p. 45.

838 Stéphane PIERRÉ-CAPS, « Le droit des minorités », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE, Droit des minorités…, op.cit., p. 173.

839 Jean LUCIEN-BRUN, Le problème des minorités …, op.cit., p. 73. 840 Jacques FOUQUES-DUPARC, La protection des minorités…, op.cit., p. 92. 841

« Une des premières illustrations (du droit des minorités) peut être vue dans le traité austro-ottoman de 1615, dont l’article 7 dispose que les Chrétiens […] jouissent de certains droits et libertés de religion dans l’empire de la Porte » ; Jean- Marc THOUVENIN, Genèse de l’idée de responsabilité de protéger, dans la responsabilité de protéger , colloque de Nanterre, Société française pour le droit international, OIF, éd. A Pédone, Paris . Stéphane PIERRÉ-CAPS, « Le droit des minorités », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE, Droit des minorités…, op.cit., p.162.

842

quasiment à l’identique dans les différents traités d’autonomie ou d’indépendance843

: article 5 pour la Bulgarie, article 7 pour le Monténégro, article 35 pour la Serbie et article 44 pour la Roumanie. Or, cette protection tirée du traité de Berlin a, pour Jacques Fouques-Duparc, valeur de principe général du droit. Après une nouvelle modification des frontières (Thessalie, Epire et Larissa), elle est d’ailleurs étendue aux musulmans de Grèce par la Convention internationale de Constantinople du 24 mai 1881 (article 3). Les progrès réalisés sont importants, car en plus des dispositions relatives à la liberté et à l’égalité religieuse, les mesures de sauvegarde sont étendues à l’accès et au respect de la propriété (articles 4 et 6). Les rédacteurs vont aussi tenir compte des doléances formulées par les représentants turcs. Ainsi, l’article 8§ 3 (article 8 du projet turc reproduit en annexe au protocole général) reconnaît la compétence des juridictions traditionnelles844.

À côté des minorités ethniques, le Congrès de Berlin accorde un e attention particulière à la question juive de Roumanie845. Le sujet est si important et sa résonance si particulière après-guerre, que Jacques Fouques-Duparc lui consacre un chapitre autonome de son ouvrage846. À Berlin, c’est bien en tant que minorité religieuse qu’elle est abordée et non comme une problématique nationale847. C’est la reconnaissance de la Roumanie et de la Serbie comme États indépendants qui fait entrer cette question au Congrès. En Roumanie, la situation est si problématique que l’indépendance est conditionnée (article 43) au respect de la liberté confessionnelle et des principes d’égalité et de non-discrimination visés à l’article 44. Dans la mesure où les droits civils et politiques énoncés (article 44 § 1) n’appartiennent (au même titre que la propriété foncière) qu’aux nationaux (articles 6, 7, 8 et 11 du Code civil Roumain de 1864), il faut au législateur pour les exclure de la jouissance de ces droits, « éviter à tout prix que le Juif acquière le statut légal Roumain »848. Ainsi, l’article 9 (conditions posées à l’article 16) du Code civil donne une lecture très restrictive de l’accès à la citoyenneté en excluant expressément les fidèles de « rites

843 Jacques FOUQUES-DUPARC, La protection des minorités…, op.cit., p. 94. 844

Jacques FOUQUES-DUPARC, ibid., p. 97.

845 Pierre MIGNOT, Le problème Juif et le principe des nationalités, thèse pour le doctorat en droit, université de Paris, Recueil SIREY, Paris, 1923, p .61.

846

Deuxième partie, chapitre II, « La protection des minorités religieuses (suite) : les Juifs Roumains » ; Jacques FOUQUES- DUPARC, La protection des minorités…, op.cit., pp. 98-113.

847 Jacques FOUQUES-DUPARC, ibid., p. 98. 848

non chrétiens »849. Ce rejet de la communauté nationale marginalise d’autant plus la population hébraïque qu’une législation antisémite traduit avec quel souci constant cette politique est élaborée850. Ces mesures, qui n’ont connu qu’un tempérament avec l’intermède libéral de 1848 en Valachie, seront pour les Puissances et jusqu’à la Grande Guerre, une source de préoccupation851. Or, Francis Rey fait remarquer que la population exclue de la nationalité devient mécaniquement étrangère, et, insiste-t-il, elle n’est pas rattachée à une nationalité autre ; elle n’a donc pas de protection diplomatique852. Cette position de particulière vulnérabilité est confirmée par la Cour de cassation roumaine dans un arrêt de 1898853 qui prive alors les Juifs des dispositions du § 3 de l’article 44.

