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L’octroi de financements contractualisés sur une base pluriannuelle avec les gestionnaires locaux des programmes de l’État est un élément-clé des réformes de l’État découlant de la Lolf, lesquelles signent l’avènement d’un nouveau modèle de management public organisé autour du triptyque « choix, stabilité, cohérence »48. C’est dans cet esprit que l’attribution d’enveloppes globales pluriannuelles contractualisées

avait été préconisée par la mission sénatoriale sur la réforme de la politique de la ville, conduite en 2006 par Pierre André. L’idée était de « redonner sens à une autonomie, qui n’est restée que formelle », puis de réviser les moyens « notamment sur la base de la réalisation des objectifs fixés »49.

Cette même logique est repérable dans la circulaire du 24 mai 2006 sur l’élaboration des Cucs. Les crédits spécifiques de l’État faisant désormais l’objet d’un engagement pluriannuel de l’Acsé, les partenaires locaux étaient invités à définir « la plus grande part des actions » dès la signature de la convention, afin de donner « la visibilité financière indispensable aux acteurs de terrain, en particulier

associatifs ». S’ajoutait la possibilité de signer des conventions de financement pluriannuelles avec l’Acsé

pour « des actions structurantes menées par les acteurs de référence du territoire (centre social,

association…) ». Puis, la circulaire 15 septembre 2006 sur la géographie prioritaire des Cucs est venue

préciser que la stabilisation de ces financements aurait « pour contrepartie une exigence accrue en

termes de professionnalisation des structures et d’évaluation des actions proposées ». Aucun des acteurs

rencontrés sur les trois sites n’a mentionné de telles conventions50, mais deux sites ont mis en oeuvre une

programmation pluriannuelle de fait.

Le Cucs d’Argenteuil avait prévu une programmation sur trois ans, « sous réserve de la réévaluation

annuelle des budgets prévisionnels des opérations relevant de chacune des thématiques et sous réserve de l’annualité budgétaire de l’État et de la Ville ». Les fiches-actions présentées dans cette programmation

identifiaient une partie des porteurs de projet engagés sur une base pluriannuelle, sans toutefois leur affecter de montants précis ; il y allait de la sécurité juridique des contrats face au possible revirement de l’État sur le montant de son enveloppe de crédits spécifiques, l’Acsé continuant de déléguer des enveloppes annuelles. Ces porteurs de projets avaient participé à l’élaboration du Cucs d’Argenteuil, dans le cadre de deux assises de la politique de la ville. La visée se voulait résolument stratégique avec différents temps de la réflexion permettant de préciser le diagnostic, de définir des priorités thématiques et territoriales, elles-mêmes traduites en objectifs, puis dans un programme d’actions très complet, assorti d’indicateurs de résultat. Leur contribution à ces travaux préalables a permis aux porteurs de projets de répondre à l’appel à projets, lancé en décembre 2006, en élaborant leurs actions à partir d’un cadre qu’ils avaient eux-mêmes contribué à construire.

48 Trosa S. (2007), Vers un management post-bureaucratique : la réforme de l'État, une réforme de la société, L'Harmattan. 49 André P. (2006), Rapport d'information n° 49 (2006-2007) fait au nom de la mission commune d'information Banlieues, 30

octobre.

50 Un autre rapport sénatorial constatait, à l’issue de la première programmation des Cucs, que cette pratique était restée

marginale : « Le respect du principe d'annualité budgétaire ne peut expliquer à lui seul ces réticences dans la mesure où des

contrats d'objectifs et de moyens sont mis en oeuvre dans d'autres secteurs d'intervention de l'État, relevait la Cour. La volonté de ne pas trop rigidifier les budgets d'intervention, l'absence de visibilité des services déconcentrés sur les crédits effectivement disponibles ou des difficultés de gestion financière constituent également des facteurs défavorables à la conclusion de tels contrats ». Voir Dallier P. (2007), Politique de la ville : une efficacité entravée, op. cit. Par la suite, dans le cadre de la

dynamique Espoir banlieues, il a été proposé aux associations dont le projet s’inscrit dans les priorités des Cucs, ou dont l’utilité sociale est manifeste, de bénéficier de la signature de conventions pluriannuelles d’objectifs avec l’État. Un « pacte associatif » peut être également conclu, qui doit préciser les « droits » et les « devoirs » de chaque partenaire.

