• Aucun résultat trouvé

1. Le changement de pratiques, un problème agronomique complexe

1.2. Les changements de pratiques : un processus sociotechnique dynamique

Dans cette section, je montre que les déterminants des pratiques multi-échelles précédemment décrits évoluent au cours du temps et que leur dynamique influence ainsi le changement de pratiques (1.2.1). Je montre aussi que l’évolution de ces déterminants est cadrée par des processus sociotechniques décrits par la théorie des transitions (1.2.2) et qui impliquent l’influence d’une échelle globale, supra-territoriale.

1.2.1. L’étude du changement de pratiques vue par l’agronomie et

les sciences sociales

Des travaux d’agronomie (ex : Catalogna 2018; Mawois et al. 2019) ou interdisciplinaires agronomie-sciences sociales (ex : Chantre and Cardona 2014) étudient les trajectoires de changement de pratiques des agriculteurs vers des pratiques plus durables et leurs interactions avec les déterminants des pratiques explicités dans la partie précédente. Ils montrent ainsi que c’est la combinaison des déterminants qui permet d’induire un changement durable. Par exemple Chantre and Cardona (2014) et Mawois et al. (2019) soulignent ainsi que l’évolution de la situation réglementaire et/ou économique génèrent souvent un premier changement, mais n'est pas nécessairement suffisant pour le maintenir dans le temps. Les agriculteurs qui réalisent unf changement par opportunisme économique ont tendance à ne pas le maintenir. En revanche le changement durable des pratiques s'installe lorsqu'il se combine avec d'autres facteurs comme l'ouverture d'un débouché stable dans le temps, l'acquisition de connaissances sur l'impact positif de la pratique à l'échelle de la rotation (ex : effet précédent). L’acquisition d’une bonne maîtrise technique est essentielle pour stabiliser l'adoption d'une nouvelle pratique et passe souvent par l’expérimentation sur l’exploitation (Catalogna 2018; Mawois et al. 2019). Elle peut être accélérée par la participation à des réseaux d’échanges entre pairs.

Chantre and Cardona (2014), Mawois et al. (2019) et Catalogna (2018) mettent en avant le fait que les changements de pratiques sont des processus longs, prenant plusieurs années et passant par des

14 Pyburn and Woodhill (2014) se réfèrent à la définition opérationnelle de la FAO des systèmes d’innovations agricoles : “un réseau de personnes, d'organisations et d'entreprises dont l'objectif est de mettre en place de nouveaux produits, processus et formes d'organisation à usage social et économique, ainsi que les institutions et les politiques qui influent sur leur comportement et leurs performances, afin de parvenir à la sécurité alimentaire et nutritionnelle, au développement économique et à la gestion durable des ressources naturelles”

32

adaptations pas à pas, plutôt que l’adoption directe de systèmes de culture radicalement nouveaux conçus par la R&D. Rares sont les changement radicaux « du jour au lendemain » et la robustesse de tels changements est questionnée (Chantre and Cardona 2014).

En conclusion, un ensemble de facteurs combinés tend à déterminer les changements de pratiques. Les connaissances et compétences y jouent un rôle clé. Pour accompagner le changement de pratiques, il faudra donc tenir compte du fait que c’est un processus généralement long et pas-à-pas. La théorie des transitions (Geels 2002, 2004) donne des éléments clés pour saisir les processus sous-jacents aux changements de pratique, en le replaçant au cœur de systèmes sociotechniques.

1.2.2. L’utilisation de la théorie des transitions pour penser le

changement de pratiques

 Le changement de pratiques à l’échelle d’un territoire : une évolution du système sociotechnique

Un système sociotechnique est composé d’un collectif de parties prenantes, leurs réseaux, leurs pratiques, leurs connaissances, les techniques qu’elles utilisent, leurs représentations collectives, les standards et règles qu’elles adoptent (Rip and Kemp 1998). Le SAT (définition section 1.1.3) est donc un système sociotechnique centré sur l’agriculture et l’alimentation (Lamine 2012).

