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2. Accompagner le changement de pratiques vers l’agroécologie : un

2.3. La conception d’innovations couplées pour résoudre un problème complexe

Les démarches « classiques » de conception de systèmes agricoles présentés ci-dessus excluent pour la plupart l’échelle SAT du système à reconcevoir. De cette manière, elles tendent à concevoir des systèmes de culture ou de production sous contraintes des déterminants des pratiques qui sont à l’échelle du SAT (par exemple contraintes de l’aval de la filière - Meynard et al. 2017), sans chercher à les faire évoluer. Cette conception d’innovations techniques « sous contrainte » d’un SAT considéré comme figé constitue un frein au changement de pratiques vers des pratiques agroécologiques identifié dans la littérature (Meynard et al. 2017; Della Rossa et al. 2020; Lefèvre et al. 2020). Meynard et al. (2017) montrent par exemple que le refus des meuniers d’accepter des lots avec des mélanges de variétés de blé verrouille la possibilité d’implémenter à grande échelle cette pratique qui pourtant permet la réduction d’utilisation de fongicides. Il y a donc un fort enjeu à reconcevoir à l’échelle du SAT pour réduire l’usage des pesticides. Le concept d’innovation couplée vise à dépasser ce verrouillage en concevant « dans la production, l'échange, la transformation et la consommation, tout

en tenant compte des synergies ou des antagonismes entre l'amont et l'aval. Ainsi, les innovations ne sont pas seulement technologiques - par exemple en ce qui concerne les systèmes de culture ou la transformation - mais aussi organisationnelles et institutionnelles. » (Meynard et al. 2017). La

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conception d’innovations couplées vise donc à innover conjointement dans plusieurs maillons du système agri-alimentaire (transformation, consommation, échange, production), pour pouvoir jouer sur les déterminants des pratiques agricoles qui résultent des stratégies des autres acteurs du SAT. Ce concept apparaît donc prometteur pour accompagner le changement de pratiques vers des pratiques agroécologique et lever un potentiel verrouillage sociotechnique (Meynard et al. 2017, section 1.2). Néanmoins, des solutions non innovantes peuvent être intéressantes à combiner avec des solutions innovantes (=innovations) pour lever les freins et le verrouillage. Par exemple, l’utilisation de financements existants pour l’achat de matériel peut permettre d’acheter du matériel essentiel pour la mise en œuvre de pratiques innovantes (ex : semoir de semis direct, trieuse pour faire produire des cultures associées). Ainsi dans cette thèse, le processus de conception d’innovation couplée se caractérise par un processus de conception multi-échelle de solutions au problème complexe, produisant des innovations couplées qui couplent des solutions innovantes et non innovantes. Je fais donc l’hypothèse que l’accompagnement au changement de pratiques doit se faire par un tel processus de conception, combinant de manière originale des solutions techniques, organisationnelles et institutionnelles (innovantes ou non) aux différentes échelles, avec les différentes parties prenantes. Dans la suite de la thèse, j’écrirai « conception multi-échelle de solutions » pour insister sur l’exploration coordonnée de solutions innovantes ou non à différentes échelles. J’écrirai « processus de conception d’innovations couplées » pour insister sur le couplage des différents éléments et faire référence à la littérature existante.

