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2. Accompagner le changement de pratiques vers l’agroécologie : un

2.1. L’accompagnement du changement de pratiques, un problème de conception . 37

Pour répondre aux enjeux de durabilité de la protection des cultures, la reconception des systèmes de production est nécessaire (Hill and MacRae 1995; Meynard et al. 2006), l’adaptation à la marge des systèmes actuels se révélant largement insuffisante. Un nombre croissant d’agronomes s’orientent ainsi vers une activité d’aide à la reconception, comprise comme « la conception de nouveaux systèmes

à partir de systèmes existants, en orientant leur dynamique en faveur de la durabilité » (Berthet 2013).

Cette reconception vise donc à introduire des innovations (« nouveaux systèmes » dans la citation précédente) dans les systèmes de production. La conception renvoie à la nature ingéniérique de la science agronomique et à son engagement dans l’action. En effet, l’activité de conception s'intéresse à la façon dont les choses devraient être, à l'élaboration d'artefacts15 pour atteindre des objectifs (Simon 1969). C’est un point clé du processus d’innovation durant lequel l’identité de l’objet conçu est défini : ce qu’il va être, ce qu’il va faire ou ce qu’il va rendre possible de faire (Meynard et al. 2017). Appliqué aux problèmes agricoles, il s’agit de concevoir une diversité d’objets agricoles à une diversité d’échelles : nouveaux intrants (variétés, équipements, agents de biocontrôle), nouveaux systèmes de culture ou de production, paysages agricoles et outils d’accompagnement au changement de pratiques (ex : outils d’aide à la décision) (Prost et al. 2016).

L’agronome peut contribuer de 4 manières au processus de conception : (i) en étant à l’origine de l’invention qui, une fois mise en œuvre, deviendra une innovation, (ii) en développant des outils et méthodes utilisables par les acteurs pour innover par eux-mêmes ou adapter des innovations existantes, (iii) en contribuant à identifier, analyser et promouvoir des innovations existantes, (iv) en contribuant à anticiper les effets économiques, sociaux et environnementaux de leur diffusion et les conséquences de celles-ci sur les performances de l’agriculture et de l’élevage, à différentes échelles (Meynard et al. 2006). Cependant l’agronome n’est pas le seul concepteur des systèmes agricoles. Par exemple, les agriculteurs conçoivent et reconçoivent en permanence leurs systèmes (Salembier 2019). On retrouve les activités de conception sus-citées dans les deux premiers items. L’item (iii) correspond à l’analyse d’innovations existantes (communément appelé « traque aux innovations ») pour produire des connaissances qui vont nourrir des processus de conception dans d’autres systèmes agricoles (Salembier 2019). L’item (iv) correspond à l’évaluation ex-ante de l’effet des artefacts conçus pour permettre d’adapter ces derniers avant de les implémenter sur le terrain. Ces contributions à la conception sont complémentaires. Les trois derniers items (ii, iii, iv) paraissent bien adaptés à

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l’accompagnement du changement de pratiques en donnant les outils et les connaissances aux acteurs du territoire pour faire évoluer leurs systèmes.

Les agronomes distinguent deux manières principales de concevoir des systèmes innovants : la conception de novo et la conception pas-à-pas (Table 1) (Meynard et al. 2012; Prost et al. 2016; Toffolini 2016). La conception de novo vise à concevoir des systèmes en rupture avec l’existant et sans contrainte de réalisme. Elle vise à explorer une diversité d’alternatives sans brider la créativité des concepteurs. Elle s’appuie essentiellement sur des méthodes d’exploration, mobilisant principalement de nouvelles connaissances et peut conduire à une transformation en profondeur des systèmes (Berthet et al., 2015; Meynard et al., 2012). A contrario, la conception pas-à-pas vise à accompagner la transition progressive vers de nouveaux systèmes, dont on définit au préalable les fonctions en tenant compte des contraintes des acteurs. Elle s’appuie sur une conception itérative, alternant des phases de diagnostic des systèmes existants permettant d’identifier les points à améliorer, avec des phases de conception de l’amélioration, d’évaluation et d’implémentation des systèmes conçus. Elle permet un apprentissage et une amélioration continue ainsi que la conception de systèmes adaptés et valorisant les conditions locales. Toffolini (2016) résume et compare ces deux démarches dans la Table 1. Il montre ainsi que ces deux approches de la conception agronomiques ne sont pas antagonistes, mais peuvent être mobilisées conjointement : un processus de conception de novo pour concevoir des nouveaux systèmes comme cible à atteindre, inspirant un processus de conception pas-à-pas qui organise la transition du système actuel vers le système cible. La combinaison de ces deux approches est cohérente avec la nécessité, d’une part de concevoir des innovations de rupture pour que les nouvelles pratiques répondent aux défis de durabilité de l’agriculture (Meynard et al. 2012) et, d’autre part d’accompagner ce processus par nature lent et progressif qu’est le changement de pratiques des agriculteurs (Chantre and Cardona 2014; Mawois et al. 2019).

Table 1 - Comparaison des démarches de conception de novo et pas-à-pas (Toffolini 2016)

En conclusion, dans ma thèse et dans la lignée des travaux récents d’agronomes, accompagner le changement des pratiques agricoles vers des pratiques agroécologiques est un problème de conception. La contribution des agronomes à la conception se fait généralement d’une ou plusieurs des quatre manières suivantes : (i) concevoir eux-mêmes, (ii) développer des outils d’aide à la conception, (iii) identifier des innovations inspirantes et (iv) évaluer les conséquences des solutions conçues. Nous mobiliserons conjointement les trois derniers items dans cette thèse. De même, nous

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combinerons les approches de conception de novo et pas-à-pas afin de répondre aux enjeux nouveaux de la protection agroécologique des cultures tout en acompagnant le changement de pratiques.

