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Entre l'objet esthétique et l'artefact spécialisé

La musique dans la continuité

3.1 Entre l'objet esthétique et l'artefact spécialisé

En tant qu'heuristique, l'œuvre d'art est un outil inépuisable, c'est peut-être l'une des raison pour lesquelles, comme l'a dit Nelson Goodman, « les tentatives pour répondre à la question qu'est-ce que l'art ? tournent de façon caractéristique à la frustration et à la confusion. »97 L'un des sujets de réflexion que l'art suscite, est celui du

mode d'existence de ses œuvres. Lorsqu'on y répond par une enquête ontologique qui 96 Gérard Genette, L'œuvre de l'art, vol. 1, Paris, Seuil, 1994, p. 40.

vise uniquement la présence au monde de l'objet, et ne prend pas en compte l'expérience sensible qu'implique sa contemplation, son mode d'existence revendique l'autonomie que l'œuvre d'art acquiert par l'irréductibilité de sa matérialité. Objectivité qu'elle partage avec les objets de la nature. À cet égard, il convient de rappeler la distance entre ce que Sartre appela l'« en-soi » et le « pour-soi », distance que nous pouvons retrouver entre des termes tels que œuvre, et objet d'art. L'« en-soi », découle du concept kantien

Das Ding an sich – la chose en soi –, et définit les objets de manière objective sans leur

rapport à l'expérience. Le « pour-soi » quant à lui, relève de l'expérience de l'objet faite par l'homme ; c'est l'expérience phénoménologique.

Si nous insistons sur une distanciation et non pas une distinction tacite entre les concepts d'œuvre et d'objet d'art, c'est pour ne pas donner l'impression d'un dualisme simplificateur, qui est en outre injustifié dans une perspective phénoménologique où le

continuum horizontal entre le monde et son expérimentateur est un postulat récurrent.

Dans Matière et mémoire, Bergson parle d'une profondeur de l'esprit, à la surface de laquelle se place le monde attribué de sens ; c'est dire qu'entre l'objectivité du monde et la subjectivité de l'expérience intime, il n'y a pas un gouffre qui les dissocie, mais plutôt une profondeur qui les lie sur une même perspective : « Aucun ébranlement parti de l'objet ne peut s'arrêter en route dans les profondeurs de l'esprit : il doit toujours faire retour à l'objet lui-même. »98

Pour Mikel Dufrenne, l'œuvre est l'en-soi, et l'objet esthétique le pour-soi ; mais il conçoit les deux comme des caractéristiques d'une même instance, l'une devenant l'autre et vice-versa :

L'en-soi de l'objet esthétique, c'est dans l'œuvre qu'il faut en trouver le fondement. Mais si cet objet tient son être de l'œuvre et peut être éclairé par elle, inversement l'œuvre a sa vérité dans l'objet esthétique et doit se comprendre par lui. C'est pour quoi l'analyse de l'œuvre n'a du sens que si elle se réfère toujours à une perception possible, et manifeste ainsi que l'œuvre est pour la perception.99

Nous n'utiliserons pas le terme d'objet esthétique dans ce sens, car nous adhérons à la distinction hiérarchique faite par Genette entre la catégorie d'objets 98 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 1959, p. 226.

99 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique, vol. 2, Paris, P.U.F., 1953, p. 297.

esthétiques, et la sous-catégorie des objets d'art. La première inclut non seulement les objets de la nature que l'on juge esthétiquement, mais tout artefact – objets faits par l'homme – qui n'appartiennent pas à la catégorie des objets d'art, mais peuvent aussi faire l'objet d'un jugement de goût. On peut dire que l'œuvre d'art est un artefact

intentionnellement esthétique ; car c'est sa fonction que d'être esthétique. En revanche,

tout objet esthétiquement perçu, n'est pas nécessairement une œuvre d'art, car comme le suggère Berio, l'attribut esthétique est aussi une affaire d'intentionnalité du sujet percevant, et se détache par conséquent de la catégorie de l'« en-soi ». Je peux faire d'un amas de nuages, ou d'une chaise un objet esthétique pour-moi, mais ils n'ont pas de fonction esthétique intrinsèque. Cet état d'inclusion peut être représenté comme suit :

Figure 1

Adaptée de Genette, op. cit., p. 11.100

De cette manière, le concept d'objet d'art acquiert les caractéristiques qui sont celles de l'œuvre chez Dufrenne : il est la chose justiciable d'une étude objective.101 ou

mieux encore, l'artefact à fonction esthétique.102 La définition provocatrice de la

musique que donne Berio, ignore délibérément cette distinction entre l'intention esthétisante qui peut viser un objet de la nature – l'amas de nuages – ou un artefact – la chaise –, et la fonction esthétique comme propriété privilégiée d'une classe d'artefacts spécialisés. En supposant que l'intention esthétisante transforme l'objet banal en objet d'art, c'est la figure même de l'artiste qui est mise en cause, et avec elle celle de l'art comme produit culturel.

