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L’essor et la spécialisation de la population marchande dans la Lorraine du XVIIIe siècle

2. La consolidation de la dotation marchande des espaces lorrains

2.1. L’établissement des données : quelques remarques méthodologiques

Il ne s’agit pas ici de présenter une nouvelle fois les rôles de la subvention, mais d’expliquer comment utiliser ces documents avec un questionnaire un peu différent de celui retenu dans le chapitre précédent. Nous nous attachons ici en effet à retracer l’évolution des appareils commerciaux locaux et à les comparer entre eux dans le temps, et non plus seulement à les confronter de manière synchronique. Il nous faut d’abord montrer sous quelles conditions la comparaison des rôles de la subvention dans le temps est envisageable.

Les rôles de la subvention : quelle utilisation dans une perspective diachronique ?

Nous allons procéder ici à une simple opération de comptage, comme dans le chapitre précédent, en dénombrant les marchands chefs de ménages et en relevant leurs cotes d’impositions. Comme nous ne disposons pas de rôles pour toutes les villes lorraines, nous avons classé les localités étudiables par « profils fonctionnels » à partir de la typologie esquissée dans le premier chapitre, ce qui nous permet de déterminer dans quelle mesure nos résultats sont généralisables. Le tableau suivant présente les localités étudiées.

238 Christina FOWLER, “Changes in provincial retail practice during the 18th century”, Business History, 40-4,

1998, pp. 37-54 ; Andrew HANN et Jon STOBART, “Retailing revolution in the 18th century? Evidence from North-west England”, Business History, 46-2, 2004, pp. 171-194 ; Sheilagh OGILVIE, “Consumption, social capital and the “Industrious Revolution” in early modern Germany”, Journal of Economic History, 70-2, 2010, pp. 287-325 ; Danielle VAN DEN HEUVEL et Sheilagh OGILVIE, Retail Development in the Consumer Revolution: The Netherlands, c. 1670-c. 1815”, Explorations in Economic History, 50, 2013, pp. 69-87 ; Gregory H. NOBLES, « The rise of merchants in rural market towns: a case study of 18th Century Northampton, Massachusetts », Journal of Social History, XXIV, 1990, pp. 5-23.

Années étudiées Vers 1700 Vers 1715 Vers 1725 Vers 1738 Vers 1750 Vers 1763 Vers 1775 Vers 1790 Vill e s d 'An cie n Ré gi m e Nancy 1728 1751 1763 1785 Remiremont 1715 1750 1789 Bruyères 1701 1715 1725 1737 1750 1763 1775 1789 Vill e s à v o cat ion comm ercial e et m an u fact u riè re Mirecourt 1715 1725 1738 1750 1764 1775 1789 Rosières- aux-Salines 1725 1750 1775 1789 Raon-l'Etape 1710 1725 1751 1763 1774 1788 Châtel-sur- Moselle 1704 1713 1725 1738 1750 1763 1775 1788 Bourgs Bains 1726 1738 1750 1763 1775 1788 Haroué 1717 1725 1738 1751 1763 1775 1788 Darney 1707 1727 1744 1751 Gondreville 1713 1744

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Les rôles de la Subvention présentent l’avantage d’être tenus de manière assez homogène dans le temps et dans l’espace de la fin du XVIIe siècle à la Révolution. On trouve ainsi dans le préambule de chacun d’eux le montant auquel la communauté a été cotisée, ainsi que les frais annexes d’établissement du rôle. Là où les différences de richesse sont les plus importantes, les habitants sont répartis en « classes ». Les exempts, que ce soit pour cause de privilèges ou de pauvreté, sont également relevés, et regroupés dans des catégories spéciales placées en fin de registre. Dans les plus grandes villes, les cotisés sont également distingués selon les quartiers – manière de simplifier l’établissement du document ainsi que la levée de l’imposition. Le plus important pour nous est que les professions des cotisés soient indiquées tout au long du siècle – les mandements de la Chambre des comptes étant en cela respectés. Les rôles urbains sont cependant nettement moins précis que ceux des campagnes quant à la description des biens fonds, maisons ou parcelles de terre. De plus, étant donné le faible nombre de cotisés, les rôles ruraux présentent bien plus en détail les professions des contribuables que ceux des villes : il est en particulier difficile pour les villes de connaître les activités annexes exercées par les chefs de feu, alors qu’elles sont presque systématiquement détaillées pour les villages.