La nouvelle rédaction de l’article 7 de la Constitution, réalisée sous la pression des Puissances, pour se conformer à l’esprit du traité de Berlin, accorde en droit une si grande place à l’arbitraire que la situation de précarité demeure854

. Ainsi, Francis Rey, sur la base des travaux effectués par Berkowitz855, estime qu’il y aurait eu jusqu’en 1914 seulement 2 000 naturalisations « au maximum » de « Juifs indigènes » (naturalisations individuelles et collectives confondues)856. Pour la Roumanie qui considère la question des Juifs comme d’ordre interne, les interventions respectives des Puissances européennes mais aussi des États-Unis, ne produiront pas les effets escomptés.

849

Francis REY, « Un aspect particulier de la question des minorités : les Israélites de Roumanie », RGDIP, 1925 tome VII, vol. XXXII, p. 136.

850 Loi sur le recrutement dans l’armée de 1882 (engagés comme étrangers) ; une différence dans l’avancement est introduit par l’article 8 de la loi sur l’avancement dans l’armée du 18 décembre 1911 ; le régime dérogatoire est renforcé, par exemple : article 6 du Règlement de l’internat en médecine militaire du 15 août 1898 , mais aussi exclusion des Juifs dans les écoles normales des instituteurs avec l’article 37 de la loi sur l’enseignement primaire de 1896 ; d’autres restrictions sont aussi prévues avec la loi sanitaire du 20 décembre 1910 qui renforce les mesures précédentes en précisant que l’exercice des professions médicales et/ou paramédicales est réservé aux Roumains ou naturalisés (article 22), ils peuvent sinon être recrutés par contrat comme les étrangers (article 28) ; des expulsions prises en vertu de la loi sur les étrangers du 6/18 avril 1881 sont organisés, même sans motivation (article 2) ; Carol IANCU, Les Juifs en Roumanie (1866-1919) : de l’exclusion à

l’émancipation, éd. de l’université de Provence, Études historiques 4, 1988, pp. 181-206.

851 Jacques FOUQUES-DUPARC, La protection des minorités …, op.cit., pp. 99-100. La question apparaît aux Conférences de Constantinople de février 1856, reconnaissant la liberté de culte et la propriété aux étrangers et les droits civils.

852 Francis REY, « Un aspect particulier de la question… », art.cit., p. 134. 853 Cour de cassation, Dreptul, 1898, n°12 ; Francis REY, ibid., p. 139. 854

Jacques FOUQUES-DUPARC, La protection des minorités …, op.cit., p. 108. 855

Joseph BERKOWITZ, La question des Israélites en Roumanie, thèse pour le doctorat, faculté de droit, université de Paris, Jouve, Paris, 1923, pp. 724-725.

856

Le Congrès de Berlin, qui constitue la forme « la plus achevée de l’action concertée des grandes puissances dans la protection des minorit és religieuses »857, confirme les avancées réalisées depuis près de soixante ans. Cependant, si de telles garanties sont exigées à l’instar de celles contenues à l’article 43 comme condition à l’existence d’un État, la protection accordée montre alors ses limites car « une fois faite, elle [l’indépendance] ne saurait être reprise »858.

B. L’intervention d’humanité en question

Le système instauré par le Traité de la Sainte-Alliance du 26 septembre 1815, compte tenu des interactions dynastiques qui lient les principales puis sances européennes, généralise, au nom de l’équilibre, l’ingérence dans les affaires internes des États859. Mais ce droit ne peut résister aux divergences d’appréciation et à l’apparition en réaction d’une contre-doctrine plus centrée sur les considérations particulières. Jean Lucien-Brun s’interroge : l’État est-il « maître absolu dans l’exercice intérieur de sa souveraineté ?». Pour les tenants de cette doctrine, à l’instar de Pradier-Fodéré860, c’est l’intérêt « directement et immédiatement » lésé de l’État qui doit uniquement justifier le recours au droit d’ingérence. L’école italienne va même plus loin pour s’opposer à tout contrôle extérieur861. En associant le principe de non-intervention à celui des nationalités, elle fait reposer la validité du droit international sur la volonté nationale. En effet, les États, selon Louis Renault, « ne peuvent subir que les règles » qu’ils ont consenties862. Ainsi, confrontée au « dogme »863 de la souveraineté absolue et au postulat de l’égalité864, la réponse à la question de savoir si, au XIXe siècle, le droit d’intervention était reconnu en droit, aurait été pour Louis Le Fur, « presque unanimement négative »865. Amédée Bonde,

857

Stéphane PIERRÉ-CAPS, « Le droit des minorités », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE, Droit des minorités…, op.cit., p. 166.

858 Jacques FOUQUES-DUPARC, La protection des minorités…, op.cit., p. 111. 859

Amédée BONDE, Traité élémentaire de Droit international public, Dalloz, Paris, 1926, p. 243.

