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L’apport des sociologues des sciences à l’étude des publications

2.1 La sociologie des sciences

2.1.5 L’apport des sociologues des sciences à l’étude des publications

Nous retenons essentiellement de ces travaux l’accent mis sur l’articulation entre publications et les communautés scientifiques dont l’acte de publier se révèle comme une pratique fondamentale, même stratégique, des chercheurs. Car comme les sociologues des sciences démontrent, les articles publiés sont des mécanismes d’échange liés à la structure et au développement d’un champ scientifique (Merton, 1938).

Dans ce sens, l’articulation entre la publication et la communauté scientifique est étudiée pour rendre compte des processus par lesquels les scientifiques s’assignent une position à l’intérieur du système social, la corrélation entre la quantité de recherche produite par un scientifique et sa qualité ou encore sa reconnaissance, la

manière dont le système de récompense de la science agit pour encourager les esprits novateurs, la manière dont les facteurs extrascientifiques (sexe, origine, ethnique, religion) influencent l’obtention d’une reconnaissance et finalement la nature des relations entre stratification sociale et progrès scientifique proprement dit.

Ensuite, cette articulation montre de quelle manière la motivation fondamentale des chercheurs est l’obtention de reconnaissance, de la notoriété (Hasgtrom, 1965). Ainsi, pour Hagstrom, « le cœur de la communauté scientifique — sa dimension régulatrice — n’est pas la structure normative identifiée par Merton mais son “ système d’échange ” » (Dubois, 1990 : 32), dont l’acte de publier est généré par le désir de reconnaissance sociale, ainsi que le contrôle interne à la science. Les publications scientifiques jouent ainsi le rôle de filtres qui légitime le travail des chercheurs. Le lien qui unit le scientifique à sa communauté est ainsi de nature transactionnelle : il consiste à échanger de l’information contre de la reconnaissance.

Là où Merton considère que le scientifique est normativement motivé à explorer la nature de façon “ désintéressée ”, pour Hasgtrom, la motivation première du scientifique est d’obtenir la notoriété; l’institution ne faisant qu’utiliser ce désir de reconnaissance pour parvenir à ses fins : étendre le domaine des connaissances scientifiques. (Dubois, 1990 : 33)

En accentuant l’intérêt que toute pratique scientifique amène, Pierre Bourdieu (1975) voit la communauté scientifique comme « un marché des biens symboliques sur lequel s’opposent des individus ou des groupes d’individus cherchant à maximiser leur profit » (Dubois, 1990 : 122). Ici, l’acte de publier forme partie des stratégies politiques des chercheurs pour obtenir de la visibilité, améliorer et réaffirmer leur position dans leur propre champ et ainsi obtenir de l’autorité scientifique. Par conséquent, il n’existe pas de collaboration entre chercheurs, car ils sont des concurrents qui « luttent les uns contre les autres » (Dubois, 1990 : 123) pour l’autorité scientifique.

De leur côté, Latour et Woolgar (1986), ainsi que Knorr Cetina (1981) conçoivent aussi l’organisation collective des scientifiques comme un marché transactionnel,

mais dans ce marché l’information forme partie du capital que les chercheurs investissent pour l’accumulation de la crédibilité. Cette

[…] accumulation du crédit-crédibilité s’apparente à un cycle. Les scientifiques ne sont intéressés réellement ni par leurs données, ni par les arguments qu’ils élaborent à partir de ces données, ni encore par la rédaction d’articles, ni par la reconnaissance sociale générée par ces articles, ni par les moyens humains, techniques et financiers qu’ils peuvent obtenir une fois la valeur de leur travail reconnue. Ce qui les intéresse fondamentalement, c’est la possibilité d’assurer la conversion de ces éléments les uns dans les autres selon une modalité globalement circulaire et d’assurer l’extension de ce cycle de reconversion. (Dubois, 1990 : 127)

Finalement, Price (1963) « n’envisage pas l’activité scientifique indépendamment de l’article scientifique » (Dubois, 1990 : 179), « les références et citations qu’il contient représentent l’expression d’une unité sociale plus large » (Dubois, 1990 : 178), ainsi que la structure cumulative de la science. Dans son étude il élargit la notion de communauté scientifique à celle plus générale de « système d’interaction ». En étudiant ce système d’interaction, Price identifie des groupes sociaux qui se constituent autour d’un front de recherche, groupe qu’il est possible d’identifier à partir de la tendance naturelle de ses membres à se citer les uns les autres, dénommés par lui avec le terme de « collège invisible ». « Saisis collectivement ces chercheurs ne sont jamais réductibles à un espace institutionnel clairement délimité - une organisation formelle comportant des critères d’exercice de l’autorité par exemple. Ils sont de nationalités différentes et appartiennent à des institutions différentes. Le seul espace qui permet de penser leur communauté est celui de leurs échanges » (Dubois, 1990 : 181).

Par la suite, Diana Crane (1972) substitue à la notion de « collège invisible » celle de « cercle social », car pour elle

Le concept proposé par Solla Price lui semble décrire un aspect trop limité des réseaux scientifiques, […], en se centrant de façon trop exclusive sur l’élite scientifique […]. Un cercle social représente un regroupement d’individus fondé sur une communauté d’intérêts cognitifs. Ce regroupement n’a pas de

limites organisationnelles précises : il n’existe à l’intérieur du cercle aucune hiérarchie officielle. Les interactions entre les membres du cercle sont à la fois directes et indirectes : directes lorsque par exemple deux chercheurs discutent de façon informelle d’un problème technique; indirectes lorsque les idées émises par un scientifique influent par personne interposée sur un autre chercheur lié au réseau. (Dubois, 1990 : 183)

Les observations de Price et Diana Crane « convergent en effet pour montrer que l’activité d’un scientifique n’est jamais réductible à un site, ni même à une discipline » (Dubois, 1990 : 186).