La principale limite de l’approche par les rôles d’imposition tient au risque de sous- évaluation des activités des femmes, qui ne sont enregistrées que si elles sont chefs de feu – c’est-à-dire filles majeures vivant à leur propre domicile ou veuves. On ne trouve ainsi que quelques rares cas de femmes dont le commerce est mentionné pour justifier la cote d’imposition du mari : cela conduit inévitablement à minorer les activités de commerce de détail – ce qui est regrettable, les travaux de B. Blondé, de S. Ogilivie ou de N. Coquery suggérant en effet que les femmes boutiquières étaient nombreuses, voire en nombre croissant au XVIIIe siècle239. Cela n’affecte cependant pas le fond de notre raisonnement, puisque le biais joue vraisemblablement dans le même sens pour toutes les localités étudiées : nos résultats correspondent ainsi au niveau minimal de la dotation marchande des villes et des bourgs240.

Nous avons relevé l’ensemble des commerçants - les marchands proprement dits, de « commodités » ou de biens intermédiaires, ou les revendeurs de marchandises fabriquées par d’autres -, excluant les acteurs de la circulation des marchandises (aubergistes, charretiers, voituriers, rouliers, etc.) ou les auxiliaires publics ou parapublics de la circulation et de l’échange (fermiers des octrois, commis et agents des fermes, receveurs, postiers, postillons, etc.). Les résultats sont donnés en nombre de chefs de famille marchands pour 1000 habitants. Un tel choix de présentation ne va pas sans poser problème. Alors que nous disposions des chiffres de populations, plutôt fiables, de 1793, nous n’avons pour le XVIIIe siècle que le nombre des conduits et demi-conduits de chaque localité. On sait qu’il est difficile d’appliquer un coefficient unique et stable aux conduits, en l’absence d’une connaissance approfondie de la démographie des territoires étudiés241. Même si le chiffre retenu de 4 à 4,5 personnes par feu est globalement acceptable pour le nord des espaces français au XVIIIe siècle, il reste assez périlleux de convertir un nombre de conduits en nombre d’habitants, notamment pour les villes, étant donnés l’importance des communautés religieuses, dont on ne connaît le nombre de membres, et le grand nombre de domestiques dans les familles bourgeoises et aristocratiques, qui par définition n’apparaissent pas dans les rôles de

239 OGILVIE, “Consumption, social capital and the “Industrious Revolution” in early modern Germany” ; VAN

DEN HEUVEL et OGILVIE, “Retail Development in the Consumer Revolution” ; Bruno BLONDE et Ilja VAN DAMME, “Retail growth and consumer changes in a declining urban economy: Antwerp (1650-1750)”,

Economic History Review, 63-3, 2010, pp. 638-663.

240 Nous avons estimé dans le premier chapitre que ce non-enregistrement de toutes les femmes boutiquières

revenait à sous-évaluer le nombre de marchands de 10 à 15 %.

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Georges FRÊCHE, Toulouse et la région Midi-Pyrénées au siècle des Lumières : vers 1670-1789, Paris, Cujas, 1974, pp. 19-39.

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subvention242. On tentera cependant une conversion dans certains cas, en vue de comparer nos résultats avec ceux dont on dispose pour la fin du siècle ou pour les autres espaces.

Quelles informations relever ?

Si la circulation des marchandises s’est accrue tout au long du XVIIIe siècle, par qui a- t-elle été portée ? Qui sont les acteurs qui ont favorisé l’accroissement de la diffusion des biens de consommation dans la population ? La fourniture de commodités aux consommateurs finaux n’était en effet pas seulement effectuée par des marchands, mais aussi par tout un ensemble d’artisans : en matière vestimentaire, les commerçants de neuf entraient ainsi en concurrence avec les revendeurs de marchandises de seconde main, mais aussi avec les tisserands travaillant à façon, les chapeliers, les boutonniers voire les perruquiers pour les marchandises « de modes ». Pour la fourniture d’accessoires d’équipement, les merciers étaient quant à eux en concurrence avec les potiers de fer et d’étain ou encore les cloutiers.