2.2. Apports et limites des approches de conception existantes

pour l’accompagnement du changement de pratiques

Les agronomes ont développé des démarches de conception d’innovation aux mêmes échelles que celles qui leur ont permis de comprendre les déterminants des pratiques : des nouvelles techniques agricoles (ex : Navarrete et al. 2016) et des systèmes de culture à l’échelle de la parcelle (Reau and Doré 2008), des systèmes de production à l’échelle de l’exploitation (Le Gal et al. 2011; Richard 2018), des infrastructures paysagères (Steingröver et al. 2010; Berthet 2013) ou mosaïques de systèmes de culture à l’échelle d’un bassin versant (Hossard et al. 2013; Burger-Leenhardt et al. 2015; Chantre et al. 2016) donc d’un territoire vu comme paysage. Cependant, rares et récents sont les travaux d’agronomes s’intéressant à la conception à l’échelle du territoire vu comme l’espace dans lequel se structure le réseau d’acteurs influençant le changement de pratique, i.e., le SAT (Audouin et al. 2018; Della Rossa 2020). Un courant de recherche dans lequel des agronomes se sont fortement impliqués, la modélisation d’accompagnement (ComMod) a néanmoins fortement structuré une approche pour la conception prenant en compte l’échelle territoriale comme SAT et comme paysage cultivé pour résoudre des problèmes agricoles complexes (Souchère et al. 2010; Étienne 2013). Ce courant de recherche est néanmoins plus focalisé sur la résolution de problèmes de gestion des ressources naturelles partagées et il est peu centré sur l’étude et l’accompagnement au changement des pratiques agricoles (ComMod 2005).

Dans la gamme des méthodes de conception agronomique appliquées aux systèmes de production, Le Gal et al. (2011) identifient différentes catégories, qui sont applicables aux travaux de conception à l’échelle du système de culture (Reau et al. 2012) et aux travaux plus récents de conception à l’échelle du territoire (Steingröver et al. 2010; Burger-Leenhardt et al. 2015; Prost et al. 2018; Della Rossa 2020). Ces auteurs distinguent les méthodes selon qu’elles sont participatives ou non, et qu’elles sont basées sur la modélisation, l’expérimentation, et/ou sur le simple échange et accompagnement des acteurs (Le Gal et al. 2011). La principale limite des méthodes non participatives telles que le prototypage16 (Vereijken 1997; Debaeke et al. 2009; Reau et al. 2012) et la conception par modélisation (Casagrande et al. 2010) est que les innovations résultantes sont souvent déconnectées de la réalité des acteurs du terrain, car le processus est trop long (prototypage) ou parce qu’il ne mobilise pas les connaissances et conditions particulières des acteurs de terrain (Le Gal et al. 2011).

Parmi les démarches participatives, Le Gal et al. (2011) ont identifié trois types de démarche: (i) celles basées principalement sur l’accompagnement par des experts avec des échanges de connaissances et des expérimentations sans modèle partagé (« participation ») ; (ii) celles reposant sur un modèle partagé et co-construit visant à représenter et améliorer les règles de décision des

16 correspond à la conception d’un système de culture avec ses règles de décision sur la base d’objectifs d’indicateurs et de connaissances biotechniques et de l’expérimenter en champs Debaeke et al. (2009)

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agriculteurs dans le contexte d’un accompagnement par un conseiller (« conseil ») ; et enfin (iii) celles basées sur la co-construction d’un modèle de compréhension commune du système à reconcevoir entre agriculteur et chercheur, permettant la coconception d’alternatives et leur évaluation (« accompagnement par la modélisation »). Construire une représentation partagée apparait essentiel pour mobiliser les différents acteurs, concevoir des innovations pertinentes dans leur contexte et participer à un apprentissage conjoint des chercheurs, conseillers et agriculteurs et autres acteurs du système agri-alimentaire (Le Gal et al. 2011; Martin 2015; Navarrete et al. 2017). Ainsi, les démarches de « conseil » et « d’accompagnement par la modélisation » semblent être les plus adaptées pour l’accompagnement au changement de pratiques.

Ces différentes démarches participatives de conception me semblent partager une structure commune par itération des étapes suivantes : (i) identification du problème, (ii) diagnostic de la situation initiale, (iii) conception de nouveaux systèmes, (iv) évaluation ex-ante ou mise en œuvre suivie d’une évaluation ex-post de ces nouveaux systèmes, (v) retour au (ii) (Le Gal et al. 2011; Reau et al. 2012; Navarrete et al. 2017). Elles reposent le plus souvent sur l’animation d’ateliers de conception multi-acteurs (a minima chercheurs et agriculteurs) (Reau et al. 2012; Navarrete et al. 2017). Cette démarche itérative permet ainsi un apprentissage et une amélioration continue.

En conclusion, les démarches participatives d’accompagnement à la conception mobilisant la modélisation semblent être bien adaptées pour l’accompagnement au changement de pratiques. Néanmoins, à ma connaissance, rares sont les démarches de conception intégrant les différentes échelles, domaines et parties prenantes du problème complexe qu’est le changement de pratiques vers une protection agroécologique des cultures (Schut et al. 2014). Ainsi il y a un enjeu à développer de telles démarches.

2.3. La conception d’innovations couplées pour résoudre un