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2. Etat des lieux

3.4 L’émergence de la médiation culturelle en bibliothèque publique

3.4.1 Un commun état de tension

Au vu de ces éléments, il apparaît que la bibliothèque publique, en tant qu’institution, et la médiation culturelle – toutes deux héritières d’une forme de légitimisme dont elles cherchent aujourd’hui à s’émanciper – avaient finalement tout lieu de se rencontrer.

En tant qu’héritière des deux paradigmes évoqués précédemment, la médiation culturelle nourrit aujourd’hui son propos et développe ses nouvelles formes d’actions – en bibliothèque publique comme dans l’ensemble des secteurs culturels où elle prend place – dans un équilibre constant entre ces deux approches significativement opposées. Les projets de médiation conçus en bibliothèque s’inscrivent dès lors toujours dans l’un ou l’autre de ces deux paradigmes, à travers un rôle plus ou moins actif, ou passif, accordé aux publics.

C’est que cet état de « tension » (Quintas, 2014, p. 4) de la médiation culturelle entre au fond en résonnance directe avec celui que connaît aujourd’hui le secteur des bibliothèques publiques, qui se doit de se réinventer, sans pour autant délaisser ou trahir son identité, et donc ses missions fondamentales. Comme le rappelle Cécile Rabot, la création des premières bibliothèques publiques, survenue en France au cours des années 60, fut menée dans « une perspective de démocratisation culturelle » (2014). Elle précise ainsi que « dans le prolongement de l’instruction offerte par l’école, il s’agissait de rendre possible, pour le plus grand nombre, l’accès au savoir et à une offre de lecture de qualité » (2014). L’histoire de la BCTP (cf chapitre 2.2.1) se fait d’ailleurs l’écho de ce rôle de lieu de prescription longtemps tenu par la bibliothèque (Pidoux, Nicolet et Bonjour 2014, p. 13).

La volonté du secteur de toucher un public le plus large possible, et ce notamment en s’ouvrant aux classes populaires, n’a toutefois pas tardé à amener les bibliothèques publiques à s’aventurer au-delà du cercle de légitimité défini par leurs collections documentaires. Apparue au cours des années 20 « dans les bibliothèques pour enfants à travers l’Heure du conte » (Ott 2012, p.2), l’offre d’animations s’est dès lors peu à peu étendue à l’ensemble des catégories d’âges et connut, à la fin des années 60, un développement conséquent, avec l’organisation de nombreux débats et conférences. C’est toutefois durant des années 80 – période où émergea en France la notion d’« action culturelle » – que ces animations se diversifièrent en débouchant aussi bien sur la tenue d’ateliers, de projection de films, de concerts, d’expositions que de rencontres avec des intervenants (Payen 2008, p. 30). Cette démarche fut en effet perçue alors comme une façon « de rassurer les publics, en particulier les plus éloignés des univers culturels, en rendant les biens culturels plus accessibles par une démystification des lieux […] et enfin en assurant l’accompagnement vers la connaissance par le développement d’interventions attractives et conviviales » (Contenot 2011, p. 12).

Dans le sillon du développement de ces programmations culturelles toujours plus denses et diversifiées, les bibliothécaires se sont également montrés soucieux d’élargir leur offre de collections. Le principe de « diversité » – l’un des quatre piliers du secteur des bibliothèques publiques – a joué ces dernières décennies en la faveur d’un élargissement et d’un assouplissement de la notion de « lecture de qualité », alors que leurs collections se sont successivement enrichies de l’offre de BD, CD, DVD et, plus récemment, de mangas.

3.4.2 Une tension qui s’exprime également sur le terrain

Si, comme mentionné plus haut, le secteur des bibliothèques publiques évolue ainsi aujourd’hui dans une forme de tension permanente entre la défense d’une certaine idée de la culture et la nécessaire ouverture à de nouvelles formes culturelles, il est intéressant de relever que cette tension survient également au sein même des équipes de bibliothécaires. Il ressort en effet que certains professionnels, mus par « le louable souci de faire de la bibliothèque un lieu avant tout pédagogique, complément et non pas alternative à l’enseignement scolaire » (Melot 2008, p. 10) voient parfois encore aujourd’hui d’un mauvais œil l’ajout de ces documents (CD, DVD, BD, mangas, etc.), qu’ils perçoivent « comme du divertissement » (Melot 2008, p.10). La prise en compte de cette réalité a son importance car elle souligne le fait que, dans le prolongement de la question des collections, la volonté d’un(e) responsable de bibliothèque de développer la programmation culturelle de son institution peut être sujette à susciter de vives tensions au sein de l’équipe.

Des tensions qui surgissent également parfois chez les publics eux-mêmes. Certains lecteurs, inscrits de longue date et habitués à un certain type de services ainsi que, de façon plus générale, à une certaine idée de ce que doit être une bibliothèque, vivent en effet parfois très mal les évolutions instaurées (cf annexes 7, 9 et 13).

