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L’ APPRENTISSAGE DE LA LANGUE

1. L’apprentissage des adultes

L’apprentissage de la langue se fait généralement dans le pays d’accueil durant le XXe siècle. Dans des cas particuliers, le migrant a déjà des bases de la langue française, c’est le cas pour les habitants des anciennes colonies et département français (Algérie) qui ont bénéficié de l’école en langue française ou des contacts fréquents avec des Français, et de ceux qui ont pu être inscrits dans des collèges ou lycées français à l’étranger, ce qui requiert un certain niveau de vie. Généralement, jusqu’à la mise en place du regroupement familial, les migrants ne parlaient pas français lors de leur première arrivée sur le territoire.

* L’apprentissage « sur le tas ».

Ce qui ressort le plus des récits, c’est la notion d’apprentissage « sur le tas». Cette expression semble être partagée par tous, sans distinction de pays d’origine. Cette notion se retrouve chez Arthur Derderian, Rosa Carbone, Pio Gaveglia, etc. Cette notion s’applique surtout aux générations qui sont venues dans le cadre d’une immigration économique. Cela sous-entend une population plutôt masculine, surtout avant la Deuxième Guerre mondiale. Venus ou non avec des contrats de travail, lors du premier emploi, les immigrés apprennent les bases du français sur leur lieu de travail, et cela de façon très rapide car ils commencent à travailler quelques jours après leur arrivée en France. Cet apprentissage est parfois facilité par des traducteurs, qui sont souvent des immigrés ou des filles ou fils d’immigrés parlant encore les deux langues. Rosa Carbone raconte ainsi que lors de la fin de la première journée de travail, son patron a recours à une femme italienne et « il lui fait traduire ce que je devais

faire ».

Pour les adultes, le travail n’est pas le seul lieu d’apprentissage de la langue. Il existe depuis longtemps des cours du soir pour les immigrés, mis en place par les entreprises, des associations ou des collectivités territoriales. Mais ceux-ci ne sont pas généralisés avant les années 1950/1960, et tous les immigrants n’y ont pas forcément accès. Les enfants ne s’en souviennent pas forcément que ces cours existent, et sont dans une construction d’un récit, dans un « souci de donner sens » selon Bourdieu13.

Arthur Derderian dit au sujet de ses parents, venus en 1926 en France : « Ils l’ont [la langue

française] appris comme cela, il n’y avait pas d’école comme on trouve maintenant dans les mairies. ».

On retrouve aussi cela chez Angèle Santoro qui dit que « Mes oncles quand ils sont

arrivés, ilq ont suivi des cours du soir mais mon père non. Je ne suis pas sûre que ça existait au moment où il est arrivé ». Pourtant, Pio Gaveglia précise que son père, arrivé deux ans

avant celui d’Angèle, « prenait des cours du soir pour parler français, mais c’est une

question de volonté quoi. » On est donc dans la reconstruction d’un récit, une « illusion

biographique » 14 en cherchant à justifier pourquoi les parents n’ont pas une totale maîtrise de la langue française.

Pio Gaveglia souligne que ces cours sont assez difficiles. C’est peut-être pour cela que beaucoup d’adultes ont préféré ne pas les suivre. Habiba M. précise elle que son mari a pris des cours du soir en arrivant, mais a arrêté car « c’était trop dur pour lui ». Retourner à l’école, suivre des cours après le travail n’est pas à la portée de tous, surtout lorsque l’usage de la nouvelle langue n’est pas indispensable.

C’est pour cela que le cas du père Ihor Ivantsiv est particulier. Son métier rend obligatoire une très bonne maîtrise de la langue française. Venu pour faire ce travail spécifique (prêtre), des cours de français lui sont indispensables, c’est pour cela que son arrivée en France a été encadrée et il a bénéficié d’une longue formation en langue. Contrairement au migrant plus traditionnel, il n’a pas eu besoin de travailler tout de suite. Il a ainsi bénéficié d’un temps d’adaptation, dans des cours dispensé à la « catho », la faculté catholique de Lyon.