Selon Meynard et al. (2017), un processus de conception d’innovations couplées vise à des innovations radicales en rupture avec le système dominant actuel, pour échapper au mécanisme de la dépendance du chemin (section 1.3) (Meynard et al. 2017). Ainsi c’est un processus qui doit favoriser la circulation et l’hybridation des connaissances entre acteurs hétérogènes, dans une logique d’innovation ouverte (Chesbrough et al. 2014; Prost et al. 2016; Meynard et al. 2017). Néanmoins les différents acteurs à impliquer (agriculteurs, transformateurs, chercheurs, consommateurs, etc.) peuvent être disséminés sur le territoire sans nécessairement se connaître, partagers des objectifs communs ou un lien hiérarchique (Meynard et al. 2017). Cela pose un problème d’organisation de la conception, avec un tel collectif d’acteurs hétérogènes (Prost et al. 2016). J’ajouterais, en cohérence avec Le Gal et al. (2011), que la coconception doit être construite en partenariat avec des acteurs du développement agricole, pouvant par la suite remobiliser les démarches de coconception développées de manière totalement ou partiellement indépendante. Enfin, en cohérence avec la démarche ComMod (Étienne 2010) et les « approches douces » décrites par Martin (2015), les différentes parties prenantes doivent être impliquées, autant que faire se peut, dès la construction du problème, afin de garantir la légitimité et la pertinence de la démarche.

Un tel processus de conception innovante est déjà mis en œuvre par des acteurs de terrain, comme l’illustre le cas de la marque privée Bleu-Blanc-Cœur (Magrini and Duru 2014). Bleu-Blanc-Cœur a couplé des innovations technologiques (sélection variétale, introduction du lin dans les systèmes de culture actuels, procédé d’extrusion pour valoriser les graines de lin comme aliment d’élevage), une innovation institutionnelle (nouvelle filière basée sur l’allégation santé ‘teneur en oméga3’ appuyée par un label privé) et une innovation organisationnelle (association qui regroupe toutes les parties prenantes). Néanmoins ce processus de conception d’innovations couplées est à ce jour peu connu

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et expérimenté par les agronomes. Il pose ainsi un certain nombre de questions constituant des fronts de recherche résumés en Encadré 2. Dans le cadre de ma thèse, je vais contribuer aux fronts de recherche suivants : le front n°1 quelle méthode de diagnostic (section 1.), le front n°2 quels

dispositifs multi-acteurs (i.e., comment accompagner) et le front n°3 consubstantiel du n°2. quels outils pour l’accompagnement ? (Voir Encadré 2.).

Encadré 2 - Fronts de recherche ouverts par le concept d’innovation couplée (Meynard et al. 2017; Brun et al. 2019)

1. Quelle méthode de diagnostic du système agri-alimentaire pour identifier les causes des problèmes et les ressources à mobiliser pour les résoudre ?

2. Quels dispositifs multi-acteurs pour concevoir et évaluer les innovations couplées ? Quels acteurs doivent être impliqués dans la conception et comment ?

Comment coordonner le processus de conception, avec des acteurs de maillons différents du secteur agri-alimentaire, sans relations hiérarchiques entre eux ?

Comment gérer les intérêts différents et parfois contradictoires des parties prenantes de la conception ?

Comment la gouvernance du processus de conception doit-elle être organisée ? Est-ce que l’un des acteurs impliqués doit prendre le rôle de conducteur du processus ? Comment définir les règles de collaborations ?

Comment favoriser la conception « d’innovations couplées ouvertes » (Piller and West 2014), c’est-à-dire favorisant l’échange d’objectifs, de concepts et de connaissances des acteurs développant leurs propres innovations ?

Comment coordonner le processus d’innovation pour éviter de concevoir des innovations incrémentales renforçant le système dominant (phénomène de dépendance au chemin) ? 3. Quels outils doivent être conçus et utilisés pour faciliter le processus de conception ? 4. Quelles politiques publiques pourraient favoriser les innovations couplées ?

En conclusion, le processus de conception d’innovations couplées semble nécessaire pour dépasser les verrouillages potentiels au changement de pratiques décrit en section 1.3. Il est donc clé dans le cadre d’une exploration multi-échelle de solutions pour dépasser les freins aux changements de pratiques. Cela suppose un processus participatif de conception, d’innovations de rupture, dans une démarche d’innovation ouverte, en embarquant le développement agricole et toutes les parties prenantes dans la définition du problème. Ce concept d’ innovation couplée ouvre ainsi un certain nombre de fronts de recherche.

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3. Apports des théories et outils existants pour la conception