Cet aspect montre bien que la question de la culture, telle qu’elle est aujourd’hui abordée et traitée dans les bibliothèques publiques, produit non seulement ses effets à différents niveaux mais qu’elle reste surtout un sujet sensible. D’où la nécessité de tendre à faire de la bibliothèque un lieu rétablissant les conditions et la possibilité d’un dialogue entre les publics et leurs différentes cultures. Une perspective qui, si elle n’est pas sans s’accompagner de nombreux obstacles et difficultés, peut néanmoins trouver de réelles opportunités à travers l’engagement d’un médiateur culturel.

Cette démarche, visant à faire de la bibliothèque un centre communautaire à part entière, entre ainsi aujourd’hui en corrélation directe avec le concept de bibliothèque troisième lieu, qui ressort comme l’autre sujet phare de la littérature professionnelle de

ces dernières années. La mention de ce concept à ce stade du travail ne doit rien au hasard. L’émergence de la notion de « médiation » dans le monde des bibliothèques publiques rencontre en effet un écho particulier dans ce modèle de bibliothèque d’un genre nouveau.

3.4.3 L’omniprésence de la notion de médiation

Ces dernières années ont été marquées par une montée de la notion de médiation qui n’a eu de cesse, à partir de la fin des années 90, de s’imposer toujours davantage au sein de la littérature professionnelle du secteur des bibliothèques publiques. Ces discours ont été l’occasion de voir apparaître une nouvelle approche du métier de bibliothécaire, désormais appelé à tenir un rôle de « médiateur ». La définition de la médiation proposée en introduction de ce chapitre, à travers la mise en relation d’une personne et d’un "objet" grâce à l’intervention d’un intermédiaire, laisse entrevoir que cette notion se révèle en un sens être, au fond, le propre du métier de bibliothécaire. De la création d’une signalétique à l’accueil des publics, en passant par la mise en avant de documents, les différentes tâches de ce professionnel se trouvent être en effet bel et bien rattachées à un rôle d’« intermédiaire » (Enssib 2013). Si l’émergence de ces notions de « médiation » et de « médiateur » pourrait dès lors sembler quelque peu vaine, leur utilisation fait toutefois sens en ce qu’elle rend compte d’une évolution réelle de la façon d’appréhender le métier de bibliothécaire.

A l’heure du développement de la bibliothèque troisième lieu, conviviale et dévolue au partage, la médiation se fait l’incarnation d’une nouvelle « attitude » (Thiriet 2005, p. 14) de ces professionnels, caractérisée par « des qualités de contact [et] de disponibilité » (Thiriet 2005, p. 14). Alors que la question des publics se retrouvent désormais au cœur des missions des bibliothèques, la médiation symbolise ce récent virage opéré par le secteur, pour qui « la question du service public [s’est déplacée] vers celle du service aux publics » (Gilbert, Chambon 2010, p. 18).

Si la médiation culturelle et son approche théorique tendent ainsi à devenir une part intégrante du métier de bibliothécaire, la fonction de « médiateur culturel », telle qu’elle est abordée dans le cadre de ce mandat, concerne en revanche un tout autre métier.

3.4.4 La médiation culturelle en bibliothèque publique : précisions de

vocabulaire

Avant de nous pencher plus en détail sur cette question du médiateur culturel, il apparaît utile d’émettre quelques précisions de vocabulaire. En plus de prendre vie à travers de multiples formes du fait des nombreuses institutions qui y recourent, la

médiation culturelle se voit aujourd’hui mise en pratique dans le monde des bibliothèques sous différentes appellations.

Dans la littérature professionnelle française, cette notion et ses mises en pratique sont ainsi couramment évoquées à travers le terme « action culturelle » (Médiation culturelle association, p.2). Sans véritablement remplacer le terme « médiation culturelle », cette appellation correspond avant tout à la construction d’une programmation constituée de projets réfléchis « comme un tout cohérent » (Fofana-Sevestre, Fofana 2014, p. 2) et s’inscrivant dans la poursuite des missions et objectifs de l’institution – ce qui correspond au fond à la définition de la notion de médiation culturelle proposée au chapitre 3.2.4. Les exemples de politiques de médiation culturelle conçues par des médiathèques françaises, dont diverses versions formalisées peuvent être consultées sur le web, se présentent dès lors fréquemment sous le titre de « charte d’action culturelle » (cf annexe 2).

Dans les bibliothèques publiques de Suisse romande, c’est bien la notion de « médiation culturelle » qui s’est peu à peu imposée parmi les professionnels. Comme le mentionne l’une des médiatrices interviewées dans le cadre de ce travail (cf annexe 10), la distinction entre « animation » et « médiation » a été en Suisse la source de discussions virulentes parmi les professionnels du secteur. Le choix de recourir à l’appellation « médiation culturelle » possède son importance en ce que cette notion et ses mises en pratique, influencées par la France (Neumann 2012, p.4), s’avèrent liées à un domaine professionnel, et donc à un métier à part entière. Le métier de médiateur culturel ne s’apparente ainsi en rien à celui de bibliothécaire et repose de fait sur une spécialisation propre.