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En Maine-et-Loire, comme dans plusieurs départements, la construction de l’asile se heurte à des considérations financières. Il faut l’insistance du ministre de l’Intérieur auprès du préfet, et l’action de Guillaume Ferrus (1784-1861), médecin en chef de Bicêtre et inspecteur général du service des aliénés, pour décider le conseil général à acheter le château de Sainte-Gemmes-sur-Loire162. En 1841, Guillaume Ferrus, suite à la visite de la propriété, fait plusieurs remarques. Dans un premier temps, il insiste sur l’urgence de créer un établissement spécialisé. Les 820 aliénés de Maine-et-Loire, l’absence d’établissement pour les recevoir et le trop plein des asiles voisins (Nantes, Le Mans et Niort) qui empêche l’envoi de ceux de Maine-et-Loire étayent son argumentation163 (la loi du 30 juin 1838 permet d’utiliser les asiles publics des autres départements ou les asiles privés du département164). Dans l’état

160 Loi du 30 juin 1838 sur les aliénés, art. 25.

161 Claude Quétel, La loi de 1838 sur les aliénés, Volume II, L’application, Paris, 1988, p. 8.

162 Jacques-Guy Petit, « Folie, langage, pouvoir en Maine-et-Loire (1800-1841) », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, Tome XXVII, octobre-décembre 1980, p.

163 AD49 (Archives départementales de Maine-et-Loire), 1 N 92, Procès-verbaux des délibérations du conseil général, « Maison d’aliénés. Château de Sainte-Gemmes », séance du 20 août 1841, p. 107.

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actuel, les aliénés sont placés dans des sections d’hospice, dans une position jugée affreuse, il rappelle à cet effet que la séquestration d’un individu « réputé aliéné » est contraire aux libertés individuelles165. Afin de rassurer financièrement le conseil général, il explique qu’il n’est pas nécessaire de créer un asile ex nihilo (une enquête du gouvernement en 1874 montre que trois asiles furent construits entre 1838et 1852166). L’important est de pouvoir établir des divisions, de disposer de bois, de terres et de jardins, mais aussi de fonder un établissement agricole167. Contrairement à Esquirol qui conseillait des bâtiments sans étage pour des raisons de sécurité, Ferrus suggère, pour des raisons financières et hygiénistes, la création de bâtiments à étages. Selon lui, les bâtiments sans étage sont ruineux à cause des frais de construction et de couverture. De plus, il est préférable pour des raisons d’hygiène de faire dormir les malades dans les étages supérieurs : « Les couches inférieures de l’air sont moins saines que les couches supérieures168. » Guillaume Ferrus estime que la maison de Sainte-Gemmes pourrait accueillir dans un premier temps 400 aliénés, et rapidement 800 avec un quartier pour les hommes et un pour les femmes169. Un quartier pour les aliénés riches et pensionnaires devra être envisagé (si l’asile est d’abord créé pour les indigents, la présence de pensionnaires permet de diminuer la part du département)170. Le projet associe un architecte parisien, Edouard Moll, le Dr Levincent (1843-1854) nommé directeur-médecin et le pouvoir central, le ministre de l’Intérieur et son représentant le Dr Guillaume Ferrus, qui jugent et orientent le programme. Trois projets sont réalisés, ils ont pour point commun d’assurer le placement de plusieurs dizaines d’aliénés dans les plus brefs délais mais aussi de s’appuyer sur les constructions existantes par souci d’économie. Edouard Moll réalise un premier projet en février 1843, il est repoussé par Guillaume Ferrus, le conseil général et le Dr Levincent pour des raisons financières171, mais aussi pour des raisons d’hygiène (100 lits en plein midi sous l’ardoise) et pratiques (la nécessité d’une installation provisoire, l’isolement qui laisse à désirer). L’absence de pensionnat, condition sine qua non de la prospérité de l’asile, est aussi reprochée172. En mai 1843, un second projet est réalisé par le Dr Levincent qui renonce, par souci d’économie, à la construction du quartier des femmes173. Elles sont, dans un premier temps, sans souci de classement, installées dans le château174. Il s’agit de concilier architecture et exigences thérapeutiques. Orthopédie, régularité et symétrie doivent marquer l’asile. Mais il s’agit aussi, dans le même temps, de ménager les finances du département. Le ministre de l’Intérieur s’impatiente devant la lenteur des travaux. L’asile de Sainte-Gemmes ouvre le 17

165 Loi du 30 juin 1938, art. 1.

166 Jan Goldstein, Consoler et classifier, op. cit., p. 393.

167 AD49, 1 N 92, Procès-verbaux des délibérations du conseil général, « Maison d’aliénés. Château de Sainte-Gemmes », op. cit., p. 107. 168Id.

169Id.

170 AD49, 1 N 92, Procès-verbaux des délibérations du conseil général, « Maison d’aliénés. Château de Sainte-Gemmes », op. cit., p. 107. 171 François Barroin, Un asile d’aliénés au XIXe siècle. Architecture et Histoire. Sainte-Gemmes-sur-Loire, Mémoire pour le Certificat d’Etude Spéciale, Faculté mixte de médecine et de pharmacie d’Angers, Université d’Angers, 1986, p. 79.

172Id.

173Ibid., p. 82.