860 Paul PRADIER-FODÉRÉ, Traité de droit international public européen et américain suivant les progrès de la science et

de la pratique contemporaine, tome 1, A. DURAND et PEDONE-LAURIEL éd, Paris, 1885, p. 663.

861

Jean LUCIEN-BRUN, Le problème des minorités…, op.cit., pp. 27-28.

862 Louis RENAULT, Introduction à l’étude du droit international , L. Larose, Paris, 1879, p. 33. 863 André MANDELSTAM, La protection internationale…, op.cit., p. 4.

864

Antoine PILLET, « Les droits fondamentaux des États », RGDP, tome V, 1898, p. 73. 865

Louis LE FUR, « Le droit d’intervention et la Société des nations », Scientia, (Rivista di Scienza), 1924, p. 193. Dzovinar KÉVONIAN, Réfugiés et diplomatie humanitaire, Les acteurs de la scène proche -orientale pendant l’entre-deux-guerres, Publications de la Sorbonne, Paris, 2004, p. 277.

dans son Traité élémentaire de droit international, souscrit à cette idée. Il estime « qu’en principe l’intervention d’un État dans les affaires d’un autre État est contraire au droit des gens »866. Mais « si elle doit être proscrite », cette affirmation ne peut être présentée comme un axiome et l’auteur consent à y introduire quelques tempéraments qui confirment aussi la nature exceptionnelle de cette ingérence. Selon lui, comme pour les individus, cette liberté « doit avoir des limites ».

L’idée d’une « souveraineté conditionnelle » qui se retrouve chez de nombreux auteurs est sûrement plus représentative qu’une stricte application du volontarisme867. Conscient du danger que représente « pour les autres États » une interprétation poussée à l’extrême de cette doctrine, l’auteur met en garde contre les risques d’une atteinte « intolérable aux lois d’humanité et de la morale »868. Or, dans ce cas, l’intervention est un « devoir », d’après René Foignet,869

. Rejoignant cette idée, Henry Bonfils estime que les États ont « envers l’humanité » des obligations qui constituent une restriction intrinsèque à leur liberté d’action870

dont la limitation est, pour Louis Le Fur, un progrès qui s’inscrit dans le sens de l’histoire871

. Il ajoute que la doctrine d’une « prétendue souveraineté absolue » est même tout simplement « contraire aux faits »872. Tout est alors une question d’intention873 et l’appréciation de la validité (« juridique ») de l’intervention serait donc déterminée, pour Georges Scelle, « par son but »874. Ainsi, à des degrés certes différents, une partie de la doctrine admet qu’il y aurait des cas « dans lesquels l’intervention est légitime »875,

. L’atteinte aux lois de l’humanités constitue assurément l’un d’entre eux, même si, dans la pratique, elle n’a reçu que peu « d’applications politiques »876.

866 Amédée BONDE, Traité élémentaire…, op.cit., p. 244.

867 Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, La guerre au nom de l’humanité…, op.cit., p. 121. 868

Amédée BONDE, Traité élémentaire…, op.cit., p. 244.

869 René FOIGNET, Manuel élémentaire de Droit international public, à l’usage des étudiants en droit et des candidats a ux

carrières diplomatiques et consulaires, 3e éd, Arthur Rousseau, Paris, 1899, p. 83. 870

Henry BONFILS, Manuel …, op.cit., p. 10.

871 Louis LE FUR, « Le droit d’intervention… », art.cit. p. 195. 872 Louis LE FUR, ibid., pp. 195-196.

873

Amédée BONDE, Traité élémentaire…, p. 245.

874 Georges SCELLE, « Règles générales du droit de la paix », RCADI, Sirey, Paris, 1933, p. 664.

875 Opinion d’Augusto PIERANTONI, Quatrième Commission d’étude. « Droits et devoirs des puissances étrangères et de leurs ressortissants, au cas de mouvement insurrectionnel, envers les gouvernements établis et reconnus qui sont aux prises avec l’insurrection » ; extrait du procès-verbal des séances du 7 septembre et du 8 septembre ; Annuaire de l’Institut de Droit

international, G. Pedone, Paris, 1900, 09, vol. 18, p. 185.

