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Le discours du maire de Dreux, qui est aussi un parlementaire très investi dans la politique de la ville nationale, exprime sans ambages sa conception de la performance : « Il faut laisser aux maires les

moyens de définir qui sont les partenaires les plus performants et avoir le courage politique d’éliminer ceux qui viennent seulement chercher des financements. J’exige qu’à partir d’un certain niveau de subvention à des associations exerçant une mission d’utilité publique, l’association nous fournisse un rapport précis, qui soit étudié avec mon adjointe, et que l’on mesure si la performance est bonne ou pas.

Si l’action n’est pas bonne il faut l’arrêter ». Une telle profession de foi laisse les techniciens sceptiques.

« Les chefs de projet disent qu’ils ont du mal à trouver des associations et qu’il ne faut pas les brusquer », tempère un acteur du Cucs de Dreux. « Un maire ne peut pas passer outre le tissu associatif local, ajoute un acteur de la Gironde. Celui qui innove tous les jours et qui envoie balader les mauvais, je n’y crois

pas ».

L’État local fait également montre de prudence. On l’a vu à propos de la Maison pour tous d’Argenteuil, c’est lui qui, en contradiction avec son propre discours sur la performance, s’est opposé à la municipalité qui d’une certaine façon le prenait au mot. Au moins vis-à-vis de certaines associations, tout se passe comme si la politique de la ville n’avait d’autre option que d’obéir à une logique préventive, inévaluable par nature, quitte à mettre entre parenthèse ses objectifs de performance pour continuer à financer des actions que ses financeurs ne jugent pas forcément probantes. La mémoire encore vive des émeutes de 2005 joue certainement aussi dans la prudence affichée par l’État, à l’instar de deux acteurs du Val d'Oise :

« Je suis en désaccord avec la brutalité de certains élus. Qu’adviendra-t-il des associations de quartier si on les suit ? Je suis pour une politique progressive. J’ai vu ce qui s’est passé en 2005. Si on retire les crédits emploi d’une association, on fait vaciller toute l’association. Le sujet fondamental, c’est de maintenir une présence physique sur le terrain. C’est pourquoi l’État a continué de financer la Maison pour tous ».

« Les mouvements sont forcément très soft. Dans les villes très pauvres, si les mouvements sont trop brutaux, on perd l’opérateur et on ne peut pas se le permettre. On sait parfois que ce n'est pas bon, mais ne pas reconduire ces structures serait trop risqué, ça créerait un manque trop important dans les quartiers. Dans ce cas, les orientations nationales passent au second plan ».

Le discours de l’État est similaire en Gironde : « On ne veut pas brutaliser les villes, car derrière il y a une

population. On pense aux bénéficiaires qui se trouvent derrière tout ça ». La municipalité ne dit pas autre

chose : « On a voulu se montrer plus sévère sur les indicateurs, en 2009, mais on n’a pas été au bout de

cette logique car on doit rester attentif aux réalités du territoire ». Il est d’autant moins aisé de prendre des

virages brutaux avec les structures de quartier, qu’elles sont pour beaucoup dans une situation de dépendance exacerbée aux crédits spécifiques de la politique de la ville. Leur retirer ce soutien et leur survie peut être compromise :

« C’est la survie des structures qui est parfois en jeu. Quand une association a des difficultés, on ne va pas la pénaliser, mais l’aider. Parfois, on sait que si on ne finance pas une association, elle va connaître de grosses difficultés. (service de l’État, Gironde)

« Le Cucs, c’est peanuts et beaucoup en même temps pour les associations ». (chargé de mission, Gironde)

« Le Cucs compte beaucoup pour les associations ». (service municipal, Dreux)

« Beaucoup d'associations disent que si elles n’avaient pas le Cucs, elles mettraient la clé sous la porte. C’est un dévoiement de la fonction du Cucs ». (élue, Dreux)

Le paradoxe est que la relation de dépendance aux crédits de la politique de la ville a été alimentée par cette politique. D’une part, elle demande aux associations de proposer de nouvelles actions, comme preuve de leur caractère « innovant », mais ces nouvelles actions induisent des emplois salariés que les structures porteuses sont tentées de pérenniser. Certaines finissent par proposer des projets dont l’objet premier est de conforter leur situation financière, sans plus-value lisible. D’autre part, les financeurs accentuent la pression à la professionnalisation des associations… au nom de la performance. Et qui dit professionnalisation, dit aussi emplois pérennes.

