• Aucun résultat trouvé

L'écoute comme compétence et comme stratégie

Reconnaître une structure à l'écoute, c'est lui attribuer un corps, une biologie, et c'est souligner encore une fois l'obsolescence du dualisme entre corps et esprit. Tout de même, une neuro-biologie et une psychologie de l'écoute, ne seraient en aucun cas la neuro-biologie et la psychologie de l'écoute musicale. Les différentes expressions musicales autour du monde, on le sait, ne correspondent pas au déroulent d'un instinct programmé dans le génome, mais à l'évolution d'un savoir-faire et d'une technologie299

en immersion dans un contexte écologique complexe. Le rapport de la musique à la biologie humaine est ergonomique ; la dernière porte la première.300 L'écoute n'a donc

pas pour seul but de garantir le transport des passions lors des rites Dionysiaques, ou d'enflammer le discours entre les partisans du mélodisme italien et les adeptes d'une harmonie rationalisée. Elle est déjà présente dans l'attitude calculée du chasseur primitif qui approche discrètement sa proie, ou dans la manière comme ce même homme se sert de l'écho pour se représenter les dimensions d'une grotte où il rentre pour la première fois.301 Si notre cerveau compte une aire auditive ainsi que des ensembles de neurones

spécialisés dans le traitement de la voix humaine, on n'y trouve ni d'aire, ni de sous- structure neuro-biologique consacrée à ce que l'on appelle l'écoute. Il semblerait donc que, tout comme la conscience, ou la créativité, il s'agisse d'une qualité émergente ; en d'autres termes, quelles que soient les composantes que l'on attribue à l'écoute, elle ne se réduit pas à leur addition.

Que ce soit au service d'une musique exaltante, du langage sémantique, ou de l'identification du chant d'un oiseau, la situation d'écoute suppose l'alignement ponctuel 299 Dylan Evans définit la musique comme une technologie des émotions dont le but est de nous enduire dans certains états émotionnels par des moyens artificiels. Evans, Emotions : A very

short introduction, Oxford University Press, 2003.

300 Grâce à l'ethnomusicologie et la psychoacoustique, on parle aujourd'hui d'universaux en musique. Ces principes qui façonnent les musiques de toutes les cultures sont la preuve de ce rapport organique entre l'homme et l'artefact acoustique qu'il crée. Voir : Sloboda, The

Musical Mind. The Cognitive Psychology of Music, Oxford University Press, 1986, chap. 7.

301 L'hypothèse de la pertinence des qualités acoustique des grottes dans l'emplacement choisis pour les peintures rupestres a été suggérée par Margarita Diaz-Andreu & Carlos G. Benito : « Acoustics and levantine rock art : auditory perceptions in la Valltorta Gorge (Spain) »

– induit par le sujet lui-même – de plusieurs compétences. C'est une posture mentale mais aussi comportementale, dont le coût énergétique confirme la présence d'une motivation consciente. En assimilant l'écoute à une stratégie de compréhension, on souligne l'importance du versant descendant du traitement. Le stimulus devient la concrétisation d'un état de conscience où correspondent le perçu et l'éprouvé : c'est-à- dire que l'écoute permet la transformation éphémère de la sensation en symbole.

Est-ce que la réception de stimuli acoustiques est une condition sine qua none à l'émergence de l'écoute ? Si cela devrait être le cas, alors on devrait conclure qu'en perdant l'audition, Beethoven aurait aussi perdu l'écoute.302 Si par le fait d'imaginer,

d'écrire, ou de lire, que ce soit de la musique ou de la prose, l'écoute est aussi à l'œuvre, alors c'est l'empreinte cognitive du son qui apparaît comme indispensable. Ce serait donc grâce à la représentation cognitive du stimulus acoustique qu'il pourrait y avoir une

écoute. Suivant cette hypothèse il nous faudra prendre en considération l'écart entre la

richesse d'un signal acoustique présent dans l’environnement, et sa représentation en tant qu'objet cognitif projeté au focus de la conscience. Pour Jean-Pierre Changeux, qui théorisa le concept d'« objet mental »,

Les images mentales évoquent en général des scènes ou des objets identifiés et « rappellent » une perception plutôt qu'une sensation. S'il en est bien ainsi, l'image mentale conserve-t-elle une quelconque parenté avec le percept initial ?303

De leur côté, les empreintes cognitives des stimuli, en tant que schèmes déduits au cours des expériences passées, ne coïncident plus avec des objets concrets du monde objectif. Ils sont des objets phénoménologiques ; des schèmes actifs. Comme le rappelle Mandler :

Schemas are also processing mechanisms ; they are active in selecting evidence, in parsing the data provided by our environment, and in providing appropriate general 302 Comme le suggère d'une certaine manière François-Joseph Fétis lorsqu'en commentant les

dernières opus de Beethoven, il parle d'un « affaiblissement de la mémoire des sons », Voir Szendy (2001).

or specific hypotheses.304

Grâce à l'imagerie cérébrale, on sait désormais que l'écoute introspective : le fait d'imaginer de la musique ou un énoncé linguistique, s'expriment de manière similaire sur la carte neuronale du cerveau, que lors d'une écoute réelle ; « écologique »305.

Lorsque je m'entends parler de ma voix interne, silencieuse, je suis à l'écoute de moi- même ; je projette ma parole sur la scène de ma propre conscience, et cette parole, pourtant silencieuse, fait l'objet de mon écoute. Celui qui parle sans s'écouter, commet un acte manqué, ou peut-être fait-il l'expérience du délire ? Celui qui laisse sa pensée divaguer pendant un concert, entend, mais faute d'attention, n'écoute pas. L'œuvre n'est pas reflétée ; elle n'est pas à « l'image » d'une représentation mentale. Alors, si l'écoute est un outil de compréhension face à des stimuli acoustiques présents dans le monde extérieur, elle est aussi un lieu d'expression pour les images auditives que nous nous représentons ; c'est un espace de travail cognitif qui devient possible grâce à l'existence d'une image mentale devenue indépendante de l'objet qu'elle a commencé par imiter.

Ainsi, le monde extérieur, les êtres et les objets de l'environnement ont acquis, avec

homo sapiens, une deuxième existence, l'existence de leur présence dans l'esprit hors de

l'expérience empirique, sous forme d'image mentale, analogue à l'image que forme la perception, puisqu'elle n'est autre que cette image remémorée. Désormais, tout signifiant, y compris le signe conventionnel, portera potentiellement la présence du signifié (image mentale) et celui-ci pourra se confondre avec le « référent », c'est-à-dire l'objet empirique désigné. 306

304 George Mandler, Mind and body: psychology of emotion and stress, New York, W.W. Norton, 1984. p. 56.

305 Par écoute « écologique » je renvois le lecteur à l'ouvrage d'Eric Clarke cf. Il s'agit d'un état d'écoute en immersion dans un contexte culturel et événementiel donné. Je souligne ici l'opposition avec une écoute introspective où l'image auditive et projetée dans la conscience par le sujet lui-même, et non pas facilitée par un quelconque stimulus acoustique. La lecture silencieuse, où les mots sont déclenchés par un stimulus visuel, en est un exemple.