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Sur le voyage clandestin

2. Des parcours migratoires complexes

2.3. Avant l’Europe : renvois, arrestations et insécurités

Avant d’avoir réussi à franchir la frontière de l’espace Schengen, les migrants transitent dans différents pays : le Pakistan, l’Iran, la Turquie pour les Afghans, le Soudan, la Libye ou l’Ethiopie pour les Erythréens. S’y faire arrêter peut signifier être renvoyé dans le pays précédent ou être enfermé dans les camps d’étrangers. Le film

In this world, de Michael Winterbottom

(2002), évoque ces renvois quand Jamal et son cousin se font arrêter à la frontière Iran- Pakistan par la police iranienne et renvoyer vers le Pakistan (Fig. 1.3.9).

Fig. 1.3.9. ; Jamal et Enayat sont arrêtés par la police iranienne à la frontière avec la Pakistan. Source : «In this World», M.Winterbottom, 2002.

Dans un livre paru en 2009, Wali Mohammadi, un jeune Afghan aujourd’hui installé dans le nord de la France, témoigne de son expérience d’émigration en tant que «clandestin» depuis Kaboul en Afghanistan. Le récit de son voyage clandestin est illustré par une carte introduite au début de son livre (Fig. 1.3.10).

Fig. 1.3.10. ; Carte représentant les deux tentatives de Wali Mohammadi, un émigrant Afghan aujourd’hui installé à Lille. Source : «De Kaboul à Calais», Wali Mohammadi, 2009.

Dans son récit, il revient sur une première tentative ratée. Les extraits ci-dessous racontent cet échec du premier voyage qui s’est arrêté en Turquie :

«(...)

! Nous sommes désormais quatre-vingt migrants de toutes nationalités entassés dans un semi- remorque en direction d’Istanbul. Après un heure de route, soudain, le camion ralentit et stoppe. Nous entendons des éclats de voix autoritaires et devinons ce qui se passe : un contrôle routier...

(...)

Le désespoir nous saisit. Les militaires nous demandent de vider nos poches, et commencent à nous fouiller. Nous allons perdre toutes nos économies. Je suis tellement triste, profondément découragé, que mes yeux sont secs : je ne sais même plus pleurer, je pense à ma mère et à mon frère, cet échec est un drame pour toute la famille. J’ai pris l’argent des miens pour me lancer dans cette première tentative. Nous avons travaillé dur, comme des esclaves, à Téhéran, et cet argent précieusement mis de côté part dans la poche des militaires à un contrôle routier.

(...)

Le petit chef du poste frontière iranien se donne des airs importants et annonce qu’il va affréter un bus pour nous embarquer jusqu’à la frontière afghane. Il demande à ses hommes de récupérer d’autres expulsés afin de rentabiliser le voyage. Au terme d’une fouille méthodique, nos derniers dollars sont confisqués.

Puis le bus poursuit sa route et les militaires iraniens nous remettent à la frontière entre les mains des talibans afghans. Mais ceux-ci se désintéressent de nous. Nous ne sommes pas les premiers à être ainsi refoulés.

(...)

Le village frontière possède tout de même quelques structures, notamment une cabine téléphonique. Nos appelons chez nous. Je joins ma mère à Téhéran et lui explique où je suis... Je la sens complétement décontenancée :

- Mais Wali, tu es parti dans le mauvais sens ? Comment peux-tu être revenu sur tes pas en Afghanistan au lieu d’être en Turquie ?

- Je t’expliquerai, maman. C’est trop long à raconter. Je suis désolé, mais c’est raté...»

De Kaboul à Calais, Wali Mohammadi, 2009, p.40-46

Le voyage clandestin est aussi marqué par les insécurités. Pour les Erythréens par exemple, la route vers les côtes Libyennes se fait sur des 4x4 ou sur des camions surchargés à travers le désert du Soudan et du sud de la Libye. Les pannes mécaniques, si elles ne sont pas réparées par le chauffeur ou si un autre convoi de «clandestins» ne passe pas à proximité, peuvent provoquer la mort des membres du groupe par déshydratation.

D’après les émigrants rencontrés lors du travail de terrain, les convois sont parfois arrêtés par des bandits qui battent et rackettent les hommes et violent les femmes. La police libyenne procèderait parfois de la même manière avant de placer les migrants dans les camps d’étrangers (dont la construction et le fonctionnement ont été financés par l’Union européenne). Dans ces lieux, ils seraient contraints de travailler et soumis à des tortures ou à des sévices sexuels. Certains d’entre eux y seraient morts.

La traversée de la Méditerranée sur des embarcations surchargées est également extrêmement dangereuse. Depuis 1988, plus de 11 000 personnes auraient ainsi trouvé la mort en franchissant cette mer (OWNI, 2011). Si la cause principale est la noyade (8495), beaucoup sont morts de soif ou de faim (730), par étouffement (251), ou encore de froid (143)... Le nombre d’homicides (115) ou de personnes tuées lorsqu’elles tentaient de prendre la fuite (19) est aussi important. En comptant les personnes mortes en Libye, et pour la seule période 2006-2009, environ 500 personnes seraient mortes en empruntant cette route clandestine (King, 2010, p.76). Les contrôles migratoires mis en place par l’Union européenne, qu’ils soient terrestres ou maritimes, et bien qu’ils participent notamment en mer à sauver un nombre important de migrants, sont indirectement responsables d’une grande partie des morts :

«In small number of cases, border control forces are directly responsable for deaths of

migrants. More signifiant is the displacement factor as migrants seek out the least controlled parts of the border, which are often the most hostile.» (King, 2010, p.77).

Pour celles et ceux qui vont parvenir à franchir les frontières de l’Europe, l’intensité des dangers auxquelles ils vont être exposés va considérablement diminuer, mais ils auront à affronter le froid, la faim, les maladies ; ils subiront parfois des violences policières ou même des ratonnades de la part des milices citoyennes en Italie ou des partisans de l’extrême droite en France. A ces insécurités physiques s’ajouteront également des insécurités sociales et économiques liées à leur statut de «clandestin».

Les renvois, les arrestations et les insécurités sont autant de facteurs qui vont contraindre le voyage jusqu’en Europe. La géographie du parcours peut apparaitre désordonnée. Les retours en arrières et les tentatives de passage par d’autres routes lui procure en effet un dessin confus, mais en définitive chaque itinéraire est profondément structuré par le caractère «illégal» du voyage.

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