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3. Apports des théories et outils existants pour la conception multi-échelle

3.1. Le cadre de la conception innovante : la théorie C-K et la démarche KCP pour

innovations en rupture

 La théorie de la conception (« Design theory »)

Accompagner la conception d’innovations en rupture (2.3) par rapport à une technologie dominante nécessite une approche de conception innovante. La conception innovante, contrairement à la conception réglée, conduit à redéfinir au cours du processus à la fois les objectifs de la conception (les propriétés que doivent atteindre les artefacts conçus), les moyens d’y parvenir (ex : connaissances, outils, méthodes, partenaires) et les critères d’évaluation de(s) l’objet(s) produit(s) (Meynard et al. 2012). Elle me semble ainsi bien adaptée aux problèmes agricoles complexes dont le processus de résolution est souvent difficile à prévoir en avance. Elle permet d’explorer un « inconnu désirable » (Hatchuel et al. 2017), c’est-à-dire une cible que l’on veut atteindre, sans savoir comment, sans connaître les contours précis de cette cible et donc les critères permettant d’évaluer si on l’a atteinte. La conception innovante est ainsi particulièrement adaptée à une approche de conception de

novo (section 2.1). Elle se distingue de la conception réglée qui produit des innovations incrémentales

et qui nécessite d’avoir une idée précise de l’artefact à concevoir, des moyens (outils, connaissances) pour le faire et des critères pour évaluer ses performances (Meynard et al., 2012). La conception réglée s’appuie sur les connaissances disponibles et vise essentiellement à améliorer les techniques existantes, mais avec le risque de suivre une dépendance au chemin (Meynard et al., 2017).

Hatchuel et al. (2017) proposent une nouvelle ontologie pour les sciences et l’ingénierie de la conception reposant sur trois piliers : (i) la générativité, (ii) l’indépendance dans la structure des connaissances et (iii) les espaces sociaux. Selon ces auteurs, ces trois piliers réunis permettent une

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exploration maximale de l’espace des solutions possibles sur un problème donné par rapport à l’inconnu désirable recherché. La générativité est la capacité à conceptualiser et créer des alternatives qui sont faites de « briques » connues mais dont la combinaison n’existait pas jusque-là (Hatchuel et al. 2017). Elle diffère de la créativité, qui peut être définie comme la capacité à produire des idées dans l’espace des connaissances connues. A contrario la générativité inclut la création et l’inclusion de connaissances indépendantes nouvelles et la réorganisation de l’espace des connaissances associées à l’émergence de nouveaux concepts ou artefacts (Hatchuel et al. 2017). Ainsi la générativité nécessite un processus conjoint de gestion des connaissances et de création de nouveaux concepts et artefacts. En agronomie, cette gestion conjointe est recherchée dans les ateliers de conception où l’exploration d’artefacts innovants est couplée à la création et l’échange de connaissances scientifiques et empiriques ainsi que l’identification de trous de connaissances (ex : Prost et al. 2018 ; Berthet et al. 2015).

La générativité est intimement liée au deuxième pilier de la conception innovante : l’indépendance des connaissances. Une connaissance est indépendante par rapport à une base existante de connaissances quand elle ne peut pas être déduite de celle-ci et apporte une dimension nouvelle importante à l’artefact en cours de conception (Hatchuel et al. 2017). Réunir des bases de connaissances indépendantes stimule la générativité (Hatchuel et al. 2017). Ainsi, dans le cas de « Bleu-Blanc-Cœur », les connaissances sur le process d’extrusion du lin pour en faire une alimentation animale satisfaisante et sur l’intérêt pour la santé humaine des oméga 3 étaient deux bases de connaissances a priori indépendantes. Réunies, elles ont donné lieu à « Bleu-Blanc-Cœur », un artefact fortement innovant. Cette notion d’indépendance des connaissances donne un fondement théorique à l’hybridation des connaissances de différentes natures (scientifiques, empiriques, génériques, locales) et origines (agriculteur, transformateur, R&D), encouragées par de nombreux travaux sur la reconception des systèmes agricoles (Prost et al. 2016; Meynard et al. 2017).

Enfin, en lien avec ce dernier point, le troisième pilier de la conception innovante est la mobilisation de formes ouvertes d'espaces sociaux et des participations élargies d’acteurs pour rassembler des connaissances indépendantes et favoriser la générativité (Hatchuel et al. 2017). Elle recouvre une dimension collaborative de la conception entre différents espaces sociaux. Une attention particulière doit être donnée aux freins psycho-sociaux à la créativité au sein de ces espaces, ex : la dispersion de l’attention, l’auto-censure par pression sociale, le sentiment d’illégitimité (Hatchuel et al. 2009).

 Théorie C-K et méthode KCP

Cette ontologie sous-tend la théorie C-K développée par le groupe de recherche en conception innovante de l’école “MINES ParisTech” (Hatchuel and Weil 2009, Encadré 3). D’après Agogué et al. (2014a), la théorie C-K a deux applications principales : (i) générer des concepts d’innovations, première étape d’un processus de conception, (ii) interpréter un processus de conception et le représenter. Elle a déjà été utilisée en agriculture, aussi bien pour générer des concepts (Berthet 2013; Ravier et al. 2017; Della Rossa 2020) que pour interpréter et représenter le processus de conception (Salembier et al. 2020).

