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Section 1. Minorités et genèse de l’État moderne

B. Gérer le cosmopolitisme

L’Empire est déjà à bout de souffle au IVe siècle511. Pour Michel Humbert, il ne faut donc pas chercher la cause exclusive de ces troubles dans les migrations des peuples germains512. Avant d’y pénétrer massivement et d’y fonder des royaumes indépendants, de nombreux groupes ont déjà franchi pacifiqu ement le limes pour s’y établir513. Certains d’entre eux occupent même dans les derniers siècles de nombreux postes clefs514. Après la chute de Rome et la défaite de Syagrius à Soissons par les armées de Clovis, dernier « vestige » en Gaule d’un temps révolu, la dynastie mérovingienne hérite d’une société si pluriethnique qu’il y aura encore , jusqu’au IXe siècle, la persistance de la « personnalité des lois »515. Cependant, cette division sitôt estompée, un nouveau morcellement s’opère sous la figure tutélaire du seigneur (1). Néanmoins, à Byzance, où l’Empire se prolonge en Orient, le sentiment d’être dépositaire de la romanité entretient, avec la notion de genos, un rapport très ambigu à l’étranger, surtout lorsque ce dernier est lui aussi chrétien (2).

1. Diversité, identités et pouvoir royal

L’arrivée massive d’une population très bigarrée va profondément transformer la composition ethnique de l’Empire (a). Sa chute en 476, laisse un vide dont savent se saisir les Francs pour fonder une nouvelle dynastie. Cependant, « miné par l’ambition politique des grands et la contractualisation »516

, le pouvoir se désagrège à mesure que la féodalité s’enracine. À partir du XIIIe siècle, l’action unitaire du pouvoir royal s’affirme durablement et la représentation de l’Autre évolue. L’étranger « au royaume » s’impose progressivement à l’institution de l’aubina (b), emportant les dernières aires de tolérance religieuse dont bénéficiait alors une partie de la population hébraïque (c).

511 Jacques ELLUL, Histoire des institutions…, op.cit., p, 521. 512

« Si l’Empire romain d’Occident fut bel et bien démoli, après que sa frontière eut été traversée (406) et sa capitale mise à sac (410), c’est pour des raisons politiques et militaires et non à cause de l’entrée d’un corps étranger dans la cité » ; Michel HUMBERT, David KREMER, Institutions politiques…, op.cit., p. 514.

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Jean GAUDEMET distingue trois invasions : la première, entre 166/67 et 180 ; la deuxième, vers 250-280 ; la troisième, à la fin du IVe et du début du Ve siècle. C’est cette dernière qui est appelée dans le langage commun, « les grandes invasions » ; Jean GAUDEMET, Emmanuelle CHEVREAU, Les institutions de l’Antiquité…, op.cit., p. 455.

514

Michel HUMBERT, David KREMER, Institutions politiques…, op.cit., pp. 513-516. 515

Jean-Marie CARBASSE, Manuel d’introduction historique au droit, 6e éd, collection Droit fondamental, PUF., Paris, 2002, p. 95.

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a. Sub qua lege vivis ?

Les « Grandes invasions », comme il est d’usage de les nommer, vont modifier le tissu social d’un Empire devenu égrotant517, elles font « cohabiter » en son sein : une population autochtone gallo-romaine avec les barbares issus des récentes migrations germaniques et qui ne tardent pas à s’émanciper. En effet, profitant de l’instabilité chronique de l’Empire d’Occident518

, des royaumes indépendants wisigoth et burgonde se sont déjà constitués519 avant même la « déchéance » de Romulus Augustulus. Mais c’est Clovis, roi des Francs depuis 481, après avoir ses victoires à Soissons, à Tolbiac et à Vouillé, qui réalise sous son autorité l’unification politique de la majeure partie de la Gaule désormais appelée Regnum Francorum. Cependant, si l’abrogation de l’interdiction impériale des mariages mixtes entre Romains et barbares520 et le soutien de l’épiscopat521 permettent de relayer l’autorité des princes mérovingiens522, leurs sujets restent culturellement très divisés. En effet, les croyances animistes et les cultes païens demeurent encore vivaces au sein des populations523, mais « le phénomène le plus surprenant pour les mentalités modernes »524 reste la persistance d’un véritable pluralisme juridique.

