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du « prendre soin » au service du jeune enfant accueilli

II- 1.1 L’apport des approches développementales

Selon le dictionnaire, le développement est, au sens de la biologie, « la succession des évènements par lesquels un organisme arrive à maturité » 43. Le bébé humain nait inachevé et fondamentalement immature. Cette néoténie du bébé le rend fragile et dépendant de son environnement. L’enfant va connaître au fil du temps un développement qui concerne son corps, sa psychomotricité ainsi que les domaines du langage, de la cognition, de la socialisation. Sa croissance est influencée par des facteurs extrinsèques environnementaux (alimentation, hygiène de vie et corporelle, conditions socio-économiques – dont le logement – et culturelles, conditions psychoaffectives), des facteurs génétiques, des facteurs intrinsèques comme l’activité hormonale. Ce phénomène de croissance et de maturation du petit enfant, bien connu des pédiatres et puéricultrices, est particulièrement important au niveau du cerveau au cours des deux premières années de vie, ce qui « fait de la période postnatale une période particulièrement sensible. En effet, c’est durant ces premières années que se manifestent les progrès les plus spectaculaires sur les plans de la motricité, du langage et de la communication » 44.

Les représentations du développement précoce de l’enfant ont connu de grandes évolutions sur la période récente. Ainsi la recherche développementale insiste désormais sur les interdépendances entre des domaines jusqu’ici séparés : cognition, attachement, langage, interaction, en montrant notamment les capacités du bébé à prendre l’initiative de l’échange et à le réguler « si la sensibilité

de ses partenaires le lui permet »45. Dans les multiples travaux menés depuis longtemps sur la question, Carl Lacharité de son côté distingue deux modèles de conception différents, pouvant être complémentaires : un modèle « dimensionnel » qui considère le développement comme quelque chose qui arrive à l’enfant à travers une succession de stades et diverses dimensions, et un modèle « relationnel » selon lequel l’enfant évolue sur une trajectoire développementale 46. Plusieurs praticiens intervenants auprès de familles connaissant des situations de vulnérabilité s’inscrivent dans ce deuxième paradigme.

Pour Bernard Golse, « le développement de l’enfant et ses troubles se jouent à l’exact entrecroisement du “dedans” et du “dehors”, soit à l’interface de sa part personnelle et de son entourage, soit encore au point de rencontre des facteurs endogènes (son équipement neurobiologique, cognitif…) et des facteurs exogènes (les effets de rencontre avec l’environnement écologique, biologique, alimentaire et surtout relationnel) » 47.

Le développement de l’enfant n’est pas linéaire, l’une de ses caractéristiques est sa dimension dynamique. Selon Alain Bullinger : « On ne peut pas donner au départ ce qu’on souhaite trouver au terme du développement, ce serait adopter une perspective qui nie le développement lui-même. Le bébé n’est pas un adulte en petit, en moins bien, en plus fragile… Il est à comprendre dans sa spécificité qui se transforme avec le développement. Notre effort de décentration doit être permanent, l’enfance n’est pas un état mais un processus. » 48

Pour comprendre la dynamique du développement et tenter de favoriser une maturation harmonieuse de l’enfant, deux versants sont à prendre en compte d’après Myriam David 49. En premier lieu « le bébé est une personne », c’est-à-dire « un être actif, sensible, doué de capacités » qui

« participe très activement et par lui-même à l’élaboration de sa personnalité », capable « d’activité spontanée ». Et cette activité « est le mode à penser préverbal du bébé, tant pour exprimer les ressentis que pour tenter de comprendre et maîtriser l’ensemble complexe de son expérience vécue ». Mais « cet espace personnel n’est exploité par le bébé que lorsqu’il est satisfait, qu’il n’a pas sommeil, se sent en sécurité dans un environnement connu, dans un espace approprié dans sa taille et son contenu ». Car

« en dépit de tout ce qu’il sait et peut faire », le bébé « a besoin de soins pour survivre ». Pour M. David,

« relation maternelle et relations familiales proches sont les ressources naturelles qui alimentent le développement du bébé ; elles lui sont indispensables, faisant au début partie intégrante de lui ». La force de l’investissement mutuel du bébé et de sa famille est d’après cet auteure irremplaçable, et cela « plus particulièrement dans la capacité des parents à assurer une continuité relationnelle et interactive tout au long du développement du bébé et de l’enfant. Cette notion doit être toujours présente à l’esprit de ceux qui sont amenés à prodiguer des soins à un bébé alors qu’ils ne font pas partie du système familial ».

45 Saïas T., et al. Le développement précoce de l’enfant : évolutions et révolutions. Devenir. 2010/2, vol. 22, p. 175-185.

