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La Gestalt ou la faculté de mise en forme

L'approche cognitive de la musique

4.1 La Gestalt ou la faculté de mise en forme

L'un des principaux projets des théories de la perception, consiste à appréhender l'écart entre d'une part le constat naïf de notre représentation mentale du monde comme phénomène organisé, et d'autre part l'évidence d'un environnement que William James définit comme « un bourdonnement confus et saturé qui s'impose à nos sens ».161 Au

tournant du XXe siècle, sous l'influence de Christian Von Ehrenfels, surgit à Berlin ce qui sera connu par la suite comme l'école de la Gestaltpsychologie, et dont les apports au domaine de la perception seront d'une grande portée. La démarche qui caractérise ce courant le détache du béhaviorisme contemporain par la considération de l’expérience subjective dans l'interprétation des faits de perception. Si le courant béhavioriste est définit par J. B. Watson comme une branche purement objective des sciences naturelles, prenant comme seule donnée fiable la mensuration du comportement observable, la théorie de la gestalt quant à elle, part de l'idée que la perception naïve, c'est-à-dire l'expérience directe, est le point de départ pour toute science.162 W. Köhler soulève le

problème qu'il y a à croire que l'expérience directe serait absente d'une démarche scientifique rigoureuse. Le postulat phénoménologique du primat de la perception ; la

160 Anjan Chatterjee, op. cit., p. 183.

161 Voir : William James, Psychology : Briefer course. New York, Henry Holt and Co., 1892. nous traduisons.

162 Voir à ce sujet la présentation de Jean-Maurice Monnoyer à l'édition française de : Wolfgang Köhler, Psychologie de la forme, Paris, Gallimard, 2000.

condition d'un rapport immédiat, irréductible et inévitable au monde, semble donc adopté par les théoriciens de la Gestalt, et elle s'applique aussi bien à l'observation d'un comportement mesurable qu'aux objets d'une réflexion introspective. Dans ce contexte, même la mesure la plus exacte, s'appuie sur une expérience directe et donc introspective.

Il importe peu que je m'appelle physicien au psychologue lorsque j'observe un galvanomètre. Dans un cas comme dans l'autre, mon observation est dirigée vers la même expérience objective. La méthode vaut pour la physique. Pourquoi ne vaudrait elle pas pour la psychologie ? Il doit y avoir des cas où l'observation des faits, dans le cadre de l'expérience directe, ne trouble pas ces faits outre mesure.163

Le travail de Max Wertheimer (1923), suivi par celui de Wolfgang Köhler (1929) et Kurt Koffka (1935), a permis de valider un certain nombre d'hypothèses sur l'existence et le fonctionnement d'une série de principes perceptifs. Ils seront formulés sous la loi de Prägnanz, et conditionnent le groupement et la ségrégation des parties d'un champ perceptif donné. Ces principes sont donc responsables de l'émergence des formes – Gestalten – en tant qu'assemblages cohérents d'éléments discrets. La Gestalt, mot qui est depuis rentré dans le vocabulaire français, signifie donc la forme comprise comme étant plus que la somme de ses parties. C'est-à-dire que la qualité imputable à une Gestalt ne résulte pas d'un agencement mécanique entre les parties discrètes qui composent le tout, mais de leur rapport dynamique : c'est l'Un qui résulte de l'harmonie entre ces parties. Bien évidemment, cet aspect dynamique qui donne l'unité à la forme est de nature psychique, mais il s'avère être le reflet de caractéristiques concrètes du champ perceptif. Les lois de la Gestalt correspondent donc à l'identification d'un effet perceptif, tantôt vers le groupement, tantôt vers la ségrégation entre des stimuli. Effet qui se révèle être sous la contrainte de paramètres variables dans l'objet. À l'aide de schémas visuels et de manipulations d'exemples sonores qui seront présentés dans les pages à suivre, on observera la Gestalt comme une qualité qui émerge de la

concurrence entre ces paramètres.