Néanmoins, le brassage ethnique est très inégal et, à l’exception des Francs, il n’y a pas réellement de colonisation de peuplement cohérente. Démographiquement favorable aux Gallo-romains, cette mosaïque a pour conséquence un complexe morcellement du droit. Ainsi, avant chaque instance, il est posé la question suivante (la professio legis), « sous quelle loi vis-tu ? » (sub qua lege vivis ?), qui doit régler les conflits en fonction de la filiation de chacun. Un tel système conciliant présente l’avantage de réduire le risque de déni de justice, mais complexifie terriblement son

517 Jean-Marie CARBASSE, Manuel…, op.cit., p. 93. 518

François SAINT-BONNET, Yves SASSIER, Histoire des institutions avant 1789, 4e éd, Montchrestien, Domat droit public, Paris, 2011, p. 49.

519 Jacqueline THIBAUT-PAYEN, « Une aventure d’un demi-millénaire : les Francs », in Jean-Louis HAROUEL, Jean BARBEY, Éric BOURNAZEL, Jacqueline THIBAUT-PAYEN, Histoire des institutions de l’époque franque à la Révolution , 11e éd. Droit politique et théorique, PUF, Paris, 2006, p. 23.

520 Martial MATHIEU, Histoire des institutions : l’ancienne France, Ve siècle-1789, Manuel, Lexisnexis, Paris, 2013, p. 48

521

François SAINT-BONNET, Yves SASSIER, Histoire…, op.cit., pp. 50-52.

522 « Il faut rejeter l’image d’Epinal qui fait de ces trois siècles (mérovingiens) une sombre période de désolation, ils verront au contraire fleurir des institutions fondamentales pour l’avenir de tout l’occident » ; Jacqueline THIBAUT-PAYEN, « Une aventure… », in Jean-Louis HAROUEL, Jean BARBEY, Éric BOURNAZEL, Jacqueline THIBAUT-PAYEN, Histoire des

institutions…, op.cit., p. 24.

523 Pour Jacques POUMARÈDE, les « Carolingiens des VIIIe et IXe siècles auront encore beaucoup à faire pour éradiquer les croyances païennes qui survivront dans l’imaginaire paysan sous la forme de mythes et de légendes » ; Jacques POUMARÈDE, « Approche historique… », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE,

Droit des minorités…, op.cit., p. 57.

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fonctionnement525. Ainsi, les Gallo-Romains et tous les clercs conservent l’usage du droit romain, tandis que les autres communautés relèvent des règles juridiques qui leur sont propres et dont on retrouve les principales sources codifiées526 dans la Loi

Salique pour les Francs, la Loi Gombette des Burgondes ou le Bréviaire d’Alaric

wisigoth527. Il semble que cette personnalité des lois soit limitée dans la pratique au profit d’un critère territorial instaurant un système de présomption de la loi (réfragable) applicable en fonction du lieu de naissance. Ce pluralisme va perdurer jusqu’à la fin de la période carolingienne et au IXe

siècle, l’archevêque de Lyon, Agobard, ne peut que constater qu’avec hostilité que ces régimes se perpétuent528

.

b. Aubina et féodalité

Cependant, aux alentours de l’an mil, alors que la population cesse lentement de se définir en fonction de ses statuts personnels, il se produit paradoxalement un nouveau morcellement du territoire autour d’entités seigneuriales autonomes. C’est à une « altération progressive et profonde de la société franque »529, soumise aux incursions extérieures530 et à l’impuissance de l’autorité royale incapable d’y répondre seule531, qu’il faut rechercher les causes de cette nouvelle organisation532.

