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Chapitre V. De la subversion à la singularité

V.2. L’écriture a-conventionnelle ou l’entrecroisement des genres

Il n’est pas aisé d’étudier les œuvres du XXe siècle, car les romanciers de cette époque cultivent une écriture de la fuite à travers des éléments nouveaux qui introduisent une crise au niveau du roman. Si l’écriture permet de tout faire apparaître, de faire naître la vie, elle emprunte un chemin inverse chez Jean Genet. Écrire un roman en subvertissant et en anéantissant sans cesse ses conventions d’écriture est la vocation de ce dernier, à travers les deux œuvres qui nous servent de matériau d’analyse.

376 Les Particules élémentaires, op.cit., p. 155. 377 Ibid., p. 48.

La littérature du XXe siècle se veut, comme l’a bien montré Gaétan Picon, une littérature de création et non plus d’expression : « Elle donne à voir ce qui n’a pas été vu avant, elle forme au lieu de refléter379. » Cette caractéristique est légion dans cette œuvre. Son style unique et singulier l’amène à faire des excès et à s’écarter des règles, dans le but de se démarquer. Cette démarcation se veut comme une rupture avec le traditionnel, dont les objectifs sont le respect de la langue écrite en fonction de règles pré-établies, comme la ponctuation qui ne souffrait alors d’aucune violation. Mais c’est un phénomène renversant que Genet met en place dans son écriture, qui est le reflet des thèmes dégagés dans ses œuvres.

Pour montrer cette subversion de la ponctuation chez cet auteur, nous nous sommes intéressés à certaines phrases du Journal du voleur. À titre illustratif, nous avons jugé bon de mettre un accent particulier sur une phrase :

Dans sa conversation, quand il est assis sur mon lit, mon oreille saisit des lambeaux d’aventures : « Un officier en caleçon à qui il dérobe les portefeuilles et qui, l’index pointé, lui intime le silence : sortez ? » « La réponse de René moqueur : « Tu te crois dans l’armée. » « Un coup de point qu’il donna sur le crâne […] je suis attentif à ces récits380.

Cette citation est mise en exergue pour démontrer le caractère peu conventionnel de la fonction de la ponctuation. En effet, au sein d’une même phrase qui prend source à la page quinze et qui se termine à la page seize, il y a une sorte d’étouffement qui rend la saisie de l’idée presque impossible. La répétition des deux points dans la phrase la rend peu crédible aux yeux du lecteur habitué à voir autre chose. Cette stratégie est faite à dessein chez Genet, voulant briser les certitudes du roman traditionnel et imposer un nouveau mode où la phrase sera émancipée de toutes règles. Pour conquérir le marché symbolique dont parle Bourdieu dans

Les Règles de l’art, Genet se met consciemment hors des normes, l’écriture chez lui est en

totale liberté. À ce titre, « l’écriture abolit les déterminations, les contraintes sociales et les limites381 . » La surexploitation, par conséquent, de certains éléments de ponctuation, génère chez le lecteur une impression de maladresse qui rend visible le décalage avec les règles d’emploi traditionnel.

379J.Genet, cité par G. PICON, in Dictionnaire universel, op.cit., p. 125. 380 J. GENET, Le Journal du voleur, op.cit., p. 15-16.

Par le bouleversement des codes, elle vient à se personnaliser, rompant ainsi avec les codes du roman classique. Aussi bien dans Le Journal du voleur que dans Notre-Dame-des-Fleurs, les phrases se regroupent en de longs fragments ininterrompus. Dans une telle optique, la notion de paragraphe, dont l’objectif est de diviser et d’ordonner, perd sa raison d’être, ce qui explique le manque de cohérence dont nous avons parlé plus haut.

Au sein d’un flot d’idées qui se mêlent et s’entremêlent, créant ainsi une confusion par la difficulté de différencier les phrases, la ponctuation, précisément la virgule, acquiert toute sa valeur chez des auteurs comme Stendhal et Balzac, tout le contraire chez Genet.

La ponctuation permet d’instaurer une organisation, d’établir une pose dans l’accumulation des mots, et donc de permettre au texte de demeurer lisible. Les deux points que l’auteur utilise avec excès dans l’extrait de Notre-Dame-des-Fleurs cité plus haut ont une fonction conventionnelle qui lui est assignée, à laquelle se dérobe l’auteur. Il marque une simplification de la ponctuation dans la mesure où il condense l’ensemble des différentes fonctions qui incombent aux points. Mais son usage abusif peut également lui faire perdre sa vocation, ce à quoi s’attèle Genet : détruire toutes les règles du roman classique.

