PARTIE 1 : PARCOURS MIGRATOIRES
C. L’évolution de l’espace social des Espagnols en France
L‟espace social des Espagnols a longtemps été un espace spécifique. Le travail et la
famille occupent la majeure partie de l‟emploi du temps et réduisent considérablement la
vie sociale extérieure, parfois jusqu‟à l‟inexistence.
« Les cercles de tes parents, c'était quoi ?
Rien, nul. Aucune vie sociale. Déjà pas d'Espagnols dans leur entourage. Ils arrivent tard. Ils ont mis beaucoup de temps à parler français, aujourd'hui encore c'est difficile, mais bon ça va. Mon père se débrouille, mais pas super génial non plus. Mon père est de nature très casanière, ma mère s'est sacrifiée pour la maison et les enfants, elle restait enfermée entre quatre murs. Donc pas beaucoup de sorties, pas de relations. En fait, leurs amis, c'est les amis qui ont été presque imposés par la vie, c'est à dire la belle famille des uns et des autres. Ma mère a la voisine d'en face, la voisine de pallier, c'est tout, ça s'arrête là. Ils ont une vie de solitude quand même. »
(M.)
La faiblesse des réseaux sociaux chez les ouvriers contraste avec la dynamique qui
existe chez les exilés républicains. Les liens tissés pendant l‟exode se sont maintenus et ont
constitué le ferment d‟une activité associative et politique intense.
« Il était un partisan, donc quand il y avait des fêtes du parti communiste, des partisans, on y était. Il y avait les fêtes de la CGT. On était toujours dans ces trucs là, mais il a fait partie d'aucun que je sache. Mon frère en cachette est parti aux jeunesses communistes et ma mère l'avait su. Ça a été un peu le stress. Elle avait très peur à la suite des guerres et tout ça ma mère ne voulait plus que personne ne fasse partie de rien. […]il fréquentait le milieu communiste. Ben il y avait de tout dans les Espagnols, des anarchistes, des socialistes, il y avait de tout. D'ailleurs, on ne les connaît que comme cela. Celui il est anarchiste, celui-là il est communiste. Ils avaient gardé leur étiquette de l'Espagne, de laRépublique, de la guerre. C'est resté très présent, longtemps. »
(E.M.)
Une dynamique particulière existe à Paris et sa banlieue où l‟on peut encore
fréquenter les lieux qui ont animé la vie de la communauté espagnole. Cette dynamique est
à l‟origine d‟une exception de Paris et des grandes villes françaises observée par M.C.
Muñoz
14: dans son enquête 69% des plus de 60 ans appartiennent à une association, parmi
lesquels 70% à une association culturelle
15, alors qu‟une étude de l‟INSEE donne 28% de
fréquentation d‟associations chez les plus de 60 ans au niveau national. On peut distinguer
trois types de lieux : les bals, les églises et les associations.
« Rue de la pompe il y avait un prêtre qui disait la messe en espagnol. On y allait le plus souvent possible et après on sortait, on allait au bal. On allait avec trois copines et ma cousine, tous les cinq danser. On dansait tous les quatre, avec des amis, avec des gens. Après on rentrait tous ensemble jusqu'à l'autre dimanche. On n'avait pas le droit au téléphone, c'est pas comme maintenant, tu téléphones à ta copine. On se voyait le dimanche. […]J'allais là-bas pour me changer les idées et pour voir si je trouvais un jeune espagnol. C'est ça que j'ai réussi. »
(An.)
Les bals espagnols ont été très nombreux jusque dans les années 1970. Ils étaient
animés le week-end par des orchestres espagnols. Ils se situaient dans le XVIème (avenue
des Ternes, rue de la pompe…), dans le XIXème. Ils étaient très nombreux dans la
banlieue nord de Paris, notamment à Aubervilliers. Le théâtre de la Huchette est un ancien
bal espagnol.
L‟institution religieuse a également joué un grand rôle dans le maintien des liens
communautaires de cette population et dans la retransmission des lieux de ressourcement à
travers les différentes générations. Une paroisse espagnole a été créée en 1913 rue de la
pompe. Cette paroisse était destinée à encadrer les employés domestiques du quartier. À
cette époque, on estime qu‟une centaine de milliers d‟Espagnols résidaient déjà dans la
capitale et sa banlieue, venus travailler pour l‟exposition universelle de 1898, et étant
restés sur place. C‟est suite à la description des conditions de vie et de travail très précaires
des Espagnols par un prêtre espagnol en visite à Paris que le roi Alphonse XIII décide de
fonder cette mission, « dans le but de pourvoir nos nombreux compatriotes pauvres
résidant à Paris, de prêtres qui s’occupent de leurs nécessités spirituelles mais aussi
d’œuvres sociales et de bienfaisance qui aident au maintien de l’esprit de patrie parmi
14 Muñoz M.C., opus cité.
15 Ce taux de fréquentation doit toutefois être nuancé dans la mesure où les adhérents d„associations sont sur-
eux »
16. C‟est donc dans le cadre d‟un réel souci de maintenir l‟identité de ces migrants que
s‟est établie cette institution qui par la suite joue un rôle structurant, notamment pour les
nombreuses employées domestiques du quartier. Une annexe existe près de la place Victor
Hugo. Une autre église se trouvait à Aubervilliers, dans le quartier dit de la « Petite
Espagne ».
