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Distributivité prédicative entre pluralités comptables

1.3 Sémantique des pluriels

1.3.2 Les prédications plurielles

1.3.2.2 Distributivité prédicative entre pluralités comptables

Lorsqu’un syntagme verbal s’applique à chacun des membres de la pluralité comptable6 qui

compose son argument externe, il est distributif. Champollion (2015) différencie la distributivité lexicale de la distributivité prédicative qui fait intervenir une distributivité quantificationnelle (par exemple porter une valise, donner un cadeau) : la distributivité est lexicale si la prédication qui a pour argument externe une pluralité est équivalente à la coordination de prédications ayant chacune pour argument externe un membre de la pluralité de départ (par exemple, sourire, s’endormir, courir, renifler).

La propriété de sourire dans la prédication (53) s’applique à travers l’argument les hommes, à chaque référent, c’est-à-dire à chaque homme. Il y a autant d’évènements correspondant à un sourire qu’il y a d’hommes : on parle de cumulativité du fait que les arguments externes comptables de prédicats distributifs génèrent autant d’évènements qu’il y a de référents dans la pluralité argument.

(53) Les hommes sourient.

L’exemple (54) correspond à une distributivité quantificationnelle (le déterminant indéfini une y est

interprété comme un quantificateur faisant de cet énoncé une prédication distributive masquée ou « covert distributivity ». Le prédicat7 comporte un élément quantifié qui est dans la portée de

6 Pour les modèles formels présentés au § 1.3.1, une pluralité étant un individu (certes non atomique, mais qui compte comme une seule entité et qui occupe une fonction de « Sujet » ou d’« Objet » logique), la distributivité s’effectue à travers un opérateur (noté *) qui permet d’accéder aux éléments atomiques inclus dans la pluralité.

7 En cas de distributivité quantificationnelle, la prédication n’est plus réductible à une coordination de prédications acceptant un des éléments de la pluralité de départ comme argument singulier : il y a indexation des éléments des pluralités « Sujet » et « Objet », selon des modalités exposées ci-après. Les modèles formels introduisent un opérateur de distributivité (noté D) sur les prédicats concernés par ce type de distributivité.

55 l’argument externe pluralisé et est susceptible de covarier avec lui (chacun des hommes porte une valise - la sienne). La pluralité « Sujet » ou distributeur se projette sur l’« Objet ».

(54) Les hommes portent une valise.

A noter que la distributivité prédicative autorise une inversion de portée entre les arguments externe et interne : c’est alors l’objet indéfini qui étend sa portée sur le référent sujet. Une lecture inversée de l’exemple donné, consisterait à considérer une seule valise portée, à des moments différents, par l’entité les hommes non pas en tant que collectif mais en tant qu’individus : il y aurait alors autant d’évènements que d’hommes qui portent cette valise. Dans la portée inversée l’« Objet » dite part distribuée (qui peut être une pluralité), se projette sur la pluralité « Sujet ». Le nombre de liens entre pluralités « Sujet » et « Objet » n’est pas exhaustif, les lectures distribuées partielles étant fréquentes. Lorsqu’il n’y a pas covariation, la lecture est collective : la distributivité prédicative non lexicale est une source d’ambiguïté qui a créé une catégorie de prédicats dits mixtes dont l’interprétation peut être aussi bien collective que distributive et dans ce dernier cas correspondant possiblement à plusieurs lectures.

Considérons l’exemple (55)

(55) Trois garçons invitent deux filles.