Un acteur de l’État en Eure-et-Loir décrit finement les effets pervers de cette double contrainte à l’innovation et à la professionnalisation :

« Le système de la politique de la ville fait qu’on demande chaque année aux associations de proposer des actions en principe innovantes. C’est donc la course à l’échalote pour pérenniser. Car on recrute des compétences nouvelles. Mais quand on recrute du personnel, la pente naturelle est de le garder. Tout ça vient de l’incapacité à travailler avec les chefs de projet sur un diagnostic qui fasse bien la part entre le besoin du quartier et le besoin de la structure. D’où l’intérêt du Dispositif local d’accompagnement. Mais le DLA a lui-même un objectif de pérennisation de l’emploi. Or, en professionnalisant les porteurs de projets, on les aide à demander des financements. On leur apprend à remplir des demandes de subvention, et on participe par-là même à la professionnalisation et à la pérennisation des emplois, sachant que le Cucs en lui- même n’est pas pérenne. On est dans un système inflationniste : je suis en déficit structurel tous les ans et je dois trouver de l’argent, en finissant par ne même plus recruter pour conduire des actions supplémentaires. Donc, soit l’État accepte de donner du fonctionnement, mais on sait qu’à terme ces porteurs de projets sont déficitaires et qu’il faudra couvrir. Soit les porteurs de projets acceptent de faire de la sous-traitance ou de la co-traitance avec d’autres structures qui renforcent l’accompagnement de base par des actions spécifiques et éventuellement innovantes, mais qui ne mettent pas en péril le fonctionnement global de la structure ».

Les constats faits par les acteurs d’Argenteuil permettent de décrire un autre type de spirale inflationniste, liée aux missions de service public que les institutions délèguent à des associations insuffisamment outillées pour les assumer. Au lieu d’ajuster leur « voilure » aux capacités réelles – financières et organisationnelles – qui sont les leurs, ces structures pratiquent une sorte de fuite en avant, en étendant toujours plus leur champ d’action. Quand les institutions s’en rendent compte, il peut être déjà trop tard, car ces structures se sont rendues indispensables :

« On a des grosses associations qui assurent des missions de service public et qui ont recruté du monde, par exemple des Adultes-relais. Ces associations se vivent, et on leur dit, qu’elles assument un service public. Avec des financements tri-annuels, on les avantage, mais ce sont des colosses aux pieds d’argile. Elles n’ont plus de trésorerie et c’est la fuite en avant. Comme toute organisation, elles ont tendance à grossir, mais elles n’ont pas les compétences. Il y a un déficit de management. Leur force organisationnelle est beaucoup trop faible par rapport à ce qu’est devenue la structure. L’État s’en rend compte quand elles se cassent la figure parce qu’elles sont devenues trop grosses. L’État devrait dire attention quand des signaux s’allument. Mais comme les associations jouent un rôle essentiel, on continue ». (préfecture, Argenteuil)

« Les plus grosses associations ont tendance à vouloir tout faire. Elles sont toutes en phase d’expansion. Les structures veulent toujours plus. Souvent l’action s’emballe d’elle-même au niveau des demandes financières. Il y a des choses qu’elles font très bien et d’autres qu’elles font moins bien car elles n’ont pas les compétences. Et quand on en prend conscience, c’est un peu tard ». (élue, Argenteuil)

La programmation des Cucs paraît donc loin d’obéir au principe selon lequel la politique de la ville ne devrait retenir que des projets faisant apparaître la « plus-value » des crédits spécifiques. Une situation à laquelle les maîtrises d'ouvrage aimeraient remédier, comme dans cet exemple cité par l’élue chargée de la politique de la ville à Argenteuil : « On a une difficulté avec des clubs sportifs qui sont nés

autour des problèmes de sécurité et qui ont été poussés par l’État qui voulait maintenir la paix sociale, avec le soutien de l’ancienne majorité municipale et même de celle d’avant. Ces clubs revendiquent une activité de club. Ils réclament des financements de la politique de la ville qui ne sont plus justifiés. S’ils étaient porteurs d’un projet, par exemple sur l’égalité filles-garçons, pourquoi pas. Mais je ne vois pas pourquoi les financer avec la politique de la ville sur leur activité de club sportif ».

