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2. ALASDAIR MACINTYRE

2.1. La critique de la modernité de MacIntyre

2.1.2. Les encyclopédistes

Dans Three Rival Versions of Moral Enquiry, MacIntyre oppose trois versions rivales de l’investigation morale qu’il fait s’affronter autour de trois textes importants dans l’histoire de la philosophie morale publiés à la fin du dix-neuvième siècle : d’abord, les articles sur la morale définissant l’utilitarisme écrits par ceux que MacIntyre appelle les encyclopédistes et parus dans la neuvième édition de l’Encyclopeadia Britannica, publiée en 1875; ensuite, l’encyclique Æterni Patris du Pape Léon XIII, publiée en 1879; et enfin, la Généalogie de la morale de Friedrich Nietzsche publié en 1887183. La publication de ces trois textes coïncide dans le temps. MacIntyre s’en sert pour faire état de la philosophie morale depuis lors. Les articles des encyclopédistes dans l’Encyclopeadia Britannica font culminer l’utilitarisme comme philosophie morale dominante dans le monde anglo-saxon. L’encyclique Æterni Patris de Léon XIII appelle à la restauration de l’œuvre de Saint-Thomas d’Aquin dans l’enseignement et la prédication dans l’Église catholique; soulignons ici le lien auquel tient MacIntyre entre thomisme et aristotélisme. La Généalogie de la morale de Nietzsche remet en question tous les fondements de la morale en philosophie depuis les Lumières. MacIntyre considère ce livre comme la culmination de l’échec des Lumières en philosophie morale.

La neuvième édition de l’Encyclopeadia Britannica est l’édition savante d’une encyclopédie qui allait devenir un ouvrage à vocation plus populaire avec les éditions subséquentes. MacIntyre y voit l’illustration de l’échec de l’utilitarisme. Cette encyclopédie est la réponse écossaise à l’Encyclopédie de Diderot. Elle constitue l’héritage des philosophes anglo-saxons depuis le siècle des Lumières, et, en particulier, des utilitaristes. Henry Sidgwick est l’auteur de l’article intitulé « Ethics ». Philosophe anglais de l’ère victorienne, Sidgwick est le successeur de Jeremy Bentham et de John Stuart Mill. Ce sont les trois principaux auteurs ayant défini l’utilitarisme. En écrivant The Methods of Ethics184, Sidgwick aspirait à la

183 Friedrich NIETZSCHE, Généalogie de la morale, (trad. franç. De EW. Blondel, O. Hansen-Love, T.

Leydenbach et P. Pénisson), Paris, Flammarion, 1996.

rigueur et à l’impartialité de la méthode scientifique pour faire de l’utilitarisme une théorie morale universelle185. C’est la culmination de l’utilitarisme. MacIntyre dénote dans le texte de Sidgwick l’expression de l’immodestie des encyclopédistes : ceux-ci prétendaient répandre l’ensemble des connaissances constituant le savoir universellement admis. Cette prétention encyclopédiste subsiste à ce jour. MacIntyre soutient que la propension des encyclopédistes à ne juger qu’à partir d’eux-mêmes les a rendus invisibles à eux-mêmes186. MacIntyre considère la publication de l’Encyclopeadia Britannica comme un moment de « dégénérescence et d’irrationalité »187.

Une des assertions essentielles de la conception de MacIntyre est que la rationalité est relative à une tradition. En conséquence, il n’y a pas de point de vue neutre permettant de juger de la rationalité d’un argument en dehors de la tradition dans lequel il est supporté. C’est le fondement de sa critique de l’assertion des encyclopédistes, lesquels tenaient pour avérée l’universalité de la connaissance et de la rationalité. Ceux-ci soutenaient que des personnes raisonnables pouvaient résoudre les désaccords entre elles puisqu’elles devaient nécessairement utiliser les mêmes méthodes et les mêmes critères dans leur raisonnement. Par conséquent, il n’y a pas d’incommensurabilité dans le développement théorique de la connaissance; tout argument peut se mesurer à tout autre argument et les critères de la vérité permettent de déterminer la supériorité d’un argument sur l’autre. Pour les encyclopédistes, la connaissance est universelle et globale. Il n’y a pas d’enjeu de méthodes d’investigation scientifique non plus que de traductibilité de quelques notions que ce soit. Tout langage et toute culture sont intelligibles pour tous. Il y a universalité des fondements de la morale : elle est faite de règles qui appellent l’adhésion de tous. La morale est indépendante des époques. Les philosophes ont la tâche de construire la morale en organisant et en harmonisant les croyances de tous de façon à recueillir

185 Bart SCHULTZ, « Henry Sidgwick », dans Monique CANTO-SPERBER (dir.), Dictionnaire d’éthique

et de philosophie morale, 4e éd., Paris, PUF, Quadrige/Dicos poche, 2004, 1782, à la page 1783. 186 A. MACINTYRE, préc., note 157, p. 185.

l’assentiment général188 sous la forme d’un consensus rationnel. Les connaissances en morale sont susceptibles de progresser, comme la physique ou la biologie. La morale est faite de propositions dont la véracité est vérifiable. Les devoirs et les obligations sont des formes supérieures d’expression de la morale. On tient à distinguer ces règles des tabous qu’on juge primitifs189. Et ces règles et ces obligations sont antécédentes aux pratiques sociales qu’elles veulent réguler.

MacIntyre affirme, justement, que la relation entre morale et pratiques sociales n’est pas ce que les utilitaristes affirment. Toute son argumentation sur la rationalité est au contraire. Les encyclopédistes prétendent à un degré d’homogénéité des règles jamais atteint dans la réalité. Ils sous-estiment l’indétermination des règles morales. Or le savoir n’est pas absolu. Il n’y a pas de point de vue neutre. Contrairement à ce que supposent les encyclopédistes, notre rapport à la vérité et à la rationalité est grandement fonction de notre participation aux débats dans une communauté donnée190. La thèse de MacIntyre est que notre appréhension du réel est fonction de

nos traditions d’investigation.