876

Antoine Rougier, auteur d’une des études les plus célèbres sur la question, tente de dégager les grandes lignes théoriques de l’intervention d’humanité877

. Elle se présente selon lui comme un droit à « l’exercice du contrôle international d’un État sur les actes de souveraineté interne d’un autre État contraires aux « lois de l’humanité », et qui prétend en organiser juridiquement le fonctionnement »878

. Cette opération doit permettre de faire cesser une situation intolérable par son injustice et par sa cruauté, de prévenir les risques de récidive et/ou de suppléer l’État défaillant. Sans exclure des antécédents, il estime que ce n’est qu’avec l’expédition en Syrie de 1860 que la « raison d’humanité » est apparue comme une « juste cause d’intervention »879. Principalement orientée vers l’Empire ottoman, un droit

d’ingérence est ouvert par l’article 62 du traité du Congrès de Berlin aux Puissances signataires pour contrôler la bonne exécution des sujétions relatives aux populations minoritaires imposées à la Turquie880.

Matériellement, les mesures (ou leur absence) visées sont des actes de puissances publiques exercée le plus souvent à l’encontre des propres ressortissants de l’État incriminé881

. Reprenant à son compte les thèses de Duguit et de Brocher de La Fléchère, Antoine Rougier distingue alors trois droits qui sont susceptibles d’entrer dans le champ du contrôle : « le droit à la vie, droit à la liberté (par exemple, l’intervention auprès du roi des Deux-Siciles en 1856), et le droit à la légalité (avec les Juifs de Roumanie) »882. Même si l’auteur consent qu’il serait « prématuré et sans doute illusoire » de vouloir en dresser une liste limitative883.

Il s’agit enfin de déterminer quels sont les États habilités pour intervenir face aux exactions. Pour Antoine Rougier, l’engagement est ouvert « à tous ceux qui se croient qualifiés », sachant que la nature désintéressée est le « caractère essentiel de l’intervention d’humanité »884

. Toutefois, Rolin-Jaequemyns nuance cette idée. Selon lui, la spécificité des mesures protégées qui constituent un ensemble de valeurs

877Antoine ROUGIER, « La théorie de l’intervention d’humanité », RGDIP, 1910, n° 4, p. 490 et Egide Arntz qui élabore cette théorie dès 1876 (RDILC, tome VIII, 1876, p. 675) ; cité in, JEANGENE VILMER Jean-Baptiste, La guerre au nom…,

op.cit., p. 98.

878 Antoine ROUGIER, La théorie de…, op.cit., p. 9. 879

Antoine ROUGIER, ibid., p. 10. 880 Antoine ROUGIER, ibid., p. 12.

881 Charles ROUSSEAU, Droit international public, tome 4, « Les relations internationales », Sirey, Paris, 1980, p. 49. 882

Antoine ROUGIER, La théorie de …, op.cit., p. 31. Elisa PEREZ-VERA, « La protection d’humanité en droit international », RBDI, 1969, p. 403.

883 Antoine ROUGIER, La théorie de …, op.cit., p. 49. 884

transcendantales ne permet pas à un État isolé de s’arroger seul ce droit d’intervention885

. Cependant, en reprenant une classification établie par Lorimer, il semblerait que cette action soit limitée aux seuls États qualifiés de « civilisés »886. Or, une partie de la doctrine témoigne aussi de son scepticisme. Certains auteurs doutent en effet de la sincérité de l’engagement. Antoine Rougier consent à admettre en conclusion de son article qu’il est « pratiquement impossible » de « séparer les mobiles humains […] des mobiles politiques »887. Ces doutes sont rejetés par André Mandelstam. Dire que les interventions au Proche-Orient ont été motivées par « des motifs d’égoïsme national »888

revient selon lui à souscrire à « la thèse officielle turque »889. Ces interventions ne seraient que la conséquence des répressions et de l’inexécution des réformes réclamées qui auraient pourtant pu « consolider la cohésion et la force intérieure de l’État ottoman »890. Mais il constate une évolution. Avant-guerre s’amorce « un revirement dans les esprits en faveur de la primauté du droit international et du droit humain sur le droit étatique ». Ce progrès aurait alors contribué positivement au développement « du droit des minorités »891.

885

Gustave ROLIN-JAEQUEMYNS, « Note sur la théorie du droit d’intervention, à propos d’une lettre de M. le Professeur ARNTZ », RDILC, tome VIII, 1876, pp. 673-682.

886 Antoine ROUGIER, La théorie de …, op.cit., pp. 7 et 42. 887

Antoine ROUGIER, ibid., p. 62. Pour Louis Renault, « la pente est glissante » ; Louis RENAULT, Introduction à l’étude

du droit international, L. Larose, Paris, 1879, p. 22. Frantz DESPAGNET, Charles de BOECK, Cours de droit international public, Recueil Sirey, Paris, 1910 p. 260.

888

André MANDELSTAM, « La protection… », art.cit., p. 379. 889

André MANDELSTAM, La protection internationale…, op.cit., p. 3. 890 André MANDELSTAM, ibid., p. 3.

891