« Parce que j’ai été plongé tout de suite dans les études pour la langue française, ce qui a facilité peut-être le contact avec les gens. Pour les autres, ceux qui sont obligés d’aller travailler, peut-être que ça ne se passe pas aussi facilement. Ce qui m’a frappé, la première chose, comme j’étais dans l’Institut de langue et de culture française à la Catho, à

13

Pierre Bourdieu. L'illusion biographique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 62-63, juin 1986. L’illusion biographique. pp. 69-72.

14

l’Université catholique - on dit comme ça, ce sont les multiples nationalités qui étaient dans les classes. On était donc des Suédois, des Chinois, des Vietnamiens, des Coréens, des Polonais, des Argentins, des Brésiliens, ça donnait le vertige. Surtout qu’on a progressé dans la langue française, et plus on progressait plus, on était intéressant l’un pour l’autre parce qu’on pouvait échanger. C’était incroyable parce que, comme ça, on découvre quelque chose qui nous unit, c’est la langue. »

Ainsi, dans la majorité des cas, l’apprentissage des adultes passe d’abord par le travail. Cela est d’autant plus vrai pour les femmes, surtout celles issues du regroupement familial, qui n’immigrent pas pour des raisons économiques. L’apprentissage est freiné par des contacts moins fréquents avec la sphère publique.

* La barrière de l’emploi.

Lorsque les femmes travaillent en arrivant dans le pays d’accueil, elles apprennent aussi « sur le tas », c’est le cas pour Rosa Carbone, pour la mère d’Arthur Derderian, ou pour celle d’Angela Marciano. Par contre, pour beaucoup de femmes qui ont rejoint leur conjoint, l’apprentissage de la langue se fait différemment, et parfois plus difficilement. C’est souvent dans la cellule familiale que se fait l’apprentissage. Majoritairement, dès que les femmes ont des enfants, elles restent à la maison pour garder les garder et s’occuper des multiples tâches ménagères. Leur contact avec l’extérieur était pour certaines assez dur. Les femmes apprennent par leurs enfants ou leur mari mais il s’agit toujours d’un « français approximatif », qui s’apparente plus à un mélange de plusieurs langues. Ce phénomène est très fréquent, comme l’explique Fransceca Sirna15, surtout pour les migrants d’origine italienne, où l’italien n’a pas remplacé les dialectes locaux, cela engendrant un « langage mixte ».

Angèle Santoro raconte au sujet de sa mère qui ne travaille pas : « Ma mère elle n’a

jamais appris à parler français. Elle parlait un mélange d’Italien, ou plutôt du dialecte local, et de français mais elle ne pouvait pas se débrouiller toute seule.»

Pio Gaveglia explique que pour sa femme, arrivée d’Italie : « Bien sûr au début je lui parlais

italien, mais après je lui parlais français et avec les enfants on parlait français ». On retrouve

chez beaucoup de familles ce mélange de langue maternelle et de français, surtout pour ces femmes qui sont à domicile. Le rôle des enfants est alors très important, et ils sont parfois un des vecteurs d’apprentissage de la langue. Ils ont même un rôle essentiel lorsque les immigrés se retrouvent face à des situations où l’usage du français devient nécessaire. Angèle Santoro explique ainsi que sa mère était dans une posture de dépendance pour des actes simples du quotidien : « Il fallait toujours qu’il y ait quelqu’un avec elle quand elle voulait faire quelque

chose, pour se faire comprendre. Elle ne pouvait pas aller faire grand chose toute seule. Même pour les courses c’était difficile de se faire comprendre. Elle parlait son langage à elle. »

C’est aussi le cas pour A Derderian expliquant le rôle « d’intermédiaire » de sa sœur : « Au

niveau de mes études, c’est plutôt ma sœur aînée, qui est née en 1934 à Lyon, qui les a suivies puisque c’est elle qui connaissait mieux le Français pour parler avec les profs. »