525 Paul OURLIAC, Jean-Louis GAZZANIGA, Histoire du droit privé français : de l’An mil au Code civil, L’évolution de l’humanité, Bibliothèque de synthèse historique, Albin Michel, Paris, 1985, 442 p. Mais, la personnalité des lois « ne s’étend évidemment pas à tout le droit : les règles du droit public et celles de la procédure, qui se rattache à lui dans une large mesure, sont communes à tout le royaume » ; Pierre-Clément TIMBAL, André CASTALDO, Yves MAUSEN, Histoire des institutions publiques et des faits sociaux, Dalloz, Paris, 2009, pp. 75 -76 (§ 59).

526 Jean-Marie Carbasse estime qu’aujourd’hui, « la barbarité » des droits dits germaniques tend à être minimisée « pour en souligner la romanisation plus ou moins poussée » sur la forme et plus « partielle » des règles ; Jean-Marie CARBASSE,

Manuel…, op.cit., p. 101. François SAINT-BONNET, Yves SASSIER, Histoire…, op.cit., p. 75. Pour Jacques Poumarède, il n’est pas possible d’ignorer les influences réciproques exercées par le droit romain et le droit germanique, sur celui applicable aux différentes communautés ; Jacques POUMARÈDE, « Approche historique… », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE, Droit des minorités…, op.cit., pp. 58-59.

527 Jacqueline THIBAUT-PAYEN, « Une aventure… », in Jean-Louis HAROUEL, Jean BARBEY, Éric BOURNAZEL, Jacqueline THIBAUT-PAYEN, Histoire des institutions…, op.cit., pp. 37-38.

528 L’archevêque de Lyon est en effet un farouche opposant à la personnalité des lois. Selon lui, « l’unité de la foi supposait l’unité de la loi » ; Philippe DEPREUX, « La loi et le droit : la part des échanges culturels dans la référence à la norme et les pratiques juridiques durant le Haut Moyen Âge », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de

l’enseignement supérieur public, 2001, vol. 32, n°1, pp. 54-55. Jacques POUMARÈDE, « Approche historique… », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE, Droit des minorités…, op.cit., p. 59. 529

François OLIVIER-MARTIN, Histoire du droit français : des origines à la Révolution, CNRS éd, Paris, 2010, 758 p. 530 André CHEDEVILLE, Jacques LE GOFF (dir), ROSSIAUD, La ville en France au Moyen Âge : des Carolingiens à la

Renaissance, Points, éd. du Seuil, Paris, 1998, pp. 31-35.

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Les invasions normandes de la première moitié du IXe siècle (vers 840) sont suivies, quelques décennies après, par des incursions hongroises qui débutent en Lorraine (en 913), puis s’étendent en Bourgogne franque (en 935) jusqu’à Béziers. C’est aussi sans compter sur la menace sarrasine qui, depuis le Freinet, menace la Provence et le Dauph iné. La monarchie carolingienne qui n’a pas les moyens d’entretenir les mécanismes de défense autorise, en vertu de l’édit de Pitres de 864, le s grands du royaume, les évêques, les abbés à prendre en charge des enceintes fortifiées ou des châteaux . Elle finira par en perdre le contrôle ; François OLIVIER-MARTIN, Histoire…, op.cit., pp. 110-111.

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Mais ces mutations sont aussi d’ordre social et la nouvelle société féodale qui émerge s’ordonne autour d’un modèle fortement hiérarchisé et endogamique dans lequel la condition des individus qui lui sont extérieurs — les aubains533 — est très défavorable. L’absence « d’allégeance personnelle vis-à-vis du seigneur sur la terre de qui il se trouve »534, contrairement aux usages du droit féodal, prive non seulement le visiteur d’une protection indispensable, mais lui confère aussi un statut juridique si précaire que sa situation devient « misérable »535. Ainsi, en plus de la taxe à laquelle sont soumis les étrangers de passage avant leur éventuelle implantation (et aveu536), leur condition frappée d’incapacités est assez comparable à celle de la population servile notamment en matière matrimoniale (formariage) ou successorale (assimilé à la mainmorte537), ainsi qu’avec le chevage qui, lorsqu’il est dû, peut constituer pour le seigneur un important casuel538.