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Encadré 3 -Théorie C-K. Les exemples donnés sont issus de Ravier et al. (2017) sur la conception d’une « méthode de calcul de la dose d’azote sans rendement cible » (C0)

La théorie C-K consiste à distinguer deux espaces en interaction : celui des concepts (C) et celui des connaissances (K). L’espace C est initié à partir de la formulation de l’inconnu désirable (C0) et l’espace K à partir des connaissances existantes liées à cet inconnu désirable (K0). A partir de cette base, l’exploration dans les deux espaces est réalisée conjointement (Agogué et al. 2014a). Une nouvelle connaissance peut être mobilisée pour définir de nouvelles propriétés à un concept existant faisant émerger un ou plusieurs nouveaux concepts (Opération K->C). Par exemple la disponibilité d’un outil permettant d’estimer précisément l’indice de nutrition azotée des cultures permet d’aller du C0 vers une méthode estimant en temps réel le besoin d’azote des cultures. Inversement, un nouveau concept peut faire émerger de nouvelles connaissances (Opération C->K). Par exemple le concept d’une méthode « permettant des périodes de déficience en azote » a permis d’ouvrir un ensemble de connaissances sur l’effet des périodes de déficience en azote du blé sur le rendement et la qualité et de découvrir qu’à certaines périodes, la déficience n’est pas préjudiciable. De nouvelles connaissances peuvent également être générées sur la base des connaissances existantes par la logique et la recherche (Opération K->K). Enfin l’étude de nouveaux concepts peut être générée à partir de concepts existants et de leurs propriétés connues (Opération C->C).

La méthode des ateliers KCP (Hatchuel et al. 2009; Berthet et al. 2019) est basée sur la théorie C-K. Elle vise à accompagner la conception en favorisant la générativité par la création d’un espace social favorable, la combinaison de bases de connaissances indépendantes et l’exploration des trous de connaissances (Berthet et al. 2015). L’objectif est de mobiliser la théorie C-K afin de dépasser les effets de fixation des participants, biais cognitifs conduisant les participants à mobiliser des idées communes cadrées par le système dominant existant ou proche d’un exemple préalablement donné par d’autres participants (Agogué et al. 2014b). Cet effet renforce la dépendance au chemin, et en conséquence, le régime sociotechnique dominant. La première étape, phase K (K pour « Knowledge »), consiste en l’explicitation de connaissances qui doivent être partagées par l’ensemble des acteurs pour traiter le problème (ex : origine du problème, freins au changement de pratiques) et à l’apport de connaissances originales « défixantes » (ex : explicitation de processus biophysiques peu connus, présentation d’innovations couplées existantes dans un autre contexte). Un objectif central de l’apport de ces connaissances « originales » est de défixer les personnes de leurs cadres habituels de réflexion par des connaissances dites « expansives ». L’étape suivante, phase C (C pour « Concepts »), consiste en la formulation de concepts d’innovations (C) par les acteurs en petits groupes, à partir de « l’inconnu désirable » (C0) et des « concepts projecteurs ». Les concepts projecteurs (ex : pour la conception d’organisation facilitant la sélection participative de variétés de blé : « Transmettre des connaissances plutôt que des semences »), sont déterminés avant l’atelier par le groupe d’animateurs à l’aide de la construction d’un arbre C-K (voir Hatchuel and Weil 2009). Ils visent à défixer les participants. Enfin la dernière étape, phase P pour « Project », consiste à organiser une stratégie de conception structurée, i.e., identifier et organiser les pistes futures d’exploration à partir de la diversité des concepts conçus et préparer les parties prenantes de cette exploration à la suite du travail (Hatchuel et al. 2009).

Cette méthodologie présente néanmoins des limites : (i) l’absence de représentation partagée du système à reconcevoir pouvant servir à faciliter la pensée et les interactions, (ii) la dépendance plus forte aux compétences du facilitateur et en particulier à ses propres effets de fixation, (iii) l’absence

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d’éléments embarqués permettant de gérer les relations de pouvoir jouant un rôle dans l’inhibition de la créativité (Berthet et al. 2015).

En conclusion, la théorie de la conception et en particulier la théorie C-K constituent des bases théoriques pour mener l’activité de conception multi-échelle de solutions permettant une protection agroécologique des cultures au sein des exploitations. Elles reposent sur une vision de la conception s’appuyant sur : (i) l’exploration conjointe des connaissances et concepts, (ii) la mobilisation de connaissances indépendantes, (iii) des espaces sociaux ouverts favorables à la conception. Ainsi, elles permettent de dépasser les effets de fixation renforçant le verrouillage existant au sein du système dominant en place. Faisant l’hypothèse qu’un tel verrouillage empêche le changement vers une gestion agroécologique des bioagressseurs telluriques en maraîchage sous abris provençal, mobiliser cette théorie sur mon cas d’étude me parait pertinent. La méthodologie KCP est un exemple intéressant d’application de la théorie C-K, dans son organisation et dans son attention particulière à lever les effets de fixation. Néanmoins l’absence de représentation des systèmes agricoles rend a priori difficile d’instaurer un échange entre des acteurs très hétérogènes et ne se connaissant pas a priori.

NB : Pour faciliter la lecture dans la suite de la thèse, j’écris « innovation » pour « concept

d’innovations », sauf quand le contraire est spécifié.

3.2. La traque aux innovations pour nourrir l’activité de