46 Lacharité C. Éducation à la petite enfance, familles et vulnérabilité. Allocution à la Commission sur l’éducation à la petite enfance, Québec, 12 octobre 2016.

47 Golse B. Qu’est-ce que grandir ? Contraste. 2016/2, no 44, p. 23-39.

48 Bullinger A. Le développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars : un parcours de recherche. Toulouse : Érès, 2007 (1re éd. 2004).

49 David M. Réflexions sur les séparations dans la petite enfance. In : David M. Prendre soin de l’enfance. Toulouse : Érès, 2014, p. 157-162.

Les connaissances sur le développement de l’enfant et la notion de période sensible du développement évoquée ci-dessus conduisent à distinguer, dans la tranche d’âge couverte par l’étude, la période des premiers mois de vie du bébé. Comme le rappelle Michèle Créoff 50,

« les enjeux ne sont pas les mêmes pour les 0-2 ans et pour les enfants ayant acquis la marche et le langage » 51. Nous verrons que, d’après les études disponibles (voir partie III), s’agissant des jeunes enfants confiés en protection de l’enfance, l’âge de 2 ans constitue un seuil en termes de types de problématique ainsi que pour les rythmes et modalités de leur traitement.

Ce développement ne peut se faire que si des réponses sont apportées à ce qui lui est nécessaire : c’est ainsi que les besoins fondamentaux de l’enfant sont fondamentalement liés à son développement 52. Garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant et soutenir son développement sont les deux objectifs de la protection de l’enfance, conformément à l’article 1 de la loi no 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant. L’éva-luation de ces besoins et la réponse à y apporter sont donc au cœur des interventions conduites au titre de cette politique publique.

Réunie fin 2016 pour « asseoir un corpus scientifique partagé » 53, la conférence de consensus sur les besoins de l’enfant a rendu son rapport en février 2017 54. Le cadre théorique dans lequel se situe le travail de la conférence est celui d’Urie Bronfenbrenner, psychologue du développement, sur l’écologie du développement humain, qui aborde le sujet dans son environnement contextuel et dans ses interactions avec les différents systèmes qui gravitent autour de lui, en proposant un modèle des liens existant entre les dimensions individuelles et les différents systèmes constituant l’environnement d’une personne 55. Dans cette théorie, l’environnement le plus important pour l’enfant est constitué de « microsystèmes », c’est-à-dire des relations directes de l’enfant avec les adultes qui s’occupent de lui 56. Le rapport final de consensus retient une lecture des « besoins fondamentaux universels » de l’enfant basée sur la reconnaissance d’un méta-besoin de sécurité, comprenant trois dimensions : les besoins affectifs et relationnels ; les besoins physiologiques et de santé ; et le besoin de protection. S’y ajoutent quatre autres besoins fondamentaux, « au sens où l’absence de satisfaction de l’un d’entre eux, a fortiori de plusieurs, met l’enfant en risque de subir un préjudice développemental » : le besoin d’expériences et d’exploration du monde ; le besoin d’un cadre de règles et de limites ; le besoin d’estime de soi et de valorisation de soi ; le besoin d’identité. Lorsque les besoins fondamentaux de l’enfant n’ont pas été satisfaits qualitativement et dans une temporalité cohérente avec celle de son développement (et ce du fait d’un parcours de vie d’expositions adverses ainsi que des effets de la séparation et du placement), la conférence considère que ces besoins acquièrent une acuité spécifique et doivent être pris en considération comme des « besoins spécifiques », nécessitant un cadre de suppléance compensateur

50 Vice-présidente du CNPE.

51 Propos recueillis lors d’un entretien avec l’ONPE dans le cadre de la présente étude (le 11 décembre 2017). Notons que la langue anglaise dispose d’un terme spécifique, toddlers, pour désigner les enfants qui commencent à marcher.

52 Colson Sébastien, et al. Op. cit.

53 Lettre de mission par Laurence Rossignol, ministre de la Famille, de l’Enfance et des Droits des femmes, 20 juin 2016.

54 Martin-Blachais M.-P. Démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance. Paris : ministère des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, 2017. Rapport remis à la ministre Laurence Rossignol le 28 février 2017.

55 Boutin G., Durning P. Enfants maltraités ou en danger, l’apport des pratiques socio-éducatives. Paris : L’Harmattan, 2008.

56 Cervera M., Jung C. Op. cit.

structurant. Enfin, pour certains enfants relevant de la protection de l’enfance, doivent être pris en considération des « besoins particuliers », comme par exemple ceux relevant d’un handicap.

