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2. ALASDAIR MACINTYRE

2.1. La critique de la modernité de MacIntyre

2.1.4. L’état actuel de la morale

MacIntyre développe son argumentation sur son constat de l’état actuel du discours moral. Les débats sur les propositions morales sont interminables et les désaccords sont insolubles pour trois raisons. D’abord les arguments moraux opposés sont souvent incommensurables : ils ne peuvent être mesurés les uns aux autres. La notion

200 F. NIETZSCHE, préc., note198, tel que cité dans P. RAYNAUD, préc., note 192, p. 1334. 201 A. MACINTYRE, préc., note 147, p. 250.

202 Id. 203 Id., p. 251. 204 Id., p. 116.

d’incommensurabilité est empruntée aux mathématiques : les nombres réels qu’on ne peut mesurer sont, de ce fait, considérés comme étant irrationnels. Par extension, on dira que deux arguments contradictoires sont incommensurables lorsqu’il n’y a pas de fondement commun objectif qui puisse servir à les mesurer ou à évaluer leur validité l’un par rapport à l’autre. Par conséquent, il est impossible de résoudre les désaccords qu’ils sous-tendent. Ces arguments sont dès lors irrationnels. Les prémisses conceptuelles qui servent de fondements dans le débat sur les propositions morales sont elles-mêmes incommensurables parce qu’elles « ont des origines historiques très diverses »205. Le problème tient au fait que nous considérons erronément l’histoire de la morale comme une séquence d’avancées conceptuelles représentant un progrès continu des connaissances suivant un fil conducteur unique et l’emploi d’un vocabulaire constant. Or il n’en est rien. Chacune des différentes conceptions de la morale concurrentes ou successives qui se disputent notre allégeance se développe indépendamment de tout contexte historique. Et pourtant, il semble naturel aux profanes de concevoir la morale en fonction du contexte historique dans lequel on se trouve. La morale du temps de nos parents n’est pas la même pour leurs enfants.

Ensuite, le débat moral, bien qu’il s’inscrive dans la rationalité, s’appuie la plupart du temps sur des préférences personnelles ou sur un contexte particulier. Selon MacIntyre, c’est l’échec de toute tentative de fournir une justification rationnelle à une morale objective206 qui ouvre la porte au subjectivisme moral. Ce subjectivisme, aussi appelé émotivisme, a le champ libre pour se constituer en théorie philosophique, théorie à laquelle MacIntyre s’oppose. Selon cette théorie, il n’y a, en morale, aucun fait à connaitre, ni jugement qui puisse être vrai ou faux. Tout est affaire de subjectivité et d’opinion. Tout désaccord moral est réduit à un conflit de désirs ou de volontés207. En l’absence de méthode rationnelle pour les départager, la morale s’exprime sur le mode des émotions ou des attitudes. On confond expressions de préférences personnelles et expressions évaluatives. L’émotivisme mène à la

205 Id., p. 12. 206 Id., p. 21.

207 Simon BLACKBURN, « Subjectivisme moral » dans Monique CANTO-SPERBER (dir.), Dictionnaire e

conclusion que « ne peut exister aucune justification rationnelle valide à des normes morales objectives et impersonnelles, et donc que de telles normes ne peuvent exister. »208 À la limite, le jugement moral est réduit à une émotion voire à un ressentiment209. Comment imposer des normes morales valides et objectives alors qu’elles ne seraient finalement que la projection des désirs humains ou l’expression de préférence utilisée pour manipuler le comportement des autres210? Les assertions éthiques ne sont-elles que l’expression des attitudes vis-à-vis des problèmes éthiques211? MacIntyre soutient qu’il est faux de prétendre qu’il n’y a pas de fondement rationnel à la morale.

À l’antipode de l’émotivisme se trouvent les idées de la philosophie analytique. Celle-ci s’appuie sur l’idée kantienne de la rationalité objective pour justifier l’autorité des règles morales : les règles morales ont du sens par inférence nécessaire, puisque « tout agent rationnel est logiquement soumis aux règles de la morale en vertu de sa rationalité. »212 Mais, selon MacIntyre, la solution ne se trouve pas dans

l’une ou l’autre des positions extrêmes : le purement subjectif ou le parfaitement objectif213. Il souligne la vulnérabilité de la philosophie morale analytique en démontrant qu’elle partage finalement la même faiblesse conceptuelle fondamentale que l’émotivisme. Si le raisonnement moral est fait de propositions entretenant entre elles des liens logiques suivant lesquels des règles et des principes sont déduits de règles ou de principes antérieurs, encore faut-il pouvoir justifier un principe de base autrement que par l’expression de la volonté individuelle. Or s’il ne reste comme principe de base au bout du raisonnement logique qu’un choix délibéré, l’argument pour une morale purement rationnelle nous pousse inexorablement devant la subjectivité caractéristique de l’émotivisme.

208 A. MACINTYRE, préc., note 147, p. 21. 209 Id., p. 22. 210 S. BLACKBURN,préc., note 207, p. 1883. 211 Id., p. 1884. 212 A. MACINTYRE, préc., note 147, p. 66-67. 213 Id., p. 22-23.

