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L’héritage des études quantitatives que la sociologie nord-américaine

2.1 La sociologie des sciences

2.1.4 L’héritage des études quantitatives que la sociologie nord-américaine

Jusqu’à la fin des années soixante-dix, les méthodes de recherche employées par la sociologie des sciences sont très limitées. D’une part, Merton signale comme principales méthodes : l’analyse de contenu, empruntée aux études de communication de masse, ainsi que la prosopographie, empruntée à l’histoire; d’autre part,

Lately research procedures have been developed that are specific to the discipline of the sociology of science. They are specialty-specific procedures in a double sense: first, in their being connected to certain distinctive aspects of the cognitive and social structures of scientific knowledge and second, in having been invented as part of that discipline or of having first been put to use in it. (Merton, 1979: 47)

Les speciality-specific procedures dont il parle sont : l’analyse de contenu (Berelson, 1959), l’analyse de citation (Garfield, 1979) et les paramètres (Price, 1963), ainsi que les indicateurs produits par ces analyses (Merton, 1979: 47-59). Plus tard, la sociologie des sciences emprunte à d’autres courants et traditions des méthodes de recherche telles que : l’ethnographie, les histoires de vies, l’analyse sémiotique (des textes scientifiques) et l’analyse des réseaux de communication, parmi d’autres, c’est-

à-dire, des méthodes fondées sur des perspectives socioculturelles qui ne sont pas conçues selon le cadre de Merton et ses disciples (Dubois, 1999).

En cherchant un appareil descriptif qui lui permet de faire différentes analyses de la croissance du savoir scientifique, Merton découvre la scientométrie ou les études quantitatives de la science et de la technologie, dont l’origine, d’après lui, se trouve dans l’Histoire des sciences et des savants depuis deux siècles (1873) écrite par Alphonse de Candolle, ouvrage dans lequel « la science est analysée en tant qu’entité dont le développement reflète les influences politiques, religieuses, sociales ainsi que culturelles, et, pour ce faire, il utilise des méthodes statistiques dans l’étude biographique des scientifiques » (Merton, 1979: 48, traduction libre Karla Ramirez).

Dans ce sens, l’analyse de la croissance de la science est l’axe du travail développé depuis les années soixante (Okubo, 1997), qui donne des résultats intéressants, en particulier dans la définition quantitative des tendances, concentrations et réseaux de communication dans le domaine nommé bibliométrie ou dans son acception plus large de « scientométrie » ou les études quantitatives de la science et de la technologie. Le fondateur de cette tendance est le physicien et historien des sciences Derek J. de Solla Price, qui analyse la nature de la distribution de la productivité scientifique.

My approach will be to deal statistically, in a not very mathematical fashion, with general problems of the shape and size of science and the ground rules governing growth and behaviour of science-in-the-large. That is to say, I shall not discuss any part of the detail of scientific discoveries, their use and interrelations. I shall not even discuss specific scientists. Rather, treating science as a measurable entity, I shall attempt to develop a calculus of scientific manpower, literature, talent, and expenditure on a national and on an international scale. From such a calculus we hope to analyze what it is that is essentially new in the present age of Big Science, distinguishing it from the former state of Little Science. (Price, 1963: Préface)

Price établit statistiquement que la science grandit d’une manière exponentielle. En plus, l’analyse qu’il effectue de la publication comme mécanisme de communication scientifique est très intéressante en tant que suite de l’œuvre de Merton (1938):

Scientific communication by way of the published papers is and always has been a means of settling priority conflicts by claim-staking rather than avoiding them by giving information. […] claims to scientific property are vital to the make-up of the scientist and his institutions. For these reasons scientists have a strong urge to write papers but only a relatively mild one to read them. For these reason there is a considerable social organization of scientists whose aim is to establish and secure the prestige and priority they desire by means more efficient than the traditional device of journal publications. (Price, 1963: 69-70) « Price n’envisage pas l’activité scientifique indépendamment de l’écrit scientifique » (Dubois, 1990 : 179), donc, « l’article scientifique ne vaut pas uniquement par sa valeur informative explicite. Il constitue, à travers les références et citations qu’il contient, l’expression d’une unité sociale plus large » (Dubois, 1990 : 178). Ainsi, « la structure cumulative de la science », affirme Price, suit l’image d’un accroissement des contributions qui ressemble à une pile de briques. « Chaque chercheur ajoute sa brique à la pile dans une séquence ordonnée qui est, du moins en théorie, destinée à demeurer à perpétuité comme un ouvrage intellectuel bâti avec adresse et art, reposant sur les fondations primitives et se hissant jusqu’aux limites supérieures du front de recherche grandissant de la connaissance » (Price,1962, cité et traduit dans Polanco, 1995: 20).

La relation dimensionnelle évidente, à travers les citations et les références que contiennent les articles, suggère à Price l’existence de deux modalités citationnelles : la « citation d’archive » et la « citation de front de recherche » (Dubois, 1999: 180). Certains auteurs citent les textes indépendamment de leur date de création, et pour d’autres, « le critère de citation est la proximité temporelle des textes par rapport aux travaux de l’auteur qui s’y réfère » (Dubois, 1990 :180). Price analyse donc cette dernière modalité de citation, à partir de laquelle devient possible, selon lui, de trouver des éléments d’information sur les relations entre les gens à partir des articles

eux-mêmes. L’étude de cette tendance des groupes sociaux à se citer les uns les autres permet à Price de proposer l’expression des « collèges invisibles » regroupant « les auteurs les plus prolifiques et en même temps les plus cités » (Polanco, 1995 : 24). « Ces groupes d’élite qui se constitueraient au sommet de la communauté scientifique et autour d’un front de recherche » (Polanco, 1995 : 24).

