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L’analyse du discours : cadre théorique

1.2 Le processus anaphorique

1.2.1 L’analyse du discours : cadre théorique

L’étude s’inscrit dans la théorie fonctionnaliste qui considère le langage comme un outil essentiel des interactions humaines : les deux principales fonctions de toute langue sont de communiquer, d’une part, de représenter d’autre part, les deux étant d’ailleurs liées. Elles nécessitent l’apport d’un contexte linguistique et/ou extra linguistique pour être opérationnelles : pour les fonctionnalistes, le langage est donc multifonctionnel et dépendant des contextes d’utilisation. Ce cadre théorique suppose une intrication de formes et de fonctions reliées de multiples façons et caractérisées par différents niveaux d’organisation (Hickmann, 2003).

Une fois assumées ces deux fonctions universelles que sont les fonctions communicationnelle et représentationnelle du langage, et une fois prise en compte la dépendance des traitements linguistiques au contexte d’énonciation, le fonctionnalisme pose un cadre d’articulation du langage et de la cognition qui lui est propre et s’éloigne considérablement de la grammaire générative. Les théories fonctionnalistes considèrent 1) que l’acquisition du langage est un apprentissage des relations entre formes et fonctions, 2) que cet apprentissage est le fruit d’une lente maturation qui s’appuie sur les interactions entre l’adulte et l’enfant. L’acquisition et l’apprentissage supposent donc des interactions où les séquences textuelles impliquent une prise en charge du statut informationnel des différents composants et une bonne application des règles d’organisation du discours (Hickmann et al., 2004).

Notons que les prédications lexicalement réciproques bousculent les principes de compositions syntaxiques sur les rôles thématiques : les proto-rôles d’agent et de patient n’occupent pas des positions syntaxiques différenciées comme dans les autres prédications. Ce n’est donc que par l’acquisition d’une forme/fonction propre à la réciprocité lexicale que l’acquisition de ces prédicats s’effectue. Dowty (1991) remarque, de plus, un manque de régularité dans l’interprétation de certains de ces prédicats tel to collide, to embrace, to kiss, to hug etc…, n’établissant pas

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systématiquement une relation de réciprocité : Kim and Sandy hugged, par exemple, peut

correspondre à une situation où seul l’un des deux protagonistes enlace l’autre qui reste passif. Il pose donc la question de savoir comment ces exceptions sont gérées lors de l’acquisition. Par ailleurs, il ressort des études typologiques (Evans, 2011) que la syntaxe de la réciprocité varie considérablement à travers les langues du monde et même que les langues n’ont pas toutes des prédicats lexicalement réciproques. Toutes ces réflexions bien que marginales par rapport à notre propos posent la question de l’universalité du concept de réciprocité lexicale.

S’appuyant sur les résultats qu’elle a obtenus en acquisition dans plusieurs langues (anglais, français, allemand et chinois), Hickmann (2003) reprend la thèse de Vygotsky selon laquelle l’apprentissage des compétences cognitives se ferait par l’internalisation de discours sociaux externes. Ceci soulève la question de la relation entre langage et cognition, ravivée depuis une vingtaine d’années par des débats et des recherches en linguistique et en psycholinguistique (Rosch, 1975 ; Hickmann et al., 2003).

Le cadre fonctionnaliste est particulièrement adapté pour l’analyse des séquences de phrases qui composent un texte (au sens défini par Ducrot & Schaeffer (1995), à savoir « une chaîne linguistique parlée ou écrite formant une unité communicationnelle » : les liens entre phrases sont régulés par des règles d’organisation du discours qui assurent cohérence et cohésion textuelles.

La cohérence est souvent considérée comme l’équivalent pour le texte de ce qu’est la

grammaticalité pour la phrase. Les marques linguistiques de la cohérence relèvent de la cohésion mais ces dernières ne suffisent pas à rendre une séquence cohérente. Il est remarquable que les auditeurs ou lecteurs d’une séquence textuelle respectant les règles de cohésion mais manquant de cohérence, pallient les informations absentes tant bien que mal en recherchant activement une interprétation plausible à la séquence (Charolles, 2005). Sperber et Wilson (1989) proposent un modèle d’inférences non démonstratives expliquant les processus linguistiques qui permettent aux personnes d’échanger des informations sur le monde et de se comprendre. Pour ces auteurs, tout locuteur a pour objectif de faire prendre en compte son intention communicative et informative de sorte que le destinataire modifie le contexte construit antérieurement dans l’échange ; le destinataire de son côté a pour objectif de maximiser la pertinence de l’information reçue, c’est-à-dire le gain d’information : il le ferait en sélectionnant un contexte dans lequel ses hypothèses sur la pertinence de l’information qu’il reçoit vont pouvoir être testées ; cette schématisation des interactions intègre les processus d’ajustements de contexte entre interlocuteurs. La compréhension de séquences

31 linguistiques formant un texte requiert des opérations complexes que les enfants mettent relativement longtemps à maîtriser (Hickmann, 2015).