Le paragraphe, dans sa fonction première, a pour objectif d’être un segment de textes suivis ou textes linéaires, regroupant des phrases, des mots et des lettres. Il prend une tout autre définition dans le romanesque de Genet. Il crée un style qui lui est propre, le paragraphe n’est plus ce segment de textes suivis, il épouse d’autres occurrences. Ce sont des idées non linéaires qui forment maintenant le récit, nous l’observons nettement dans Notre-Dame-des- Fleurs :

Encore que gouape, Mignon avait un visage de clarté. C’était un beau mâle, violent et doux […], si noble d’allure qu’il paraissait être nu toujours […]. Ondoyé, c’est-à-dire béatifié aussi, canonisé quasi, fut Mignon dans le ventre de sa mère382.

- Mignon pisse avec cette attitude : les jambes écartées, les genoux un peu fléchis, et à plus rigides des jets dès dix- huit ans383. »

Nous n’avons pris que ces deux cas de figure, qui démontrent que le paragraphe a perdu sa teneur. En premier lieu, une description du personnage qui finit par déboucher sur une autre scène, la seconde, qui n’entretient avec la première aucune complémentarité. La recherche identitaire, chez Genet, passe par la subversion du discours tant sur la narrativité que sur

382 J. GENET, Notre-Dame-des-Fleurs, op.cit., p. 50. 383 Ibid., p. 51.

l’histoire racontée. Cette double révolution n’était pas légion au siècle précédent. Dans Voyage

au bout de la nuit de Céline, le renversement littéraire se lisait au niveau de l’écriture avec

l’intrusion de l’argot.

C’est le summum avec Genet. La subversion qu’il met en place réside dans le fait qu’à un usage traditionnel du paragraphe, vient s’ajouter un usage totalement perverti de ce dernier. Le lecteur est subjugué par tant de révolte, de singularité dans la mise en discours qui est un style propre au narrateur qui veut démontrer qu’il n’est pas de ce monde.

C’est une mise en discours qui nie toutes les valeurs, qu’elles soient le fruit des conventions littéraires ou artistiques. Le narrateur fait de l’amalgame, toujours dans une quête effrénée du mal, en ayant recours à la langue de l’ennemi.

La précision des sens et des descriptions offre au Journal du voleur ce que l’on peut appeler un panthéisme du mal dont l’auteur est l’unique incarnation littéraire. Le narrateur nous offre des descriptions-fleuves sans articulation logique qui mélangent des analepses, des prolepses et des micro-récits qui font de ce roman un genre que l’on ne saurait nommer. Les descriptions des personnages s’étendent sur des pages entières, chose qui n’était pas admise au XVIIe siècle car « tout ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément384 ».

Lorsque l’évocation d’un lieu ou d’une personne abonde, on est dans le champ de l’excès et tout ce qui est excès appartient à la démesure. C’est ce que l’on constate lorsqu’il s’étend de page en page sur une description, il fait dans l’écriture-fleuve qui n’a pas de tempo, la narration n’obéit à aucune règle, c’est l’aventure d’une écriture.

Le Journal du voleur ne respecte pas les règles de la syntaxe française, il y développe des

idées longues qui s’étendent sur des lignes entières (p. 270). On remarque qu’il y a de longues phrases qui jalonnent deux pages sans souci d’interruption. Le point ne survient qu’après une vingtaine de lignes, ce récit ne respecte aucune norme et des débrayages sont nombreux, brouillant ainsi les pistes pour une compréhension globale de l’œuvre. Le narrateur proclame que c’est là un fait délibéré : « J’ai fait un peu longue cette narration pour deux raisons […] la

première, c’est celle qui me permet de revoir la scène […] la seconde raison : je pense tout n’est pas perdu pour moi385. »

Cette tendance à mélanger genres et différents styles d’écriture est l’une des caractéristiques propre à certains auteurs du XXe siècle, dont Perec et Houellebecq partagent le penchant. Pour aborder un sujet personnel et intime, comme celui de la mort des parents et le fonctionnement des camps de concentration, le véritable problème est d’ordre littéraire, en cela qu’il n’est pas question pour Perec d’en faire un mélodrame où il étale ses sentiments, ses émotions, mais plutôt un travail artistique où le lecteur ira lui-même découvrir l’impensable. L’entrecroisement des genres participe à ce jeu de cryptage et de décryptage, afin de conserver le côté énigmatique de l’œuvre ou encore ce côté elliptique :

C’est pratiquement en rédigeant ces trois souvenirs qu’un quatrième m’est revenu : celui des napperons de papier qu’on faisait à l’école : on disposait parallèlement des bandes étroites de carton léger colorées de diverses couleurs et on les croisait avec des bandes identiques, en passant une fois au-dessus, une fois au-dessous. Je me souviens que ce jeu m’enchanta, que j’en compris très vite le principe et que j’y excellais386.