Enfin, le tissu associatif espagnol est à la fois dense et diversifié (la liste des
associations recensées par l‟ambassade d‟Espagne se trouve en annexe 3). On distingue les
locaux animés par les consulats, les associations à caractère politique créées par des exilés
et des associations spécialisées comme les APFEEF (associations des parents d‟élève
espagnols en France). Ces associations sont aujourd‟hui avant tout des lieux de sociabilité
où les ressortissants se retrouvent à la fin de la semaine pour jouer aux cartes, partager un
repas. Les structures consulaires tendent à maintenir le lien avec l‟Espagne au sein de la
communauté et par delà les générations. Outre des cours de langue espagnole, elles
soutiennent financièrement des voyages en Espagne pendant la période estivale.
Aujourd‟hui, la FACEEF
17(Fédération des associations et centres des émigrants espagnols
en France) regroupe 174 organisations. Elle est située au cœur de la « Petite Espagne », sur
un terrain acquis par l‟ambassade. Le paysage associatif tend à évoluer sous l‟effet du
vieillissement de la communauté (apparition des associations de retraités) et de la présence
accrue des deuxièmes générations. Les associations jouent un rôle essentiel dans la
transmission de cette mémoire de la migration espagnole. Les derniers arrivants sont
relativement peu présents dans ces structures. Certains s‟y retrouvent cependant pour
retrouver une immersion culturelle qui fait défaut dans leur quotidien, à l‟instar de Ma.,
venue en 1998 qui se rend toutes les semaines à la maison d‟Espagne, rue de Nantes, dans
le XIXème arrondissement de Paris, pour prendre des cours de Flamenco. C‟est à travers
des discussions avec des anciens, qu‟elle a appris l‟histoire des exilés et des ouvriers.
16
Extrait de l‟ordre royal du Ministère de l‟Etat du 15 novembre 1913, citée par José Magruña Romero, in « La colonia española y las missiones o capellanias españolas en Frnacia en la segunda mitad del siglo XX », Tesis de licencia de Teologia Pastoral de la movilidad humana, Pontifica Universitas Urbaniano, Roma, 2004.
17
Ce maintien d‟un tissu social espagnol vivace ne signifie pas une
communautarisation cloisonnée. Au contraire, on observe une très forte ouverture sur la
société française. Cette évolution se constate même chez les personnes arrivées avant 1980.
« Avant, oui, il y en avait qui travaillaient avec moi. Bon, ils sont mariés. Quand on était jeune, on allait jouer aux cartes dans les cafés. Maintenant aucun ne veut retourner jouer aux cartes. Ils ont des enfants, comme nous, et passent plus de temps en famille. Maintenant, on s'est fait un peu des amis français et on sort des fois le dimanche. On aime bien danser. On aime bien avoir des contacts avec les gens. On est bien ouvert.
Vous avez gardé des amis espagnols ?
Français plutôt. On aime bien aller dans les grandes salles de danse, pour danser. Il y a beaucoup de Français qui viennent nous voir parce qu'on danse bien et qu'ils voudraient danser comme nous. Avant, les Français ne dansaient pas comme nous. Nos copains nous téléphonent pour savoir si on part danser aujourd'hui, ils sont embêtés si on ne vient pas. On va aussi réveillonner avec des copains français. Nous en avons qui sont partis avec nous en vacances en Espagne. On est très ouverts. »
(L.)
Cette évolution est liée à la lente interpénétration des groupes sociaux. Au fil du
temps, des relations se nouent avec le voisinage et sur le lieu de travail. Mais aussi en
raison de l‟effritement des relations espagnoles qui s‟érodent avec les décès ou les départs
en Espagne à l‟âge de la retraite. Les pratiques culturelles françaises imprègnent le
quotidien des immigrés. Le déroulement de la journée comme les heures de repas se
calquent sur le rythme français. La cuisine combine les recettes des deux pays.
Le contexte est différent pour les enfants nés en France. Leur milieu relationnel est
essentiellement français du fait de leur socialisation ici depuis leur enfance. Il en va de
même pour les immigrants les plus récents, mais pour des raisons différentes. Nous avons
vu que la plupart ont eu une migration encadrée par un contrat d‟entreprise ou par
l‟université. Le milieu relationnel des premières années s‟organise donc principalement
autour des fréquentations des collègues de travail espagnols arrivés dans les mêmes
conditions. Après plus de trois ans passés en France, les fréquentations espagnoles
deviennent très minoritaires. Selon nos observations, les Espagnols qui restent plus de deux
ans sortent du cadre d‟un contrat ou d‟un échange et ont une stratégie d‟installation liée à
une rencontre avec un conjoint français. L‟établissement d‟un couple détermine la
prolongation des séjours. Le milieu relationnel s‟organise dès lors autour de ce conjoint.
« On connaissait une amie de B., qui était ici dans la région. Il y a aussi des gens, qui connaissaient des gens qui étaient ici à Lille qui nous ont donné des numéros de téléphone, mais seulement des amis de B. »