Néanmoins, le dynamisme des campagnes et l’essor des échanges commerciaux conduisent au renouveau urbain539 qui se construit par la mise « à l’écart de l’organisation féodale »540. Ce mouvement qui s’étend à l’ensemble de

533 Marguerite Boulet-Sautel pose la question : « qui est aubain ? ». Mais, au risque de rester dans l’expectative, elle précise de suite qu’il « est inutile de souligner que les textes médiévaux n’envisagent guère la question sous une forme aussi rigoureuse et brutale » ; Marguerite BOULET-SAUTEL, « L’aubain… », art.cit., p. 69. Bernard d’Alteroche reconnait, qu’il est extrêmement difficile de donner une définition précise (pp. 14-15). Son origine étymologique est complexe à déceler. Mais, parmi toutes les hypothèses soulevées par les chercheurs et si de nombreuses incerti tudes persistent, l’aubain renvoie au ban. Selon l’auteur, dans un travail très complet sur le sujet, les premiers renseignements relatifs à la qualité de l’aubain figureraient dans un cartulaire de l’abbaye Saint-Vaast d’Arras de 1036, ayant pour objet de déterminer les coutumes, redevances et tonlieux dont dispose l’abbé en tant que seigneur temporel (p. 25). Ce n’est finalement qu’après un litige opposant le seigneur Gervais de Château -du-Loir aux moines de l’abbaye Saint-Vincent que sera donnée, à la fin du XIe siècle, la première définition (p. 26) : « nul ne peut être appelé aubain, à moins qu’il ne vienne sur une terre et que, sur celle - ci, il n’ait ni parent, ni ami, ni hôte de quelque sorte que ce soit et qu’il ne soit que de passage ». Même si l’auteur admet que cette solution n’a pas connu une très grande publicité. Néanmoins, l’idée d’une absence d’attache personnelle (naissance, famille ect.) se retrouve comme le trait caractéristique dans les nombreux actes relatifs aux aubains ; Bernard D’ALTEROCHE, De l’étranger à la seigneurie à l’étranger au royaume : XI-XVe siècle, LGDJ, Paris, 2002, pp. 14-25.

Etymologiquement, ce serait pour Jacques Poumarède, « celui qui est banni ailleurs », le terme ban désigne un pouvoir général. L’aubain est donc celui qui est « normalement sous le commandement d’un autre seigneur » ; Jacques POUMARÈDE, « Approche historique… », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE,

Droit des minorités…, op.cit., pp. 60-61. Marc BLOCH, « Liberté et servitude perso au Moyen Âge, particulièrement en

France », Anuario de Historia del derecho español, Madrid, 1933, p. 14 534 Marguerite BOULET-SAUTEL, « L’aubain… », art.cit., p. 70. 535 Marguerite BOULET-SAUTEL, ibid., p. 75.

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Marguerite BOULET-SAUTEL, ibid., p. 86.

537 « À partir du XIVe siècle et parfois seulement à partir du XVe siècle que nos documents commencent à formuler expressément pour l’aubain l’incapacité de transmettre ses biens à d’autres héritiers qu’à ses descendants […] é voque irrésistiblement l’institution voisine de la mainmorte » ; Marguerite BOULET-SAUTEL, ibid., p. 79.