Ce paragraphe tiré de l’œuvre, souligne sans conteste la stratégie d’écriture de Perec, le quatrième souvenir en pose tout simplement les fondements et les bases. Ce n’est pas un souvenir anodin en cela qu’il rend compte de l’architecture du roman, ce qui suppose un assemblage des éléments divers qui se croisent, notamment la fiction et l’autobiographie, l’écriture romane et l’italique, un peu comme « les cartons légers de diverses couleurs » et « les bandes identiques ».

Tel sera tout l’enjeu littéraire de Perec, faire des amalgames, croiser les genres différents, l’écriture de W est un jeu ludique. Ce qui caractérise l’œuvre est sans conteste sa composition originale, qui se démarque des œuvres des siècles précédents. Il y a d’abord le fait que le texte soit construit sur deux versants différents, autobiographie et fiction. Nous allons procéder par coupure, non pas pour dissocier ou disperser les deux textes, puisqu’ils sont bifaces, mais pour montrer la structure de chacune des deux parties ; la première semble autobiographique, tandis que la seconde est consacrée à la fiction où le côté imaginaire prime par son caractère métaphorique, et on voit malgré cela les interférences au sein de chacune d’elles. Le texte

385 J. GENET, Le Journal du voleur, op.cit., p. 273-275. 386W ou le souvenir d’enfance, op.cit., p. 80.

autobiographique est engagé sur la description des souvenirs d’enfance, celles des parents de Perec, avec une topographie différente pour la distinguer de la fiction. C’est l’écriture romane qui va permettre au lecteur d’établir une distinction et la numération : la majeure partie des chapitres en nombre pair, II, IV, VI ... en sont des exemples palpables.

L’originalité de la première partie ne se limite pas à ce seul fait, l’auteur va plus loin, il introduit des annotations en gras, comme s'il voulait compléter des informations oubliées ou encore apporter davantage de précisions. Cette écriture en gras, nous la retrouvons au chapitre VIII. Les chapitres en nombre impair relèvent de la fiction, avec une écriture qui leur est propre : l’italique. Nous clôturons l’étude de la première partie par le chapitre VIII, très complexe par rapport aux autres, cela étant dû à une présence très récurrente des notes de bas de page qui s’élèvent au nombre de vingt-six (p. 46-53) dans une écriture en italique, mais commentée par la suite en romane. Cela peut, d’une certaine manière, perturber le lecteur qui n’est pas habitué à ce style, c’est comme si on était en présence d’un microtexte dans un autre, autrement dit un texte-source et son commentaire détaillé.

La seconde partie, quant à elle, ne déroge pas vraiment à la règle, sa construction est bâtie sur le même modèle que la première : alternance entre fiction et réalité. Si différence il y a, c’est davantage au niveau des chapitres qui sont inégalement répartis ; nous avons treize chapitres pour la fiction et douze pour l’autobiographie mais également la tonalité employée, la première partie possède une forte charge émotionnelle : le narrateur se remémore un passé perdu ; l’enfant Perec est au centre, ce qui n’était pas le cas dans la première partie où la place était accordée aux parents. C’est le romanesque qui est mis en avant. Tandis que dans la seconde partie, le ton est plus froid, comme celui d’un ethnologue qui se contente de décrire sans apporter un quelconque jugement, l’objectivité est davantage prononcée. En effet, la particularité de ce mélange de genres, de styles et de tonalités réside dans le fait qu’il y a un mur entre les deux « je », fictionnel et autobiographique, une certaine distance.

À cela, s’ajoute le fait qu’il n y a pas vraiment de séparation entre les parties, fictionnelles et autobiographiques, l’une empiète constamment sur l’autre. Lorsqu’on termine un chapitre réservé aux souvenirs d’enfance, on s’attend à une suite mais le fictionnel ou une histoire prend

le relais au chapitre suivant et ce sera un jeu d’alternance qui va se répéter dans l’œuvre entière. Cette intrusion n’est pas seulement d’ordre formel, on ne peut véritablement pas les séparer ou les distinguer, le narrateur du pacte autobiographique n’est plus ou moins pas respecté, nous l’avons vu dans les chapitres précédents, le récit autobiographique fait office de fiction à cause de la fabulation : seuls les indices de filiation font office de véracité. Le fictionnel, a priori à travers ses marques, ne laisse sans aucun doute rien à redire de manière formelle, à cause de l’invraisemblance et du côté humoristique de certaines scènes, comme la conception des enfants de l’île de W : « On amène sur le stade central des femmes présupposées fécondables, on les dépouille de leurs vêtements et on les lâche sur la piste où elles se mettent à courir le plus vite qu’elles peuvent […]. Un tour de piste suffit généralement aux coureurs pour rattraper les femmes, et c’est le plus souvent en face des tribunes d’honneur, soit sur la cendrée, soit sur la pelouse qu’elles sont violées387. » Et également le conditionnel « il y aurait là-bas » qui montre que l’histoire de W est bien de nature fictionnelle.