Il existait déjà une procédure d’appel à projets sous le Contrat de ville d’Argenteuil. Mais le Cucs allait permettre d’élargir ses destinataires. Un courrier a non seulement été adressé aux porteurs de projets habituels du Contrat de ville, mais aussi aux structures qui n’étaient pas financées jusqu’alors, mais qui avaient participé à la conception de la nouvelle stratégie locale. De sorte que la grande majorité des acteurs qui avaient joué le jeu en amont ont finalement été retenus au titre de la programmation pluriannuelle du Cucs. « C’était le deal de départ », précise un acteur municipal. Mais en dépit d’une large diffusion de ce premier appel à projets, les opérateurs du Contrat de ville se sont taillé la part du lion. Près des trois-quarts des actions figurant dans la programmation 2007 (48 sur 67) étaient déjà inscrites au Contrat de ville. Or, ces actions n’avaient pas été évaluées, réduisant de ce fait l’ampleur de la rupture. Comme le relate un acteur municipal, « au moment de la première programmation du Cucs, on a ressenti

le poids des liens privilégiés avec les porteurs de projets du Contrat de ville. On connaissait peu leurs actions, car il n’y avait pas eu d’évaluation. La première année du Cucs a donc comporté une part d’arbitraire. Avec l’élu, on disait oui ou non. En pratique, on a beaucoup reconduit les porteurs de projets du Contrat de ville ». Un acteur de l’État ajoute : « Les projets qu’on a financés au début du premier Contrat de ville sont proches de ce qu’on finance aujourd'hui. Le secteur associatif sait faire des choses, mais il ne se réinvente pas tous les jours ».

Le passage au Cucs a donc élargi la gamme des porteurs de projets, mais une fois ficelée la programmation pluriannuelle, le jeu s’est immédiatement refermé. « Ce sont toujours les mêmes », indique le même interlocuteur. En effet, si 9 structures nouvelles ont déposé un dossier en 2007, ils n’étaient plus que 4 dans ce cas en 2008 et 5 en 2009, sur un total de 42 structures financées depuis 2007. S’ajoutent chaque année quelques structures manifestant un intérêt pour l’appel à projets du Cucs, mais que l’équipe Mous dissuade de déposer un dossier lorsqu’elle estime leur projet dépourvu de pertinence au regard des objectifs du Cucs. Les appel à projets en vue des programmations 2008 et 2009 n’ont d’ailleurs été diffusés qu’auprès du cercle des opérateurs habituels. « On devrait peut-être mettre

l’appel à projets en ligne sur le site Web de la ville, suggère un acteur municipal. On aura peut-être alors des choses innovantes ». « Les actions nouvelles, innovantes, c’est complètement raté ! », s’exclame un

acteur de l’État. Les marges de manoeuvre sont de toute façon limitées en raison de la part prise par les fiches-actions programmées sur trois ans, qui représentent près des deux tiers des 87 actions financées depuis 2007.

La logique pluriannuelle est aujourd'hui l’objet d’interrogations du côté de la municipalité. La sécurisation des porteurs de projets est perçue positivement. Mais elle s’accompagne d’une forte inertie de la programmation qui leur paraît contradictoire avec la logique de l’appel à projets, fondée sur l’idée d’une compétition permettant de sélectionner les porteurs de projets les plus performants. Un acteur de la Mous souligne cette ambivalence : « Le principal changement apporté par les Cucs est la pluriannualité.

Cela a du bon, car ça pérennise les financements. Mais ça nous fige. On ne peut pas faire émerger de nouveaux projets. On aimerait pouvoir expérimenter, mais on n’a pas de porteurs de projets pour proposer de nouvelles choses. On s’est liés les mains avec la programmation pluriannuelle ». L’élue de tutelle

ajoute en ce sens : « On est maintenant sur de la reconduction plus que sur une véritable innovation, car

les contrats ont été prévus comme ça. Ils doivent conforter le travail des associations dans les quartiers. C’est un engagement sur trois ans. Mais c’est aussi la contrepartie négative de ce qu’on a voulu corriger : les renouvellements annuels qui fragilisent les associations et pèsent sur leur capacité à mener des projets sur la longue distance. Les choses sont devenus plus pérennes, mais il est très difficile de les corriger et de faire émerger de nouveaux projets ».

À Dreux, le Cucs dresse une liste de structures intervenant sur le territoire, mais il n’a pas institué de programmation pluriannuelle. Il n’existait pas non plus de procédure d’appel à projets jusqu’à la programmation 2009. Dreux s’est rallié à cette formule à l’instigation d’une nouvelle directrice générale adjointe des Services qui voulait redonner de la transparence au processus de sélection des porteurs de projets. L’appel à projets lancé en décembre 2008 a néanmoins conservé un caractère assez fermé. La plupart des associations conviées à la réunion de lancement étaient déjà subventionnées en 2008 : « Vu

le montant de l’enveloppe, cela ne valait pas la peine de créer un appel d’air, explique un acteur

municipal. On n’a pas voulu faire de déçus, ni créer des frustrations. Donc on a invité la quarantaine

d’habitués et seulement une vingtaine sont venus ». La municipalité comptait aussi sur les chefs de projet

de quartier pour solliciter de nouvelles associations, mais aucune n’a manifesté d’intérêt.