538 Marguerite BOULET-SAUTEL, ibid., pp. 75-76. Cependant, l’auteure précise que les « incapacités de formariage et de chevage, ou autres redevances analogues au chevage » sont localisés, leur histoire est aussi « plus brève » pour disparaître « dans le cours du XVe siècle » ; Marguerite BOULET-SAUTEL, ibid., pp. 77-78.

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Albert RIGAUDIERE, Histoire du droit et des institutions dans la France médiévale et moderne, Corpus Histoire du droit, 4e édition, Economica, Paris, 2010, 893 p.

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l’Europe exerce une incroyable force d’attraction541

qui peut être résumée par le célèbre proverbe médiéval allemand : « l’air de la ville rend libre ». Cependant, en fonction de la nature des concessions octroyées, de l’autorité de tutelle et du territoire d’implantation, la condition des migrants demeure très inégale. D’ailleurs, il existe « une très grande variété de termes servant à désigner l’étranger », ce qui est « loin d’être indifférent » pour comprendre la variabilité de leur condition sociale542

. Toutefois, au XIVe siècle, avec l’affermissement du pouvoir royal, les autorités tentent de « discipliner […] tous les groupes sociaux secondaires qui ont proliféré au Moyen Âge »543 et d’imposer une autorité verticale commune. De plus, avec la guerre de Cent Ans, une certaine idée « nationale » va progressivement émerger pour donner, avec le terme de patria, un véritable sentiment d’appartenance collectif qui est notamment utilisé par Guillaume de Nogaret dans le conflit opposant Philippe le Bel au pape Boniface VIII544. Dans cette configuration, la condition d’étranger évolue progressivement. Elle n’est plus déterminée « simplement en référence à une cité ou une province quelconque »545, mais depuis le XIIIe siècle par la prise en compte de la naissance hors du royaume. Or, le roi qui cherche au nom de sa souveraineté546 à « dépasser » la structure féodale pour faire échec, « non sans résistance »547, aux prétentions seigneuriales concurrentes aux siennes et d’y enraciner son autorité548

, transforme le sentiment d’appartenance. À ce titre, il modifie au sein de la population la nature de l’Autre, à la fois comme élément associatif/intégratif ou, au contraire, comme l’élément dissociatif.

541 Jacques POUMARÈDE, « Approche historique… », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE, Droit des minorités…, op.cit., pp. 61-62.

542

François OLIVIER-MARTIN, Histoire du droit…, op.cit., p. 47. 543 François OLIVIER-MARTIN, ibid., p. 319.

544 Jacques POUMARÈDE, « Approche historique… », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE, Droit des minorités…, op.cit., p. 72.

545 François OLIVIER-MARTIN, Histoire du droit…, op.cit., p. 61. 546 Bernard D’ALTEROCHE, De l’étranger à la seigneurie…, op.cit., p. 50. 547

Bernard D’ALTEROCHE, ibid p. 89.

548 Le « droit d’aubaine a pu être tenu en échec dès la fin du XIIIe par les lettres de bourgeoisie et surtout dès la seconde moitié du XIVe siècle, par les lettres de naturalité. Concédées par le roi […] confèrent des privilèges soigneusement énumérés qui rapprochent la situation de ses bénéficiaires des « naturels » français sans les y assimiler totalement ». Ces concessions, « finiront par rapporter plus au fisc que le droit d’aubaine lui -même ». Même si ce n’est qu’avec le décret du 6 août 1790 que le droit d’aubaine sera aboli « pour toujours » ; Anne LEFEBVRE-TEILLARD, introduction historique au

c. Les Juifs au Moyen Âge

« Ici reposent nombreuses les générations du peuple d’Israël qui, durant de longs siècles, ont souffert toutes les humiliations, toutes les injures pour demeu rer fidèles à leurs croyances. »549.

Les persécutions dont sont victimes au Moyen Âge les Juifs demeurent en Europe une constante historique550 durablement ancrée dans les mentalités, dans la géographie urbaine et dans l’économie locale551

. Elles deviendront, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, l’un des puissants mouvements en faveur d’une protection des minorités.