Mais lorsqu’on pousse un peu plus loin notre investigation, de multiples interrogations sont soulevées : pourquoi vouloir assembler dans une même œuvre des registres qui sont à l'opposé ? Quel en est l’intérêt ? En d’autres termes, nous retenons qu’il n'y a pas véritablement de partie indépendante, la seule manière de distinguer le récit autobiographique du fictionnel est de se fier à l’écriture. La narration fictionnelle réservée à l’histoire de l’île de W empiète sur l’autobiographie avec l’apparition d’Otton, on ne sait donc pas à quoi sert la coupure entre les deux parties x puisqu’il y a toujours ingérence. Il y a croisement des deux genres : authenticité à travers le témoignage de la Shoah et la fiction de W, tout à fait contraire au premier projet. Ce qui montre la coupure et la séparation entre les deux œuvres, c’est la page blanche. Cette page blanche marque du coup l’originalité du roman (le texte relève donc d’une construction subtile fondée sur un redoublement des genres).

La séparation des deux genres n’est pas un fait gratuit, les deux univers de fiction et d'autobiographie fonctionnent sur le modèle de l’interdépendance, c’est comme si l’un ne pouvait pas se tenir sans l’autre, vu qu’ils sont liés par un rapport de causalité. Lorsque l’intention de l’autobiographie, à savoir se maintenir dans l’authenticité, se mue en silence, la fiction reprend le relais et introduit une dimension imaginaire, afin de donner au lecteur la

possibilité de voir une autre image de la souffrance à travers un détour fictionnel bien tracé et élaboré, puisque l’île de W est « d’une certaine façon, sinon l’histoire, du moins une histoire de mon enfance388 ». En d’autres termes, la fiction est nécessaire à l’autobiographie pour approcher une vérité difficile à assumer, celle de l’absence des siens qui est la conséquence de la Shoah.

L’œuvre de Houellebecq est construite sur un style presque similaire à celui de Perec au niveau de sa composition : trois parties distinctes, inégalement réparties, aux intitulés très différents. La première partie contient 15 chapitres, si on peut les appeler ainsi, puisque la séparation se fait par des nombres. En effet, dans la première partie, l’entrelacement des genres, des styles de discours est visible à travers cette association hybride ; nous l’avons fait au moyen des titres, tel est le cas du chapitre 8 : L’animal Oméga.

Le recours à ce titre illustre le rapport que Bruno entretient avec les autres, relation de faiblesse qui a un lien étroit avec la recherche expérimentale sur les animaux. Le côté scientifique se greffe au récit de Bruno, comme si cet apport donnait au texte un caractère réel. Le même procédé se poursuit avec le chapitre 12 : Le régime Standard. En évoquant Augustin Comte par le biais d’une citation : « Dans les époques révolutionnaires, ceux qui s’attribuent, avec un si étrange orgueil, le facile mérite d’avoir développé chez leurs contemporains l’essor des passions anarchiques […] déterminée par l’ensemble de la situation sociale correspondante389 » ; le langage philosophique dans le roman crée de l’hybridité qui fournit une sorte de stabilité au niveau du sens où chaque énoncé s’équilibre sur le plan discursif par les contraires. Il en est de même pour le chapitre 4, le littéraire et le religieux se croisent dans une même œuvre, à travers l’un des livres de l’Ancien Testament, Osée : « Leurs œuvres ne leur permettent pas de revenir à leur Dieu, parce que l’esprit de prostitution est au milieu d’eux, parce qu’ils ne connaissent pas l’Éternel390. »

On va s’attarder également à la deuxième partie du roman, composée de 22 chapitres à la différence de la première, qui compte 15 chapitres. La deuxième mêle autant de genres, la poésie alterne avec le récit à la page 260. En faisant chanter Bruno, le narrateur instaure deux styles différents séparés par un paragraphe, afin de créer une différence entre les deux genres.

388 Ibid., p. 18.

389Les Particules élémentaires, op.cit., p.68. A. COMTE, extrait des Cours de philosophie positive, Leçon 48. 390 Ibid., p.8 0.

Lorsque le narrateur veut faire intervenir d’autres genres dans le roman, soit il le fait de manière visible, soit il use de subtilité, ce qui est notamment le cas quand il cite ce passage où il fait référence à Zola : « J’aime mieux mettre la clé sous la porte que continuer de vivre des transes pareilles391. » Zola étant le tenant du roman naturaliste, il privilégie les descriptions scientifiques afin de montrer la société telle qu’elle est. Ce qui est le cas dans Les Particules

élémentaires, qui se veut un roman naturaliste et réaliste. La réalité est de vivre dans une

pareille transe. L’hybridité est davantage subtile dans la deuxième partie, le discours