Au terme de ce rapide survol des principaux éléments théoriques du champ de la sociologie des sciences qui « cadrent » notre recherche, il convient de préciser que l’analyse des revues Canadian Journal of Communication et Communication nous permet d’observer de quelle manière la création de ces revues contribue à l’institutionnalisation des études universitaires en communication au Canada, ainsi qu’à l’établissement des programmes des études en communication dans leurs institutions universitaires respectives.

L’analyse bibliométrique des articles, et leurs références bibliographiques, publiés dans ces revues nous met sur les traces de la position des chercheurs canadiens dans leurs institutions, en voyant la quantité d’articles qu’ils ont publiés. Nous ne pouvons toutefois pas affirmer qu’ils sont les chercheurs dominants dans le champ des études canadiennes en communication, dans le sens où l’entend Bourdieu (1975), car les revues étudiées, même si elles sont les plus anciennes dans le champ, ne représentent pas la totalité de la recherche produite dans le domaine.

En plus, selon les éditeurs et directeurs de ces publications, les articles y étant publiés n’apportent pas de reconnaissance ni de points importants pour la promotion des chercheurs dans leurs institutions. Pour ces raisons les chercheurs des études canadiennes en communication préfèrent souvent publier ailleurs, dans des revues internationales plus prestigieuses. Dans ce sens, Rowland Lorimer mentionne dans l’éditorial du Volume 25 (1) 2000 du CJC que,

This journal is the single, general, English-language journal of communication in Canada. Given that identity, a future communications historian might reasonably assume that the contents of this journal are a reasonable representation of activity in the field. That assumption would be incorrect. In fact, communications research is scattered throughout a variety of Canadian and international publications including journals as well as government and other reports and anthologies. […] The existence of these literatures notwithstanding, former CJC editor Eugene Tate, in his essay in this volume, attributes the lack of comprehensiveness of this journal to career strategies on the part of communication scholars who seek greater rewards from the apparently greater solidity and prestige of the disciplinary journals. I would agree that this is yet another reason. Other journals are indeed a factor, some of them disciplinary. Scholars usually want to publish where they will be paid the greatest attention and receive the greatest recognition by one’s peers. It is also both wise and astute to place articles in journals and in other publications where there is an obvious fit. (Lorimer, 2000: 3-4)

François Cooren, professeur en communication organisationnelle à l’Université de Montréal exprime, dans le colloque Revues Savantes et Diffusion du Savoir en Communication tenue en novembre 2005, que « les institutions québécoises encouragent les chercheurs à ne surtout pas publier en français » (Cooren, 2005), car les articles publiés dans les revues comme Communication ne sont pas autant considérées pour les promotions des chercheurs. Malgré cela, la liste des auteurs qui publient dans Communication, présentée par Roger de la Garde au cours du même colloque, montre que la majorité des articles publiés provient de chercheurs québécois.

En outre, les caractéristiques particulières de Canadian Journal of Communication et de Communication, toutes les deux créées par initiatives individuelles, associées pendant quelque temps à l’Association Canadienne de Communication (ACC), espaces ouverts, en particulier, à la diffusion des articles des chercheurs des études canadiennes en communication — anglophones et francophones —, évoquent plus que la manifestation d’un espace de lutte pour l’autorité scientifique (Bourdieu, 1975), ou la recherche de la crédibilité (Latour et Woolgar, 1986; Knorr Cetina, 1981), un espace de rencontre, d’échange et de cordialité qui est visible dans les

éditoriaux des revues qui encouragent toujours les chercheurs à contribuer comme éditeurs invités des numéros spéciaux ou avec leurs articles. À titre d’exemples, le numéro « Teaching Critical Communication Studies » (CJC, Vol. 11, No 1, 1985) coordonné par Peter A. Bruck, dans lequel il exprime que :

The papers included in this issue have been in part solicited by myself from participants in the Guelph workshop and in part submitted in response to a widely published call for papers. I want to thank all who sent in contributions. While some might not be published here, they form the body of discussion which will go on. All articles were anonymously reviewed, and I want to thank the reviewers for freely giving their time. (Bruck, 1985: 2)

De même, la publication dans les revues des conférences Southam présentées dans les réunions de l’ACC. Dans le Volume 10, 1989 de Communication, Roger de la Garde mentionne, dans l’éditorial, que « Cette année encore, la revue Communication présente le texte intégral de la Conférence Southam. L’invitée de l’Association canadienne de communication était Mme Thérèse Paquet-Sévigny, Secrétaire générale adjointe à l’information des Nations Unies ». Des exemples comme ceux-ci montrent de quelle manière les revues participent à des activités organisées dans le champ des études canadiennes en communication, et ainsi qu’elles contribuent aux échanges entre leurs membres. Par ailleurs, sont aussi évidentes les relations amicales entre les éditeurs des revues, car comme nous observons dans le Canadian Journal of

Communication se considère comme une « sister publication » de Communication.

2.2 La communication scientifique et son analyse