Il s’agit donc pour nous non seulement de prendre la mesure de l’équipement commercial des localités, mais aussi d’estimer le poids relatif des marchands au sein de chacun d’elles. En effet, une des questions à laquelle nous devons tenter de répondre est celle de la contribution effective de l’appareil commercial à la mise à disposition des biens à la population. Pour évaluer son importance dans chacune des localités, nous employons deux grands indicateurs en plus du ratio marchand : la part de la subvention payée par les marchands et la cote relative des marchands par rapport aux autres catégories sociales. L’évolution de chacun de ces indicateurs nous renseigne sur la proportion de commerçants dans la population, sur le niveau de richesse du monde de la marchandise par rapport à l’ensemble des roturiers laïcs des villes et sur l’enrichissement relatif des marchands par rapport aux autres groupes sociaux - notamment les artisans vendeurs ou revendeurs de biens de consommation243. Plus généralement, la confrontation de ces indicateurs laisse entrevoir plusieurs types d’évolution possible :

1) Une progression de l’ensemble témoigne d’un renforcement de l’appareil commercial, ainsi que de l’enrichissement relatif des marchands par rapport aux autres groupes sociaux ;

2) Une diminution de l’ensemble reflète par contre un tassement de l’appareil commercial, la réduction de l’envergure des boutiques ainsi peut-être que l’affaiblissement du rôle commercial de la localité (si les plus grosses cotes marchandes connaissent une forte baisse) ;

3) Une stagnation ou une baisse du ratio marchand, associée à une progression des deux autres indicateurs, reflète la concentration des activités et du capital commerciaux entre les mains de quelques gros marchands ;

4) Une hausse du ratio marchand accompagnée d’une diminution des deux autres est un signe de pullulement de la boutique d’envergure modeste, et témoigne de la démultiplication des petites initiatives commerciales ;

5) Un maintien global de ces indicateurs tout au long du siècle traduit l’adaptation de l’appareil commercial à l’évolution de la population, sans qu’un quelconque renforcement soit discernable.

242 Scarlett BEAUVALLET-BOUTOUYRIE, La population française à l’époque moderne, XVIe-XVIIIe siècle :

démographie et comportements, Paris, Belin, 2008 ; Jacques DUPÂQUIER, La population rurale du Bassin Parisien à l’époque de Louis XIV, Paris, Editions de l’EHESS, 1979, pp. 23-24 et pp. 100-103 ; Guy

LEMARCHAND, La fin du féodalisme dans le Pays de Caux, Paris, Editions du CTHS, 1989, pp. 237-241.

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La question est cependant de savoir s’ils vendent exclusivement leur propre production, ou bien s’ils tendent à s’orienter vers la revente, ce qui est observé par OGILVIE et VAN DEN HEUVEL.

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Il va de soi que les renseignements tirés de cette approche ne nous informent pas directement sur l’évolution de l’importance commerciale des localités à l’intérieur de la province. L’évolution des montants globaux de la subvention assignés sur chaque localité dépend en effet de l’évolution de l’assiette générale, ainsi que des démarches des autorités locales auprès de la Chambre des Comptes en vue de faire modifier les montants : au regard d’ailleurs des niveaux de la subvention payée par les villages, il semblerait que les villes soient nettement sous-imposées. Les montants globaux de la subvention ne sauraient donc refléter l’importance relative des localités, et encore moins des personnes : les plus gros marchands de Mirecourt ou d’Epinal paient ainsi une somme plus faible que bien des laboureurs des villages des environs. Les résultats obtenus n’ont donc de sens qu’au sein de chacune des localités prise isolément. Ainsi, lorsque nous parlons de renforcement ou de déclin des appareils commerciaux locaux, c’est par référence aux autres groupes socioprofessionnels de la localité étudiée : la hausse du nombre de petits boutiquiers et leur enrichissement relatif dans une ville en stagnation économique au fil du siècle n’est pas nécessairement le signe d’un renforcement de la polarité commerciale exercée par cette localité. Par contre, ce peut être l’indice d’un changement dans les comportements de consommation : la consommation marchande se ferait alors davantage en boutique que chez les artisans, permettant aux commerçants de réaliser des gains accrus, d’accumuler davantage et donc d’être davantage imposés244

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