Geels (2002 ; 2004) propose un cadre conceptuel et analytique pour étudier l’évolution des technologies au sein des systèmes sociotechniques : la perspective multi-niveau (« multi-level perspective », MLP). Initialement utilisée pour étudier des transitions passées (ex : passage du bateau à voile au bateau à vapeur, Geels 2002), elle est depuis souvent employée pour décrire le changement de l’état actuel d’un système sociotechnique vers un état désiré, plus durable (ex : mobilité durable - Kemp and Rotmans 2004; pour des revues : Elzen et al. 2004; Geels 2011). Ce cadre analyse le système sociotechnique comme un ensemble de trois niveaux (Fig. 2) :

 Au centre : les régimes sociotechniques sont des configurations relativement stables associant des institutions, des techniques et des artefacts, ainsi que des règles, des pratiques et des réseaux d’acteurs. Ces artefacts et règles partagés structurent les relations entre acteurs et déterminent le choix des technologies.

 Au-dessus : le paysage sociotechnique désigne l’ensemble des facteurs externes aux régimes qui « cadrent » les interactions entre acteurs : valeurs culturelles, institutions politiques, problèmes environnementaux.

 Au-dessous : les niches technologiques sont des espaces protégés de la pression de sélection du régime sociotechnique qui agissent comme pépinière pour des innovations radicales. Ces niches sont aussi caractérisées par un réseau d’acteurs et d’organisations en interaction. Cependant ce réseau est peu structuré.

33

Figure 2 - Interactions entre les trois niveaux de la perspective multi-niveau menant à une transition sociotechnique (Geels

2004)

Le concept de « technologie », pourtant central, est souvent mal ou non défini dans la littérature que j’ai pu consulter. Je choisis de reprendre la définition de Rip and Kemp (1998), selon laquelle une technologie est une « configuration qui fonctionne », i.e., la combinaison d’outils matériels (ex : la dent d’une sous-soleuse et son châssis), d’infrastructures (ex : le bâtiment de stockage du matériel) et de compétences (ex : des utilisateurs de la sous-soleuse). Ainsi, dans le cadre de la théorie des transitions, on peut analyser une configuration de techniques agricoles permettant d’atteindre les objectifs fixés (en termes de rendement, d’impact environnemental) comme une technologie, par exemple pour la désinfection chimique des sols en maraîchage sous abris.

Le paysage sociotechnique, constitué de facteurs globaux (ex : changement de régimes politiques, évolution des prix mondiaux des denrées alimentaires ou du pétrole), influence le choix des pratiques (Fig. 2). Bien qu’intégré au système sociotechnique selon Geels, je fais le choix de distinguer le paysage sociotechnique du SAT, car le faire évoluer pour accompagner le changement de pratiques est hors de portée des acteurs du SAT. En effet les éléments du paysage sociotechnique sont déterminés à des échelles trop larges pour être fortement influencés par un ensemble d’acteurs du SAT. Il constituera donc une importante échelle systémique à analyser dans la thèse comme contexte, mais ne pourra être une échelle d’accompagnement pour le changement.

La théorie des transitions permet d’analyser le changement de pratiques vers des pratiques agroécologiques au niveau d’un territoire. En effet, on peut analyser le changement, à l’échelle d’un territoire, de pratiques dites « conventionnelles » vers des pratiques agroécologiques comme la

34

transition du SAT structuré autour d’une technologie « conventionnelle » vers une technologie alternative agroécologique. La théorie des transitions, au-delà du cadre conceptuel présenté ci-dessus, propose un cadre d’analyse dynamique des transitions.