C'est en effet à l'aide de la mélodie que le premier exemple de Gestalt est donné dans un texte pionnier intitulé Über Gestaltqualitäten, que Christian Von Ehrenfels 163 Wolfgang Köhler, op. cit., p. 37.

publie en 1890. Le philosophe élève de Brentano attire notre attention sur le fait que la reconnaissance d'une mélodie est possible malgré l'altération de nombreux paramètres ; lorsque quelqu'un chante une mélodie qui nous est familière, nous la reconnaissons malgré le fait que le timbre, la tessiture et même la vitesse ne coïncident pas avec la version qui nous est familière. La hauteur, le tempo et le timbre sont les paramètres variables qui peuvent concourir soit à l’identification, soit à la désarticulation de la mélodie. Les lois de la Gestalt seront donc celles qui conditionnent l'information, dans le sens étymologique de donner forme, ou de mettre en forme : on peut donner forme à une mélodie précise par une diversité de moyens sans qu'elle perde pour autant son identité. Tant que les forces concurrentes entre les paramètres présents coïncident avec les Gestaltqualitäten la mélodie en question, celle-ci émergera de la concomitance psychique de ces paramètres.

Malgré le rôle prépondérant accordé à la musique dans cette première illustration des qualités de la Gestalt, le domaine perceptif qui sera favorisé par les successeurs de Ehrenfelds n'a pas été l'audition, mais la vision. Comme on le sait, cela avait aussi été le cas pour l'esthétique expérimentale depuis l'ouvrage fondateur de Fechner en 1876, et jusqu'aux premières années du siècle suivant. Il est important de marquer ici la distinction entre ces deux approches de la perception, car ils seront moins facilement dissociables dans la deuxième moitié du XXe siècle : l'esthétique scientifique cherche à évaluer la préférence du sujet pour une proportion face à une autre – par exemple entre un rectangle aux proportions du nombre d'or, et un autre plus large, Fechner demande lequel nous est le plus agréable.164 La théorie de la Gestalt quant à

elle, ne s'intéresse pas à une préférence affective, mais à l'évidence d'une compétence cognitive de bas niveau, responsable de l'organisation perceptive des stimuli de notre environnement.

Les principes de la Gestalt qui seront exposés ci-dessous, se présentent comme les lois de notre compétence à faire émerger des formes dans l'écran intérieur de notre représentation du monde. Si l'esthétique scientifique et la théorie de la Gestalt restent dissociés tout au long de la première moitié du XXe siècle – jusqu'à L. Meyer et la nouvelle esthétique expérimentale de D. Berlyne –, c'est que les lois de la Gestalt 164 Gustav Fechner, « Various attempts to establish a basic form of beauty: experimental aesthestics, golden section, and square » Trad. Anglaise,. Empirical Studies on Arts 15, 1997, pp. 115–130.

dissocient la cohérence du groupement perceptif comme qualité purement formelle, de la valence négative/positive de l'émotion qui accompagne cette perception. Au caractère universel des lois de la gestalt semble s'opposer l'arbitraire d'un goût qui correspondrait tantôt à des acquis culturels, tantôt à des préférences innées, ou à des biais subconscients. C'est avec l'avènement des théories de la communication que les aspects hédoniste et formel du traitement cognitif seront considérés ensemble. En fin de compte, si toute forme cohérente n'est pas nécessairement belle, toute forme jugée belle suppose une compréhension de son organisation formelle. En conséquence, une étude de la perception de l'art doit considérer les deux aspects.

Les principes de la loi de « Prägnanz »

La loi de Prägnanz, ou de bonne formation, stipule que les parties se regroupant dans une forme déterminée, s'ordonnent de la manière la plus simple et stable. Elle se décline dans un certain nombre de principes dont voici les plus importants :

1. Le principe de proximité nous dit que des éléments proches dans l'espace – ou