La même position de principe est affichée par une partie des services instructeurs à Dreux :

« Mon premier critère de sélection est le droit commun par rapport aux crédits spécifiques » (service de l’État, Eure-et-Loir)

« On n’utilise pas le budget de la politique de la ville pour financer le fonctionnement ordinaire des grosses associations. On regarde ce qui entre dans le droit commun de l’État et pas dans la politique de la ville. Si c’est le public de la Mission locale, il faut qu’elle montre que l’action est innovante parce qu’elle touche un public prioritaire sur un critère résidentiel ». (services municipal, Dreux)

« On écarte ceux qui obéissent à une logique de guichet, par exemple quand des structures sont prises à la gorge et cherchent une subvention d’équilibre ». (sous-préfecture d’arrondissement, Dreux)

« On n’est pas là pour payer le fonctionnement d’une association. On en a recalé certaines quand on s’est aperçu que c’était ça et rien d’autre ». (service de l’État, Eure-et-Loir)

D’autres acteurs du même site estiment a contrario que le principe de « plus-value » des crédits spécifiques continue d’être régulièrement bafoué :

« On finance les salariés et le fonctionnement des grosses structures. C’est très dommage. C’est un moyen de pérenniser des emplois. C’est pourquoi elles demandent des sommes exorbitantes ». (service de l’État, Eure-et-Loir)

« Les structures n’ont pas compris la notion de plus-value et de public-cible. Le but n’est pas de faire appel au Cucs pour consolider le fonctionnement. Mais, en pratique, le Cucs subventionne du fonctionnement d’associations ». (service de l’État, Eure-et-Loir)

« Le Cucs est devenu une ligne de financement pour les associations ». (maire, Dreux)

« La plus-value du Cucs est mal comprise. Pour les associations, c’est un moyen comme un autre de faire ce qu’elles font habituellement. C’est une ressource parmi d’autres ». (service municipal, Dreux)

« Les associations cherchent des financements sur des actions qui ne correspondent pas à leur mission principale. C’est un moyen d’équilibrer leur budget. C’est sur des financements Cucs ponctuels qu’elles amortissent leurs frais de personnel. Je pense par exemple à l’association X qui relève normalement du droit commun, mais on la passe dans le Cucs alors qu’on sait que la subvention est intégrée au budget de fonctionnement de l’association puisque derrière il y a un poste ». (élue, Dreux)

À partir de l’exemple de l’insertion par l'économique, un acteur de l’Eure-et-Loir explique comment l’application du principe peut déboucher sur un simple habillage formel des projets : « De façon générale,

sur l’insertion par l’activité économique, beaucoup de structures font valoir qu’elles n’ont pas d’encadrement suffisant pour faire de l’accompagnement. Elles ont des contrats aidés et reçoivent des aides importantes du Conseil général qui subventionne largement la prise en charge des Rmistes. Mais elles demandent de l’argent au Cucs pour faire de l’accompagnement. Elles le demandent explicitement pour cela. Cette année tous les projets ont été retoqués sur cet aspect, mais ils ont été soutenus pour ce qui renforce le travail des structures par des activités complémentaires de type théâtre, expression, ateliers écriture, etc. Les structures doivent ainsi rhabiller leur projet, même si ça ne change rien à la réalité de leur demande ». La logique décrite dans le Val d'Oise est identique : « On demande aux porteurs de projets de découper leur projet global en actions spécifiques. Les structures font donc passer une partie de leur budget de fonctionnement dans ces actions spécifiques ».

À Lormont, l’usage pragmatique des financement Cucs paraît mieux assumée que dans les deux sites précédents. L’important aux yeux du directeur de la politique de la ville est d’insérer les actions individuelles dans la stratégie du territoire, quitte à prendre quelques libertés avec la doctrine sur la plus- value des crédits spécifiques : « Le Cucs a un effet levier pour conforter la situation financière des

opérateurs, et éventuellement leur permettre de conduire davantage d’actions. La politique de la ville ce sont des crédits additionnels. Quand je dis non, c’est sur 2 000 euros. Pour une association qui touche 200 000 euros de la mairie, ce n’est pas vital. Le centre social existerait sans le Cucs, mais il ferait moins de choses. On sait que ça finance du personnel, on n’est pas dupes ! Mais c’est un personnel qui mène une action pour atteindre tel ou tel objectif. J’assume l’absorption des crédits du Cucs dans les budgets de fonctionnement des organisations à condition que l’action soit discutée avec la ville et qu’elle serve l’intérêt du territoire ».