 Le verrouillage sociotechnique comme frein au changement de pratiques

Un régime sociotechnique est dit dominant s’il regroupe la majorité des acteurs dans un réseau stable structuré autour d’une technologie elle aussi majoritaire, à travers la mobilisation d’artefacts et de règles bien établis. Appliqué au secteur agricole dans son ensemble, il correspond à l’agriculture « conventionnelle » ou « agri-industrielle et agri-chimique » (Magrini et al. 2019). Un régime dominant a alors une forte inertie au changement et exclut des technologies alternatives, mêmes si elles sont plus prometteuses, plus efficaces. On parle alors de « verrouillage sociotechnique » (« sociotechnical lock-in ») du régime autour d’une technologie dominante (David 1985; Arthur 1988). À mesure qu'une technologie est adoptée par un plus grand nombre d'utilisateurs, l'utilité pour chaque nouvel utilisateur est accrue pour la technologie dominante par rapport aux solutions alternatives, même si celles-ci sont «supérieures» (par exemple, plus efficaces ou plus respectueuses de l'environnement). C’est ce rendement croissant d’adoption qui conduit à l’auto-renforcement du verrouillage et ainsi à une dépendance au chemin parcouru (Arthur 1989), selon les termes de l’économie évolutionniste. Ces phénomènes sont très présents en agriculture et structurent l’évolution des déterminants des pratiques, ce qui rend difficile la transition vers des SAT agroécologiques plus durables (Magrini et al. 2019). Lamine et al. (2010) montrent ainsi que la réduction de l’utilisation des pesticides dépend d’un ensemble de déterminants qui coévoluent et ensemble verrouillent le choix variétal autour d’un petit nombre de variétés non rustiques cultivées en monovariété. Ceci freine l’adoption de variétés rustiques de blé requérant moins de pesticides : les coopératives offrent une diversité limitée de choix de semence et encouragent les agriculteurs à ne cultiver qu’un petit nombre de variétés afin de limiter le nombre de silos nécessaires pour le stockage et les difficultés de gestion. Ce choix dépend en particulier des variétés des meuniers, peu enclins au changement de variété et au mélange variétal de peur d’effets négatifs sur la qualité technologique de la farine. Ces acteurs interagissent et orientent le choix des sélectionneurs. Les conseillers agricoles mettent alors peu en avant les variétés rustiques et le mélange variétal malgré des résultats probants en termes de qualité technologique et de rendement.

Cependant, un système sociotechnique verrouillé peut se déverrouiller. Geels (Geels; 2004) et Geels and Schot (2007) explicitent la dynamique d’évolution des systèmes sociotechniques par l’interaction entre les trois niveaux : le régime, la niche et le paysage sociotechnique (Fig. 2). Le régime dominant subit des pressions du paysage et/ou des pressions internes qui le déstabilisent. Il peut ainsi soit se restructurer sans changement profond, soit s’hybrider avec une niche technologique, soit encore subir une substitution de technologie. Ces évolutions sont qualifiées de transition sociotechnique. L’évolution du SAT vers un système agroécologique est donc une transition sociotechnique. Elle est également qualifiée de « transition agroécologique » (Magrini et al. 2019), avec une acception de l’agroécologie comme “la science appliquant des concepts et principes de

l’écologie à la conception et à la gestion de systèmes alimentaires durables” (Gliessman 2007). Cette

35

sols, de la parcelle au SAT, s’ancre donc à la fois dans l’agronomie système mobilisant la théorie des transitions et dans l’agroécologie selon cette acception.

Ce cadre d’analyse a déjà été largement utilisé dans les domaines de recherche en agriculture et systèmes alimentaires (El Bilali 2019), en particulier pour identifier les processus à l’échelle du système agri-alimentaire limitant des changements vers des pratiques agroécologiques (ex : Belmin et al. 2018 sur l'étude des IGPs en lien avec la qualité des clémentines ; Meynard et al. 2018 sur la diversification des cultures ; Gaitán-Cremaschi et al. 2020 sur l’intensification écologique de systèmes légumiers au Chili ; pour d’autres exemples : Vanloqueren and Baret 2009; Magrini et al. 2016; Della Rossa et al. 2020; Morel et al. 2020). Cependant ces travaux n’ont pas donné lieu à un cadre analytique opérationnel et multi-échelle des changements de pratiques, qui permette son accompagnement à l’échelle du territoire.

En conclusion, la théorie des transitions nous donne des concepts et une représentation analytique permettant de saisir les processus sous-jacents à l’évolution ou non des déterminants et des pratiques : verrouillage, interactions niches-régimes, dépendance au chemin, etc. Elle renforce l’idée de la nécessité d’une approche systémique à l’échelle du SAT pour l’accompagnement du changement de pratiques en tenant compte des facteurs globaux à l’échelle du paysage sociotechnique et de leur évolution.

1.3. Vers un cadre opérationnel pour l’analyse du changement de