La cohésion narrative ou argumentale passe par des adverbiaux, des connecteurs, des ellipses nominales et verbales, des cadres discursifs ainsi que par des anaphores. La cohésion est une nécessité d’autant plus importante que l’interprétation de la séquence fait plus appel au contexte linguistique. L’interprétation des anaphores est un processus pragmatique qui repose sur le statut informationnel (topical, seulement connu, présupposé ou pragmatiquement plausible) des antécédents potentiels, c’est-à-dire des GN introduits précédemment dans le discours ou de GN qui n’ont pas été explicitement introduits mais qui sont présents dans la représentation discursive en cours (Charolles et al. 1993). Les rôles thématiques occupés par les antécédents potentiels sont un des critères de sélection (Stevenson, 2002) : le rôle d’agent, notamment, souvent associé à la fonction syntaxique de sujet, en tête de phrase, est le candidat antécédent naturel pour une reprise anaphorique (Gordon et al., 1993). La sémantique prédicative désigne aussi des antécédents particulièrement saillants par rapport aux autres : les verbes de causalité créent des biais en faveur des antécédents qui ont une responsabilité dans un évènement, par exemple (15) où l’antécédent du pronom she dans la proposition subordonnée causale et du pronom She après la prédication, sera associé à Mary plutôt qu’à Jane (Garvey et Caramazza, 1974 ; Kail, 1979 ; Charolles & Sprenger-Charolles, 1989).

(15) Jane hit Mary because she had stolen a tennis racket. She

L’objet de la présente étude porte sur les prédications dont les arguments sont dispersés sur plusieurs rôles thématiques et qui sont suivies d’une reprise plurielle. On propose de vérifier que les biais prédicatifs dus aux interprétations collectives des prédications favorisent les reprises plurielles (ex. (16a)). Au contraire les biais prédicatifs dus aux interprétations distributives rendent la résolution d’une anaphore plurielle plus complexe (ex. (16b)). Le fait de partir ensemble constitue une base sémantique favorisant l’association des protagonistes, donc une reprise anaphorique de ces deux référents. Le fait de déprimer pourrait aussi être une base d’association en cas de déprime collective de Pierre et de Marie, mais sans indices contextuels qui vont dans ce sens, cette interprétation est concurrencée par celle où Pierre déprime seul en présence de Marie. En plus, nous étudions les biais d’interprétation dus à la réciprocité prédicative lexicale (ex. (16c))qui ont été peu explorés. Les référents proéminents sont mémorisés en avant plan, les autres, en arrière-plan selon la théorie fonctionnaliste. Ils forment la trame des textes structurée selon un axe temporel pour les récits et selon un axe hiérarchique pour les argumentaires. Les référents moins proéminents restent

32 en retrait du déroulement narratif ou argumentatif, constituant une information disponible (parmi d’autres) dans un ensemble peu structuré. Les référents qui sont en relation de réciprocité devraient être aussi proéminents l’un que l’autre mais relativement aux prédicats collectifs, les individus en relation de réciprocité devraient rester bien individualisés, donc des antécédents potentiels disponibles pour une reprise anaphorique ultérieure.

(16a) Pierre part en vacances avec Marie. Ils…

(16b) Pierre déprime en vacances avec Marie. Ils…

(16c) Pierre sympathise avec Marie. Ils…

Ce travail s’inscrit dans la lignée des études expérimentales qui ont permis de dégager, en français et en anglais, les sources de variations du statut informationnel des référents dans la phrase et l’impact de cette variation sur leurs reprises anaphoriques ultérieures. Il pointe pour une part, sur la réalisation d’une pluralité à partir de référents dispersés compte tenu des caractéristiques sémantiques de leurs prédicats d’insertion. Pour une autre part, c’est l’extraction d’un membre d’une paire de référents coordonnés qui est testée, toujours compte tenu des caractéristiques sémantiques du prédicat d’insertion. Le matériel de test étant présenté à l’écrit, en production comme en compréhension, le contexte de résolution des pronoms est à élaborer à partir d’informations essentiellement linguistiques (endophores).