Pendant le haut Moyen Âge, à l’exception des conversions forcées en 576 par Avit, évêque de Clermont552, les exemples de vexations à leur égard dans les territoires sous domination franque semblent être encore peu nombreux. Cette attitude plus tolérante, qui s’exprime aussi chez les Carolingiens553

, tranche avec la fermeté clairement affichée des Wisigoths lors des conciles de Tolède de 693 et 694. Cependant, à l’instar des étrangers, la structure féodale qui se développe ne conçoit qu’avec hostilité l’élément différent de l’organisation sociale. Ainsi, la fixation sur ces craintes de considérations exogènes (politiques, économiques et militaires), a sur la population juive des conséquences particulièrement destructrices. La condition de cette dernière, qui dépend des circonstances locales, est très variable, mais dans la plupart des cas, ses membres sont « serfs d’un genre encore particulier »554. Ainsi, dans les villes proches de grands carrefours commerciaux, par nature plus libéraux, se

549 Julien SEE, La Vallée des Pleurs : Chroniques des souffrances d’Israël depuis sa dispersion jusqu’à nos jours , par Maître Joseph HA-COHEN, 1575, vol. 1 de chroniques Juives, Paris, 1881, p. IX.

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Jean GAUDEMET, Emmanuelle CHEVREAU, Les institutions de l’Antiquité…, op.cit., pp. 443-444. Philippe BOURDREL, Histoire des Juifs de France, Albin Michel, Paris, 1974, p. 15.

551Une récente étude de Lugi Pascali, Professeur de l’université Pompeu Fabra (Barcelone), tend à montrer la connexité (négative) entre ces expulsions au Moyen Âge et la prospérité de ces villes dans nos sociétés contemporaines ; Lugi PASCALI, « Banks and Development : Jewish Communities in the Italian Renaissance and Current Economic Performance »,

The Review of Economics and Statistics, 2016, vol.98, n°1, pp. 140-158.

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Jacques POUMARÈDE, « Approche historique… », in Norbert ROULAND (dir.), Stéphane PIERRÉ-CAPS, Jacques POUMARÈDE, Droit des minorités…, op.cit., p. 65.

553 Jacques POUMARÈDE, ibid., p. 75. 554

. En effet, « le Juif n’a pas accès à la propriété immobilière […] il ne peut s’engager par le serment du fief […] Ne cultivant pas la terre, il ne peut non plus être « censitaire », comme les « vilains » […] Tandis que le serf commun est attaché à la terre qu’il cultive […] le Juif, propriété du seigneur est un bien mobile » ; Philippe BOURDREL, Histoire..., op.cit., pp. 27-29.

développent dès le XIe siècle d’importants foyers de la culture ashkénaze : ils sont localisés le long de l’axe rhénan mais aussi à Troyes avec les travaux de Rachi, à Narbonne (Rabbi Moche Ha-Darchane), à Limoges, à Arles, à Béziers ou à Lunel555. Malgré des humiliations sporadiques à Pâques (Toulouse) ou pendant les Rameaux (Béziers), dans la Languedoc les Juifs restent acceptés culturellement. Ils sont aussi intégrés à égalité avec leurs spécificités dans la stratification locale dans laquelle ils occupent des responsabilités publiques556.

Cependant, la période des Croisades marque une véritable rupture en exacerbant les tensions qui deviennent l’exutoire à une violence déjà latente qui se généralise, y compris dans les aires de tolérance de Limoges ou du Rhin557. Le moine Pierre de Cluny, s’adressant au roi Philippe Ier de France, traduit le ressentiment diffus au sein de la population : « pourquoi devons-nous chercher les ennemis du Christ dans les pays lointains, lorsque les Juifs blasphémateurs, qui sont bien pires que les Sarrasins, vivent au milieu de nous »558. Ces propos sont alimentés par un