Cette prédication peut recevoir, les cinq interprétations suivantes :

A- le sujet pluriel trois garçons se distribue sur l’objet pluriel deux filles, ce qui signifie que chaque garçon invite deux filles différentes. Six filles sont invitées au total, chaque invitation constituant un évènement,

B- la part distribuée, deux filles, se projette (portée inversée) sur le distributeur, trois garçons, ce qui signifie que chacune de ces deux filles est invitée par trois garçons différents. Six garçons font une invitation au total, chaque invitation constituant un évènement,

C- le sujet pluriel trois garçons se distribue partiellement sur l’objet pluriel deux filles, de façon à ce que le nombre des garçons invitant soit de trois et celui des filles invitées soit de deux (un garçon invite une fille et deux autres garçons invitent l’autre fille). Trois invitations sont faites au total,

56 correspondant à trois évènements. Cette lecture correspond à une distribution des référents dite « cumulative »8,

D- le sujet pluriel trois garçons se distribue sur les deux mêmes filles : autrement dit l’objet pluriel

deux filles ne varie pas en fonction du distributeur. Six invitations sont faites au total, correspondant à six évènements,

E- Dans certaines circonstances, le verbe inviter, à priori un transitif distributif, devient un prédicat mixte lorsqu’il entre en composition avec des GN pluriels, c’est-à-dire qu’il peut recevoir une lecture collective. Kahane (2011) considère que « l’interprétation collective ou individualisante d’un GN est la projection d’une propriété de la combinaison de ce GN avec le verbe et d’autres GN ». la lecture collective correspondrait à l’invitation d’un groupe de deux filles par un groupe de trois garçons. La prédication réalise alors un seul évènement, (voir 1.3.2 .1).

L’interprétation de la prédication (44) dépend non seulement des possibilités de combinaison entre ses arguments, mais aussi du contexte. Dans tous les cas, les membres de la pluralité « Sujet » (GN1, k éléments) et ceux de la pluralité « Objet » (GN2, p éléments) possèdent chacun des

référents indépendants (hors lecture générique). Le procès, noté P(Sk,Op), concerne une

combinaison des membres des GN1 et GN2 différente selon les lectures données ci-dessus. Le nombre d’éléments de la combinaison maximale est de k*p, soit six éléments dans notre exemple. Les lectures distributives pures détaillées en A et B ci-dessus portent sur toutes les combinaisons possibles des individus des GN1 et GN2 : dans la mesure où les GN indéfinis comptables ne sont pas ancrés, le GN1 peut se projeter sur le GN2 (lecture A), comme le GN2 sur le GN1 dans la lecture inverse (lecture B). Ces cas de lectures distributives constituent les lectures distributives avec covariation proprement dites.

La lecture cumulative donnée en C, correspond à des portées restreintes des membres du distributeur et de la part distribuée : la première fille, par exemple, se fait inviter par le premier garçon, alors que la deuxième fille est invitée par les deuxième et troisième garçons. Un exemple

classique de lecture cumulative correspond à l’énoncé deux américains ont épousé deux résistantes,

les lectures distributives complètes étant, ici, socialement exclues.

8 La propriété de référence cumulative ne doit pas être confondue avec la quantification cumulative qui une opération de distributivité entre des parties non délimitées d‘entités plurielles arguments (dont il sera question ci-dessous), comme c’est le cas de l’exemple de Scha (1981) cité par Champollion (2015) : 600 Dutch firms use 5000 American computers.

57 Dans la lecture donnée en D, les membres du distributeur et ceux de la part distribuée restent invariants, tout comme ils l’étaient dans la lecture cumulative : la différence est que tous les membres de la pluralité du GN1 « Sujet » sont en connexion avec les membres de la pluralité du GN2 « Objet ». Dotlacil (2010) considère que cette lecture peut être ramenée à une lecture cumulative maximisant les combinaisons entre membres du distributeur et membres de la part distribuée.

Enfin, la lecture collective donnée en E réduit chacune des pluralités « Sujet » et « Objet » à une entité singulière, conformément à la modélisation du supremum par le modèle méréologique extensionnel de la référence.