For each group there exists a sort of commuting circuit of institutions, research centers, and summer school giving them an opportunity to meet piece-meal, so that over an interval of a few years everybody who is anybody has worked with everybody else in the same category. Such groups constitute an invisible college, in the same sense as did those first unofficial pioneers who later banded together to found the Royal Society in 1660. In exactly the same way, they give each man status in the form of approbation from his peers, they confer prestige, and, above all, they effectively solve a communication crisis by reducing a large group to a small select one of the maximum size that can be handled by interpersonal relationships. (Price, 1963: 85)

La formation des collèges invisibles représente la formation d’un réseau de communication informelle qui tend donc à résoudre le problème de communication scientifique, ainsi que celui de l’organisation du travail. « C’est d’ailleurs l’un des sujets de l’enquête qu’il publie en 1966, sous le titre de Collaboration in an Invisible

College, où il décrit un collège invisible comme un groupe restreint, formé par des

membres de nationalités différentes et fondé sur des relations interpersonnelles (et non nécessairement institutionnelles), qui assure un circuit d’échanges efficaces » (Polanco, 1995: 40). De plus, les membres d’un collège invisible représentent aussi un « groupe de pouvoir », « contrôlant au niveau local et national la répartition des fonds de la recherche comme la définition des priorités » (Dubois, 1999: 182).

Par la suite, Diana Crane (1972) analyse les réseaux d’échange d’information scientifique et leurs rapports avec le développement du savoir, et elle remplace le concept de « collège invisible », proposé par Price, par celui de « cercle social » :

This suggests that the term that best describes the social organization of the entire set of members of a research area is the concept of the “social circle”

[Kadushin 1966, 1968]. The exact boundaries of a social circle are difficult to define. The boundaries of this group in terms of its total membership are also difficult to locate. Each member of a social circle is usually aware of some but not all other members. The members of a research area are geographically separated to such an extent that face-to-face contact never occurs between all members and occurs only periodically among some. Indirect interaction, interaction mediated through intervening parties, is an important aspect of the social circle. It is not necessary to know a particular member of a social circle in order to be influenced by him. Not only can a scientist be influenced by publications written by authors whom he has never met, but he can also receive information second-hand through conversation or correspondence with third parties. (Crane, 1972: 13)

Dans le « cercle social » il n’y a pas de leader, même s’il y a des figures centrales, car les chercheurs peuvent conseiller ou critiquer, mais tous ne peuvent pas diriger. Les membres d’un cercle social se réunissent sur la base de leurs intérêts communs vers la résolution des problèmes. L’influence de Derek Price, son tuteur, est évidente, en particulier dans l’application de méthodes sociométriques et bibliométriques à l’étude de ces cercles; de même que « l’influence de Everett Rogers » (Crane, 1972: ix), dans l’étude de la diffusion des connaissances scientifiques.

« Cherchant à préciser la nature et le rôle de ces cercles sociaux de la science, Crane étudie empiriquement la structure sociale d’un secteur de recherche particulier : celui constitué à l’intérieur de la sociologie rurale » (Dubois, 1990 : 183). Ainsi, elle trace « l’histoire de ce domaine de recherche depuis son origine jusqu’à la date de réalisation de la bibliographie retenue (de 1941 à 1966) » (Dubois, 1990 : 183). Crane « identifie la distribution des publications […], l’entrée dans le secteur de nouveaux auteurs, et celle des d’innovations » (Dubois, 1990 : 183). En particulier, elle observe comment l’expansion d’un secteur de recherche se manifeste à partir des liens qu’établissent entre eux les scientifiques, et de quelle manière la communication informelle qu’ils entretiennent leur permet de pallier les lacunes organisationnelles de l’espace scientifique.

Crane analyse ainsi les réseaux d’échange d’information scientifique et leur rapport avec le développement du savoir, mais même pour elle, cette approche s’avère incomplète, car :

It is clear that the enormous growth of new knowledge is necessitating greater flexibility in the formal communication system. Progress in manipulating this system may come about as a result of increased understanding of the ways in which scientists use ideas and of the types of ideas that are most useful to them. The full range of innovations in the formal communication system has yet to be explored. (Crane, 1972: 128)

Par ailleurs, selon Dubois,

Les travaux de Solla Price et D. Crane montrent clairement que l’unité sociale pertinente dans laquelle s’élaborent et se diffusent les innovations scientifiques n’est ni une organisation, ni même une discipline, mais — selon les termes mêmes de Solla Price — un « circuit d’échanges » entre des individus qui interagissent directement ou indirectement en fonction d’intérêts communs (pour Crane, on l’a vu, ces intérêts sont essentiellement cognitifs). Ce circuit n’est pas une réalité immuable : il évolue notamment au gré de la transformation des intérêts des acteurs de la recherche ». (Dubois, 1999: 185)

2.1.5 L’apport des sociologues des sciences à l’étude des publications