Le concept de l'œuvre, dans sa version la plus incluante, se doit d'intégrer les 100 Dans l'intersection entre artefacts et objets esthétiques on place les œuvres d'art comme sous- catégorie, car elles sont toutes des artefacts et des objets esthétiques. Mais dans cette intersection on trouve aussi les objets non artistiques sur lesquels on porte un jugement esthétique.

101 Ibidem.

102 Gérard Genette, op. cit., p. 11.

Œuvres d'art

notions d'efficacité et d'émergence esthétique qui ont été traitées dans le deuxième chapitre. Dans le paradigme qui nous intéresse ici, l'œuvre n'est dissociable, ni dans le temps ni dans l'espace, de l'expérience esthétique ; elle a la rencontre du sujet avec l'objet comme condition. Cette définition de l'œuvre fera l'objet de plus de précisions au cours des chapitres suivants, mais elle est désormais distanciée de celle de l'objet d'art, et par conséquent rapprochée du « pour-soi » sartrien. Nous ne feront pas la distinction de manière systématique dans ce chapitre car elle ne coïncide pas toujours avec la littérature que nous citons. Le contexte suffira à accommoder le signifiant au signifié.

Modalités d'existence

Le philosophe américain Nelson Goodman s'est posé la question du mode d'existence des œuvres d'art, par l'intermédiaire de celle de l'authenticité en art. Qu'est- ce qui fait que la contrefaçon est un sujet particulièrement pertinent dans le domaine de la peinture, alors qu'en musique ou en littérature elle ne se pose pas – ou du moins pas dans les mêmes termes ? La copie fidèle d'une toile de Lucien Freud ne pourra pas être exhibée dans un musée comme étant l'œuvre de Lucien Freud ; mais la même situation est difficilement imaginable en musique. Le célèbre album switched-on Bach de Walter Carlos103 se présente d'emblée comme la musique du compositeur baroque allemand,

pourtant, le troisième concert brandebourgeois n'y est même plus une œuvre concertante, et les sons de synthèse n'existaient pas du vivant de Bach. Ce paradoxe apparent conduit Goodman à une catégorisation binaire selon qu'une œuvre d'art peut faire l'objet d'une contrefaçon ou pas. En faisant cela, il classe les arts à la fois par le type de support matériel qu'ils utilisent, et la manière dont ce support constitue, de manière authentifiable, l'œuvre d'un artiste. Ainsi, suivant Goodman, la toile de Freud est une œuvre autographique, tandis que les concerts brandebourgeois du maître de Leipzig sont allographiques.

Désignons une œuvre comme autographique si et seulement si la distinction entre l'original et une contrefaçon a un sens ; ou mieux, si et seulement si même sa plus 103 Publié en 1968 par Columbia records, le disque rassemble des œuvres de Bach jouées avec

exacte reproduction n'a pas de ce fait, statut d'authenticité.104

Le philosophe remarque aussi une distinction du nombre de phases que requiert la création de l'œuvre : la gravure par exemple comporte deux phases, tandis que la peinture en comporte une seule. Dans le cas de la musique, la partition constitue la première phase, son interprétation, nécessaire pour que l'œuvre ait lieu, sera la seconde. Dans ce sens, lorsque l'on dit d'une partition qu'elle est « créée » au moment de sa première exécution, on est en accord avec Goodman sur l'idée selon laquelle la partition n'est pas intrinsèquement l'œuvre. Notons que les statuts autographique ou allographique caractérisent aussi les deux phases ; la gravure est autographique dans ses deux moments ; dans le cas de la musique, le caractère allographique de la partition se retrouve dans son exécution : les éditions récentes qui respectent l'édition originale ne sont pas des copies dans le sens où elles seraient moins représentatives de l'œuvre. De la même manière, les différentes exécutions d'une partition matérialisent la même œuvre. Mais si Walter Carlos est considéré comme l'auteur de l'album switchted-on Bach, malgré le fait évident que ce n'est pas sa propre musique mais celle de J. S. Bach que nous y entendons, cela est dû au caractère autographique de l’interprétation. Par conséquent, l'interprétation apparaît comme détachable de l'identité de l'œuvre, ou peut- être est-il plus correct de dire que l'exécution, qui est indispensable à l'œuvre, requiert l'interprétation comme composante amovible. Car on le sait bien, il n'y a pas qu'une interprétation possible d'une œuvre. Une fois cette distinction faite entre l'allo- graphisme de l'exécution et l’auto-graphisme de l’interprétation, point qui n'est pas précisé par Goodman, on s'aperçoit que la contrefaçon en musique est possible seulement pour l'interprétation. Puisque Goodman ne traite pas cette distinction, donnons nous-mêmes un exemple : un pianiste qui imitant le toucher de Glenn Gould présenterait son interprétation d'une sonate de Beethoven comme l'enregistrement du pianiste canadien, pourrait éventuellement tromper l'oreille du mélomane averti. Il s'agirait non pas de la contrefaçon de la sonate de Beethoven, mais de celle du style du pianiste en tant que fait historique attesté. Autrement dit, lors de l’exécution d'une partition, l'action est autographique car elle appartient à l’exécutant et s'inscrit dans un espace-temps autonome.