Les femmes sont donc celles qui pratiquent le plus leur langue d’origine. Ceci est renforcé par un facteur culturel, ce sont généralement les femmes qui gardent plus les contacts avec le pays d’origine, surtout dans le cas d’appels téléphoniques. Pio Gaveglia avoue que pour donner des nouvelles à la famille, c’est sa femme qui s’en occupe, elle donne des

15

Francesca Sirna, « L’enquête biographique. Réflexion sur la méthode », dans Aggoun Atmane,

nouvelles « orales, bon, c’est plutôt ma femme qui s’en occupe ! ». Habiba M. dit donner de ses nouvelles tous les quinze jours « au moins » et toujours dans sa langue maternelle. Rosa Carbone dit donner des nouvelles « par le téléphone; chaque semaine, je téléphone ».

C’est pour cela qu’on retrouve souvent des termes comme « français approximatif » pour la mère d’Angèle Santoro ou « proprement français » pour la mère d’Arthur Derderian, qui montre un apprentissage du français incomplet pour les femmes et une langue toujours empreinte de langue maternelle.

* Écrire et lire, l’autre apprentissage.

L’apprentissage de la langue n’est pas qu’au niveau de la parole, mais c’aussi au niveau de l’écrit. Lire et écrire dans la nouvelle langue n’est pas systématique, surtout pour les hommes et les femmes qui n’ont pas recours à l’écrit dans leur travail (travail dans les usines, les chantiers, etc.).

Habiba M. explique que son mari parle le français, mais qu’il ne sait pas lire ni écrire en français, et que cela avait des répercussions au travail : « […] mon mari il touchait pas

bien et le patron il lui faisait de la misère. Comme mon mari il ne sait ni lire ni écrire. Alors il profite sur lui. Après il a arrêté et voilà. » Elle, qui sait lire et écrire le français, explique que

c’est elle qui aide des « voisines » à traduire des documents, notamment pour les papiers administratifs, bien qu’elle dit avoir eu de l’aide d’une assistante sociale au début pour faire « les papiers ».

Rosa Carbone qui elle aussi parle très bien français raconte un incident à une réunion avec d’autres aide-ménagères, dont une sous-entend qu’elle ne sait pas lire et écrire : « Je ne

disais rien, la responsable a répondu : « ‘Peut-être que vous savez lire et écrire le français mais madame Carbone, elle sait faire autre chose’. J’étais plus étrangère que Française. Et pourquoi je vous dis cela ? Parce que ma patronne m’a fait confiance, elle m’a pris en charge. Elle me remplissait les papiers.»

Si parler est un facteur d’intégration, on voit que lire et écrire l’est aussi, mais comme cela est plus compliqué, les migrants ont plutôt tendance à demander de l’aide extérieure. C’est le cas quand il s’agit de dossier de naturalisation ou de bourse.

Arthur Derderian qui dit que ses parents parlant français ont parfois besoin d’aide. Pour les documents administratifs, dans ce cas pour des documents relatifs à la naturalisation, c’est « ma sœur qui a rempli les papiers hein, comme c’est elle qui connaissait le français, pour

mes deux parents ». Angèle Santoro affirme la même chose au sujet des papiers pour se faire

naturaliser expliquant : « Il y avait une dame aussi à Tassin qui l’a aidé… à faire les papiers.

Je ne sais pas trop qui c’était, comment il se connaissait ». Pour Angela Marciano, c’est sa

directrice d’école qui l’a aidée à obtenir une bourse « Et donc, cette directrice, elle s’est

occupée de ce dossier pour mon entrée au lycée technique pour que j’apprenne un métier, et comme je travaillais bien, j’ai bénéficié d’une bourse. »

L’apprentissage de la lecture et de l’écriture est plus difficile que l’apprentissage de la langue, et on voit que c’est pour les papiers administratifs, généralement compliqués, que les personnes demandent de l’aide. Assez souvent, c’est de la part des réseaux familiaux et amicaux que vient l’aide. Le rôle des enfants est aussi important, car ils aident leurs parents à la compréhension. Les modalités d’apprentissage de la langue chez les enfants sont différentes, et souvent liées au milieu scolaire.