L’identification d’un corpus des besoins de l’enfant n’implique pas que ces besoins soient une notion applicable de la même manière dans toutes les situations. Chaque enfant a des besoins qui lui sont propres du fait de sa singularité. L’âge, s’il est un critère pertinent pour penser et définir les besoins des enfants et réfléchir aux réponses à y apporter, ne peut pas être le seul.

Le genre, les caractéristiques de l’environnement, les vulnérabilités particulières sont autant de critères pertinents dans la définition des besoins et dans l’adaptation de leurs déclinaisons dans les pratiques 57.

La notion de méta-besoin, retenue par la conférence de consensus, est issue des travaux menés par C. Lacharité, Louise Éthier et Pierre Nolin au Québec. Pour ces auteurs, il s’agit du besoin

« d’établir des relations affectives stables avec des personnes ayant la capacité et étant disposées à porter attention et à se soucier des besoins de l’enfant », ou encore du besoin « d’attention ou de disponibilité psychologique de la part de leur entourage immédiat. En d’autres termes, les enfants ont besoin que les adultes de leur entourage immédiat aient une “théorie implicite” de leurs besoins » 58. Ce besoin est qualifié de « méta-besoin » dès lors « qu’il englobe la plupart (sinon l’ensemble) des autres besoins fondamentaux que peut avoir un enfant au cours de son développement. La satisfaction de ces derniers ne pouvant être atteinte que dans le contexte de la satisfaction suffisante du premier ».

Ce besoin qualifié de « méta », c’est-à-dire considéré comme supérieurement important par rapport aux autres besoins, apparaît donc comme d’ordre relationnel, son enjeu est bien la sécurité de l’enfant. Cette sécurité est une base, à considérer à la fois du côté de la physiologie et du maintien de la vie du corps, et du point de vue de la construction du psychisme du petit humain, ceci dans la perspective de son développement. Pour Emmanuelle Bonneville-Baruchel 59, c’est le besoin du bébé de construire « un sentiment de sécurité de base, assise fondamentale de toute la dynamique de développement ». Afin de comprendre pourquoi disposer de ce sentiment de sécurité de base « relève des besoins fondamentaux de l’enfant, à respecter absolument », cette auteure en explique la nature et l’importance : « Ce sentiment de sécurité, s’il est primordial pendant la toute-petite enfance, reste nécessaire à tous les âges de la vie et constitue une des conditions de la santé mentale. Il correspond essentiellement à la conscience, voire à la conviction, de disposer d’une base sécure dans sa vie. Un QG, un havre ou un home sweet home stable et fiable, dont on peut s’éloigner, mais dont on est sûr qu’on le retrouvera et que l’on peut y revenir se reposer, se ressourcer, se réparer avant de s’envoler à nouveau affronter et découvrir le monde et la vie. Ce peut être un lieu, une situation, le contact d’une personne… C’est une base, dont on peut emporter le souvenir soutenant et réconfortant avec soi lors des pérégrinations hasardeuses, parfois difficiles et douloureuses, dans la réalité externe et dans l’investissement des autres. » Selon cette auteure, ce sentiment de sécurité repose sur trois composantes essentielles : en premier lieu, une figure de sécurité et l’investissement du lien avec elle, c’est-à-dire une personne stable, permanente, disponible, adaptée et empathique que l’enfant investit, parmi toutes ses relations, comme celle qui le sécurise et le réconforte. La continuité

57 Voir la note de synthèse bibliographique Les besoins fondamentaux de l’enfant et leur déclinaison pratique en protection de l’enfance (ONPE, octobre 2016).

58 Lacharité C., Éthier L., Nolin P. Vers une théorie écosystémique de la négligence envers les enfants. Bulletin de psychologie. 2006/4, vol. 484, p. 381-394.

59 Bonneville-Baruchel E. Besoins fondamentaux et angoisses chez les tout-petits et les plus grands : l’importance de la stabilité et de la continuité relationnelle. Le carnet psy. 2014/5, no 181, p. 31-34.

relationnelle avec cette figure de sécurité est la deuxième composante de ce sentiment de sécurité, continuité relationnelle qui évolue et change en suivant l’autonomisation progressive de l’enfant.

Enfin est également nécessaire un lieu de vie qui procure le sentiment d’avoir un chez-soi, un lieu permanent où laisser ses affaires, un cadre de vie, c’est-à-dire une qualité d’espace, une organisation, des rythmes et des règles stables et permanentes.

Un des enjeux majeurs pour les dispositifs de suppléance en protection de l’enfance est de penser et de permettre une réponse adaptée et de qualité à ce méta-besoin de tout enfant, comme nous le verrons aux sections II-2.2 à II-2.4.