104 Nelson Goodman, Langages de l'art, Jacques Morizot trad., Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, p. 147.

La musique se manifeste donc au travers d'une pluralité d'instances objectivement distinctes qui sont : la partition et l'exécution. Mais cette dernière contient fatalement l'empreinte de l'interprète. En tant que fixation spatio-temporelle, cette empreinte possède une identité autographique qui est dissociable de l'œuvre tout en étant indispensable ; elle est amovible – une exécution « remplaçant » une autre. Si le régime105 allographique concerne tout aussi bien la musique que la poésie et la prose,

c'est que ces arts partagent une même modalité d'existence. En effet, du moins dans le contexte culturel occidental, on associe d’emblée la musique, aussi bien que la poésie et la littérature, à des arts redevables d'une notation.

Là où il existe un test théoriquement décisif pour déterminer qu'un objet possède toutes les propriétés constitutives pour l'œuvre en question sans qu'il faille déterminer comment et par qui l'objet fut produit, il n'y a nul besoin de recourir au procès de production, par suite, aucune contrefaçon de quelque œuvre que ce soit. Un tel test est fourni par un système notationnel.106

Que peut-on dire d'une improvisation musicale qui n'a lieu qu'une seule fois ? On déduit donc qu'elle comporte une seule phase, car son exécution n'est point précédée par une notation. Puisque dans ce cas il n'y a pas d'écriture qui survive à l'œuvre, il est correct de dire qu'elle « fut » autographique. Mais ce n'est certainement plus le cas lorsqu'une musique est conservée par une tradition orale ; il y a là une écriture mnésique que chaque membre de la collectivité possède. Tout comme la partition, cette empreinte mnésique précède et dépasse le temps de l'interprétation, et par son biais les chants populaires reviennent au régime allographique. Nonobstant, l'idée d'une écriture mnésique trouve difficilement sa place parmi les systèmes notationnels tel qu'ils sont définis par Goodman, qui nous dit :

Le premier réquisit sémantique pour des systèmes notationnels est qu'ils soient non-

ambigus ; car il est évident qu'on ne peut garantir le dessein fondamental d'un système

notationnel que si le rapport de concordance est invariant.107

105 C'est Genette qui introduit l'appellation de régime dans : op. cit., p. 23. 106 Ibidem, p. 155.

Il convient donc de reprendre la nuance que Genette apporte dans sa critique au modèle goodmanien, en disant qu'« il peut y avoir allographisme sans notation, mais il ne peut y avoir notation sans allographisme ».108 Puisqu'il est question ici de l'art

musical dans la sphère culturelle occidentale, assumons donc le caractère allographique qu'implique la tradition écrite, ainsi que l'existence de deux phases. Il me semble que cette pluralité qui caractérise le mode d'existence de l'œuvre musicale doit être préservée au-delà du domaine ontologique, jusque dans le terrain de la musicologie analytique. Bien que l'objet du musicologue puisse paraître disloqué dans cette perspective, le phénomène musical retrouve son unité avec celle que la continuité entre corps et esprit restitue à l'homme. Il est donc important d'assumer cette distinction ontologique comme irréductible, car vis-à-vis de la perception humaine, les modalités de l'écriture et de l'écoute n'investissent pas les dimensions du temps et de l'espace de la même manière. Elles font appel à des traitements différenciés sur les plans à la fois psycho- physiologique et cognitif, et c'est le travail de l'analyste, que de cibler l'objet de son intérêt au sein de cette complexité. Puisqu'il y a des écarts entre les différents modes d'existence, il y aura naturellement aussi des écarts entre le sens que dégage l'analyse de chacun d'eux. Une méfiance à l'égard des analogies qui renvoient d'un mode d'existence à un autre est donc nécessaire.

Mais si d'un autre côté, comme le dit George Steiner, dans Réelles présences, « en un sens entièrement fondamental et pragmatique, le poème, la statue, la sonate, ne sont pas tant lus, contemplés ou écoutés qu'ils sont vécus. »109, une subjectivisation qui

limiterait l'espace de l'œuvre à un espace phénoménologique individuel, n'apparait comme un terrain approprié ni à l'analyse, ni à l'académisme universitaire. Seule une compréhension consciencieuse des présences réelles – partition, objet acoustique, sensation et percept – pourrait constituer un vrai domaine de recherche.

108 Genette, op. cit., p. 90.