La faiblesse de la philosophie analytique est de considérer les arguments en eux- mêmes sans référence au contexte qui sous-tend ces arguments. On arrive alors à établir une rationalité en elle-même qui n’admet pas la possibilité de rationalités rivales valides. MacIntyre fait appel à l’état de la conception de la morale dans la réalité pour valider l’échec de la philosophie morale analytique. Il existe une diversité de position irréconciliable dans le débat moral contemporain. Nous sommes incapables de formuler des principes fondamentaux communs qui formeraient la base de tout jugement moral. Pour MacIntyre, la raison pure ne suffit pas à justifier le raisonnement moral. La force des arguments qui servent au raisonnement moral doit être évaluée en fonction d’un contexte particulier qui nécessite une recherche historique sur le caractère traditionnel de ces arguments214. La philosophie analytique se contente de donner le maximum de rigueur aux raisonnements avec « les techniques logiques et sémantiques les plus sophistiquées. »215 Mais ces techniques

ont une portée limitée : « La philosophie analytique est devenue une discipline (une sous-discipline?) dont la compétence est limitée à l’étude des inférences. »216 Elle s’appuie sur le raisonnement et exclut toute validation par l’observation de la réalité. Or la supériorité de toute théorie, telles les théories scientifiques, se mesure par rapport à l’état d’avancement des connaissances, et nécessite qu’on tienne compte des perspectives historiques pour en juger. Il ne suffit pas de tester des arguments par rapport à une rationalité pure et désincarnée. Encore faut-il pouvoir observer les phénomènes qu’on veut décrire ou expliquer et tester la théorie en « laboratoire ».

Entre émotivisme et philosophie analytique, il y a une troisième voie fondée sur la tendance à justifier la rationalité de la morale sur le semblant de rationalité du raisonnement moral en soi. C’est en quelque sorte un argument par l’absurde selon lequel il ne ferait pas de sens que le raisonnement moral n’existe pas. On pose l’hypothèse qu’il doit bien y avoir un ensemble de prémisses desquelles on peut tirer des conclusions morales valides. On assimile tout simplement le jugement moral à la raison : « l’autorité et l’objectivité des règles morales sont précisément les qualités de

214 Id., p. 258. 215 Id., p. 260. 216

l’exercice de la raison »217. On cherche à démontrer « que tout agent rationnel est logiquement soumis aux règles de la morale en vertu de sa rationalité. »218 MacIntyre s’oppose à cette voie mitoyenne entre raison pure pratique et subjectivisme. Pour expliciter son opposition, il s’intéresse aux arguments de celui qu’il considère être le meilleur représentant de ce courant de pensée, Alan Gewirth, philosophe et professeur. Les arguments de ce dernier sont exposés dans son ouvrage publié en 1978 : Reason and Morality. MacIntyre reprend l’argument central de la thèse de Gewirth, ce qu’il appelle la « phrase clef » de son ouvrage :

« Puisque l’agent considère comme biens nécessaires la liberté et le bien-être qui constituent les traits génériques de son action réussie, il doit logiquement penser aussi qu’il a droit à ces traits génériques et revendique implicitement ce droit. »219

MacIntyre reprend en ces termes le raisonnement de Gewirth :

« Tout agent rationnel doit reconnaitre un certain degré de liberté et de bien- être comme requis pour l’exercice de son action rationnelle. Tout agent rationnel doit donc souhaiter la possession de ces biens à ce degré. (…) Quiconque pense que les choses requises pour l’exercice de l’action rationnelle sont des biens nécessaires doit logiquement penser aussi qu’il a droit à ces biens. »220

MacIntyre réfute la justification Gewirth parce que ce dernier fait appel au concept de droit pour étayer sa théorie. MacIntyre nie l’existence des droits. Nous reviendrons à la position de MacIntyre à l’égard des droits de la personne plus loin.

MacIntyre rejette tant l’émotivisme que les assertions propres à la philosophie morale analytique. Mais, il tient à défendre une justification rationnelle de la morale. On pourrait rapprocher ses idées de la position intermédiaire qu’offre la philosophie

217 Id., p. 66-67. 218 Id.

219 Alan GEWIRTH, Reason and Morality, Chicago, The University of Chicago Press, 1978, p. 63, tel

que cité dans A. MACINTYRE, préc., note 147, p. 67.

pratique. Ce mouvement, auquel on associe la « préhistoire » à Heidegger221, est assimilé à la philosophie aristotélicienne. Les « néo-aristotéliciens » du vingtième siècle, tenants de cette philosophie pratique, ont voulu maintenir une distinction nette entre raison pratique (praxis) et la théorie (theoria). Ils ont voulu ainsi éviter d’assujettir la raison pratique au modèle d’analyse théorique fondé sur une « rationalité purement descriptive, neutre et instrumentale »222. C’est cette même distinction entre raison pratique et rationalité théorique que MacIntyre retient dans sa propre conception de la rationalité que nous présentons ici.