Pour Dotlacil (2010), les différents types de lecture donnés ci-dessus peuvent être ramenés à trois cas de base : les lectures distributives avec covariation (cas A et B), les lectures cumulatives (cas C et D) et les lectures collectives (cas E) contextuellement possibles en cas de distributivité masquée. Il constate que les études empiriques sur les interprétations d’items distributifs similaires à (55) montrent que deux lectures sont préférées aux autres : il s’agit de la lecture imbriquée (cas D), selon laquelle les membres du distributeur et de la part distribuée sont invariants et de la lecture collective (cas E). Les lectures distributives avec covariation ne sont systématiquement choisies

qu’avec des quantificateurs explicitement distributifs comme chaque qui individualisent les

membres des pluralités considérées comme dans chacun des trois garçons a invité 2 filles ou dans

trois garçons ont invité chacune des 2 filles.

De fait, les exemples (12a) et (12b) en 1.1.3 de Laca et Tasmowski (2011), rappelés en (56a-b) ci-dessous, montrent que les prédicats distributifs non lexicaux dépendent de plusieurs facteurs, dont les quantificateurs des arguments externe et interne.

(56a) [Les Japonais/Des Japonais] ont présenté une communication hors thème. /Elle a/#Elles ont/ eu beaucoup de succès.

(56b) Trois Japonais [Certains Japonais] ont présenté une communication hors thème. /Elle a/Elles ont/ eu beaucoup de succès.

Dans l’exemple (56a), on voit que le prédicat ont présenté une communication hors thème

n’autorise pas le distributeur Les/Des japonais à se projeter sur la part distribuée, une

communication hors thème : le qualificatif hors thème de la communication lui assure une propriété

58 maximale composée de tous les éléments décrits par le GN (Link, 1983), ou avec le déterminant

Des, comme un groupe de Japonais parmi les japonais présents. Dans l’un comme dans l’autre cas,

le distributeur est un « tout » et en tant que tel ne permet pas à ses membres de se distribuer sur

l’« Objet ». A noter que si on remplaçait l’unique part distribuée (une communication hors thème)

par une pluralité (des communications hors thème), la lecture distributive inverse deviendrait possible, des parts de l’« Objet » pourraient se projeter sur le distributeur.

Dans l’exemple (56b), en revanche, le distributeur est un GN indéfini cardinal (un quantificateur est aussi possible) qui peut être interprété comme un « tout » ou une juxtaposition de référents. Dans cette dernière interprétation, les membres du distributeur se projettent sur la part distribuée, d’où la possibilité de quantification cumulative de l’objet en fonction des distributeurs : en effet, si reprise plurielle il y a, elle laisse le nombre exact de communications hors thème indéterminé, compris entre deux et trois. Champollion (2015) fait cependant remarquer qu’à de rares exceptions près la distributivité porte sur les individus de la pluralité, ce qui veut dire que la reprise plurielle

consécutive à la prédication principale de l’exemple (56b) aurait pour antécédent trois

communications.

La distributivité quantificationnelle concerne des prédicats dans lesquels ce ne sont pas les individus membres de la pluralité qui sont sollicités mais des parties ou des sous-ensembles de l’entité plurielle. C’est le cas de certains prédicats pluriels bi-actanciels qui à l’instar des prédicats collectifs n’établissent ni une portée directe, ni une portée inverse entre les termes de leurs arguments externe et interne, mais qui n’en sont pas pour autant collectifs, tel l’exemple de Scha (1981), cité par Champollion (2015), donné en note 4 et répété ici en (57) :

(57) 600 Dutch firms use 5000 American computers.

Dans l’exemple (57), la relation entre les arguments pluriels interne et externe du verbe porte sur des parts des pluralités considérées conformément à la propriété de quantification cumulative, c’est-à-dire sans qu’aucun individu n’en soit exclu.

C’est aussi le cas de verbes qui impliquent des structurations de leur argument interne par parties. La prochaine section examine la distributivité au sein de cette classe de prédicats, dits « part-structure-sensitive prédicates » (Moltmann, 2012).

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1.3.2.3 Distributivité prédicative interne aux pluralités