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Sur le voyage clandestin

6. Une prise de recul sur l’activité de «passeur»

6.4. L’activité de passeur est inhérente au fait clandestin

L’objet de mon travail de recherche n’est pas de dessiner une ligne qui ferait la frontière, et en même temps la différence, entre deux catégories d’individus («passeurs» ou «clandestins», «escrocs» ou «victimes»). Il semble plus pertinent de poser l’activité de «passeur» comme un processus inhérent au franchissement clandestin des frontières. Autrement dit, il s’agit de prendre acte du fait que l’activité de «passeur» existe avec plus ou moins d’intensité sur le littoral comme au niveau d’autres frontières d’Europe et du Monde et qu’elle constitue l’un des éléments de compréhension du voyage clandestin, et plus précisément du passage que j'étudie.

CONCLUSION

Ce chapitre consacré aux parcours des clandestins inscrit l’objet de recherche dans la dimension spatiale du voyage, depuis le pays d’origine, jusqu’au pays dans lequel les migrants «clandestins» trouveront une protection et pourront s’installer. En cela, il ouvre et déploie tout un champ de recherche sur les conditions du voyage clandestin dont nous avons proposé une grille de lecture en trois volets : les itinéraires marqués par des régulations des mobilités contraintes, la question du travail lors du voyage, et le rôle des «passeurs» au niveau des points de passage.

Les itinéraires

La connaissance des routes se base sur des sources institutionnelles (les polices notamment) et sur les récits que peuvent produire les migrants. La description des itinéraires reste cependant toute relative et ne dessine le plus souvent que des passages d’un pays à l’autre ou au mieux d’une ville à l’autre.

Les routes des migrations clandestines drainent des populations de nationalités diverses et se resserrent au niveau des points de passages sur les frontières extérieures de l’Europe (Ceuta et Melilla ou le fleuve Evros en Grèce par exemple) avant de se ramifier à nouveau au sein du continent. L’étude de ces routes demanderait une approche des mobilités «transnationales» des populations qui les empruntent. C’est là un champ de recherche spécifique qui n’a pas été abordé dans cette thèse sinon au travers des travaux d’autres chercheurs. Néanmoins, il est possible d’énoncer les logiques qui contribuent à les dessiner : les contraintes géographiques d’une part, et à une échelle plus fine, les dispositifs de contrôles migratoires.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser la cartographie des routes migratoires qui montre des cheminements entre un pays de départ et un pays d’arrivée, les parcours des migrants sont pour la plupart non linaires. Ils témoignent du caractère «illégal» du voyage et plus précisément de l’ensemble des contraintes qui concourent à complexifier les mobilités des migrants «clandestins» (les arrestations, les renvois, les dispositifs légaux et administratifs de gestion de l’étranger...). Le travail de recherche a également permis de revenir sur l’idée qu’il y aurait des «pays de rebond» (comme la France) et un «eldorado» (l’Angleterre). Cette lecture largement véhiculée dans le champ médiatique, mais aussi au quotidien dans les discours des bénévoles associatifs ou des politiques est en grande partie infondée et cache en réalité la question de l’accueil

des émigrants au sein des pays membres de l’Union européenne56.

56 Cette recherche est centrée sur le cas de la France, mais une mise en comparaison avec les politiques d’accueil en Grande-Bretagne en Irlande, dans les pays nordiques, mais aussi en Italie ou en Grèce pourrait constituer à elle seule un objet de recherche.

La question du travail

Le travail «clandestin» apparaît aussi dans le cadre du passage comme un travail «de clandestins», quand les migrants sont mis au travail par les filières en attendant de tenter le passage (comme c’est le cas en Turquie par exemple), mais aussi lorsqu’ils s’insèrent dans une économie informelle dont les pratiques apparaissent marginales et les comportements parfois déviants (vols, trafics, prostitution...).

La question du travail au cours du voyage clandestin n’est pas centrale, mais elle est toujours attachée au passage, en raison de son coût, de sa durée, et parce que dans le meilleur des cas il aboutit à ce que le migrant prenne place dans une nouvelle société. Le travail y sera alors une composante permettant de s’y inscrire.

Poser la question du travail a permis aussi de mettre en lumière une économie du quotidien qui révèle davantage la condition de «clandestin» que les estimations du coût des tentatives aux frontières. Les individus ont en effet une position au sein du monde clandestin définie en partie par leur capacité à s’inscrire dans cette économie du quotidien.

Enfin, choisir le travail comme entrée pour porter un regard sur le voyage clandestin a permis de poser des pistes en vue d’autres recherches. L’articulation entre travail et voyage clandestin constituent une problématique de géographie sociale dans la mesure où elle contribue à mettre en perspective un rapport social large entre les sociétés européennes et les sociétés à partir desquelles émigrent ceux qui seront qualifiés de «clandestins». Les régulations migratoires participent en outre d’une instrumentalisation de la main d’oeuvre, parce qu’elles obligent les migrants à travailler lors du mouvement d’émigration, mais aussi parce qu’elles précarisent et placent en compétition migrants et travailleurs européens.

Le «passeur» : un personnage et un rôle

Dans le cadre des déplacements migratoires clandestins dirigés vers l’Europe (et plus largement vers les pays dits «du Nord»), le «passeur» est une figure inédite qui apparaît précisément avec le développement des politiques de contrôles migratoires. Sur le littoral de la Manche, le recours à ses services est d’autant plus nécessaire qu’il est difficile de passer, mais il n’est pas systématique. Les déplacements clandestins se réalisent aussi sans «passeurs».

L’idée que l’activité de «passeur» serait un moment d’une «carrière» migratoire (Pian, 2010) au cours de laquelle certains migrants feraient le choix de mobiliser leur capital social et spatial accumulés est particulièrement intéressante parce qu’elle remet en cause l’image du «passeur» comme individu extérieur aux populations de migrants et qui profiteraient de ces derniers. La figure du «passeur» recouvre en effet des réalités complexes. C’est un personnage ambivalent dont les qualités sont pour une grande part construites par le regard selon que l’on se place du côté des

exilés ou du côté des agents de régulation que sont les polices ou dans une certaine mesure les associations.

Le rôle du «passeur» dépasse le moment de la tentative de passage. Il s’apparente davantage à une «prise en charge» des migrants «clandestins». Celle-ci ne s’apparente pas à une «mise en sécurité», mais plutôt à un contrôle social fort visant à dominer les individus - les «clients» - pour éviter que l’activité ne soit déstabilisée par des comportements non maîtrisés (comme des contacts répétés avec les bénévoles par exemple).

Les «passeurs», ou les individus chargés de faciliter le passage, sont constitutifs de l’objet d’étude. Ils mettent en relief le caractère «hors normes» du monde clandestin et extraordinaire des relations qui s’y développent ou qui se tissent vers l’extérieur avec la société locale. A ce titre, il convient de ne pas juger de la qualité morale de leurs activités, mais plutôt de prendre acte de leur place et de leur rôle dans le passage afin d’appréhender ce qui participe à définir la condition de «clandestin».

Partie II

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