Dans ce contexte, l’État regrette que « les structures ne soient pas du tout mises en concurrence » et que « l’instruction exclusive du chef de projet municipal conduise à un taux élevé de reconduction des mêmes

opérateurs ». En effet, s’il se déclare favorable à la mise en compétition de prestataires, le maire de Dreux

ne tient pas à voir l’État s’immiscer dans le choix municipaux : « Je suis contre le principe de l’appel à

projets conjoint, car il n’appartient pas à l’État de juger de l’opportunité de telle ou telle action prioritaire. Contractualiser ne veut pas dire donner à l’État un rôle de juge sur le fond des actions. Politiquement, c’est le local qui doit le déterminer ». Ce qui n’est pas du goût de certains représentants de l’État : « Avant tous les projets étaient des projets de la ville de Dreux qui donnait l’argent aux associations soutenues par elle. Il était presque impossible de faire passer un opérateur extérieur. Les services de l’État avaient peu à dire. Aujourd'hui, c’est presque pire car il n’y a pas de comité de pilotage avec les services de l’État ».

On le voit, malgré la procédure d’appel à projets qui permet théoriquement d’arbitrer entre une multiplicité d’offres de prestation émanant d’un large spectre d’opérateurs, les villes d’Argenteuil et de Dreux continuent d’œuvrer très majoritairement avec leurs « clients » habituels. On dépeint pareillement, dans les deux villes, ces structures qui se comportent comme si le Cucs était un droit acquis, dont elles n’imaginent pas sortir une fois entrées :

« Les associations se reportent sur la politique de la ville et pensent qu’une fois qu’elles ont eu une subvention une année, elle y auront droit l’année suivante ». (service municipal, Dreux)

« La Mission locale n’a pas apprécié de voir ses dossiers rejetés alors qu’elle avait pris l’habitude d’être financée ». (service municipal, Dreux)

« Les grosses associations ont tellement peu de concurrence que c’est la facilité pour elles ». (service municipal, Dreux)

« La responsable de la Maison pour tous était d’accord sur le constat, mais n’en avait pas tiré les mêmes conclusions. Elle n’imaginait pas qu’elle ne serait plus financée par le Cucs ». (service municipal, Argenteuil)

« Quand elles sont sur leurs rails, elles ne peuvent plus être remises en cause. Elles sont institutionnalisées ». (sous-préfecture d’arrondissement, Argenteuil)

Paradoxalement, les appel à projets semblent avoir renforcé ces tendances monopolistiques, dans les deux villes, en favorisant la captation des crédits du Cucs par des structures possédant un savoir faire éprouvé pour se positionner sur ce type de marchés :

« Les premiers arrivés sont les premiers servis. Ce sont toujours les mêmes. Ce n’est pas un hasard. Ils ont une expérience dans la quête de subvention, grâce à des professionnels qui s’en occupent ». (services municipal, Dreux)

« Les associations de droit des femmes ou de médiation familiale sollicitent systématiquement tous les Cucs du département, alors même que le Cucs n’est qu’une toute petite partie de leur public. C’est un détournement de la fonction du Cucs ». (service de l’État, Eure-et-Loir)

« Il n’y a que quelques associations qui se partagent le gâteau et qui sont structurées pour pouvoir remplir des dossiers administratifs ». (préfecture, Val d'Oise)

« Certaines structures sont mieux outillées pour monter des dossiers ». (service municipal, Argenteuil)

« On a nourri des associations avec des financements de la politique de la ville dont un certain nombre ont compris le système : on remplit un dossier en sachant mettre les choses qui cadrent avec les attentes des financeurs pour être retenu ». (élue, Argenteuil)

« On a des associations protéiformes qui proposent chaque fois de nouvelles actions nécessitant des crédits publics. Mais on se demande ce qu’elles font vraiment. Ces associations institutionnalisées frappent à toutes les portes et émargent sur tout ce qui se présente comme dispositif public ». (sous-préfecture d’arrondissement, Argenteuil)

Les associations professionnalisées qui, pour la plupart, assurent des missions de service public de fait, ne sont pas les seules à « se partager le gâteau » des Cucs. On repère aussi dans les programmations un nombre substantiel de services municipaux et autres services publics. Les structures de ce type représentent environ 40 % des opérateurs du Cucs de Dreux-Vernouillet, 36 % de celui d’Argenteuil et de 25 à 30 % de celui de Lormont. Sans même parler des élus municipaux dirigeants d’associations (voir