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janvier 1844 avec 29 patients. Les premiers travaux permettent d’accueillir 120 personnes à la fin de l’année. Côté hommes, l’utilisation de bâtiments existants (l’orangerie), donne naissance à un rectangle fermé d’un étage loin des concepts vus précédemment175.

Une classification à la fois sociale (pensionnaires/indigents), nosographique (épileptiques, idiots, etc ; curables/incurables et convalescents) et comportementale (bruyants, furieux, agités/dangereux, travailleurs, paisible, etc.)176 sépare les malades177. Côté femmes, le tracé du bâtiment, construit ex nihilo, n’est pas symétrique à celui des hommes. En 1845, une ferme est bâtie. En 1854, une chapelle est inaugurée. Le mur d’enceinte, dernier rempart contre l’évasion, mais servant aussi à protéger les aliénés du regard des passants, reste inachevé jusqu’aux années 1850 pour des raisons financières178.

5. Critiques de l’asile et de la loi de 1838

Dans le dernier quart du XIXe siècle, la loi fondatrice du 30 juin 1838 et l’asile font l’objet de critiques endogènes et exogènes (juristes, hommes politiques, médecins) à la psychiatrie. On reproche à la loi, au travers de l’internement, d’être arbitraire. La récusation de l’intervention du pouvoir judiciaire dans l’internement et l’instrumentalisation supposée de ce dernier par le pouvoir politique (placement d’office) et les familles (placement volontaire) expliquent cette attaque. La critique porte sur le diagnostic succinct des certificats que l’on a pu constater dans les registres de l’asile Sainte-Gemmes-sur-Loire179. En 1860, à Sainte-Gemmes, l’absence de pièce d’identité jointe aux dossiers des malades est reprochée au médecin180. De manière générale, une « judiciarisation » de la loi de 1838 est réclamée comme protection contre l’arbitraire.

Quant à l’asile, il est accusé de « fabriquer du chronique ». Sa gestion décentralisée, sa nature autarcique, son succès, favorisent un encombrement qui nuit à l’opération thérapeutique déjà limitée, et en retour favorise la chronicité et la stigmatisation. Dès son ouverture en 1844, on remarque que l’inachèvement des travaux ne permet pas d’acheminer tous les aliénés du département en son sein. L'asile est sur-occupé. Le financement du conseil général est au cœur du problème. Le rythme des constructions est trop lent pour la demande181. En 1848, le Dr Levincent exprime son désarroi : il est « impossible de faire droit à toute les demandes de placement vu la rareté des sorties182 ». L’indifférenciation du soin concomitante à l’encombrement rend l’opération thérapeutique inopérante et favorise l’internement long. Selon le préfet, les familles et les maires se servent de l’asile, sous prétexte d’aliénation, pour

175 François Barroin, Unasile d’aliénés au XIXe siècle. Architecture et Histoire. Sainte-Gemmes-sur-Loire, op. cit., p. 90. 176Ibid., p. 93.

177Ibid., p. 93. 178Ibid., p. 114.

179 Dominique Neau, La censure du Fou. L’asile psychiatrique de Sainte-Gemmes-sur-Loire (1844-1868), Université d’Angers, 1995, p. 136. 180Ibid., p. 135.

181Ibid., p. 139. 182Id.

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interner des indigents incapables d’assurer leur existence183. Le Dr Levincent, lucide, comme l’avait pressenti Esquirol, énonce que « la folie ne s’est pas multipliée […] elle s’est révélée quand l’occasion de l’abriter s’est offerte184 ». En 1850, le directeur, contraint de trouver de l’argent pour accélérer les travaux, accentue l’encombrement en acceptant la venue d’aliénées de la Seine185. Au même moment, la pression du ministre de l’Intérieur s’accentue pour centraliser les aliénés à l’asile de Sainte-Gemmes186. Elle est effective en 1855187. En 1854, alors qu’il y a 520 aliénés dans l’asile, le nouveau médecin-directeur, Dr Billod (1854-1868) écrit que « l’encombrement est tel que les malades refluent jusque dans les couloirs de service. Il n’existe d’ailleurs presqu’aucun classement parmi les aliénés […]. Quand on songe, enfin, qu’il est, entre les mains du médecin aliéniste un puissant agent de médecine morale, on peut se faire une idée des inconvénients qui doivent résulter de cette lacune au point de vue de l’ordre et de la sécurité des services, aussi bien que de la curabilité de l’aliénation mentale188 ». Contraint par le nombre, le Dr Billod, à défaut de stopper totalement les admissions, recherche ceux qui seraient susceptibles de sortir en tenant compte de leur état mental mais aussi des conditions dans lesquelles ils se trouveront à leur sortie189. En 1860, alors qu’il y a 700 aliénés (en France, entre 1834 et 1864, les aliénés sont passés de 10 000 à 34 000190), l’institution est engagée dans une course qui l’oblige, pour jouer son rôle, à rattraper une demande toujours croissante de placements qui dépasse le rythme de ses constructions. Parallèlement, l’individu guéri a des difficultés pour réintégrer la cité, notamment dans le monde rural. Il reste stigmatisé par son passage à l’asile mais aussi par la terreur qu’il a pu susciter191. Certains deviennent infirmiers192.

6. Renversement conceptuel et recompositions