• Aucun résultat trouvé

Hume plutôt que Kant

La continuité en esthétique.

2.3 Hume plutôt que Kant

Dès la fin des années 60, Michel Imberty a conduit des expériences qui ont pu démontrer l'acquisition progressive chez l'enfant de compétences lui permettant la compréhension du langage tonal. Le protocole étudiait l'effet d'un contexte écologique réel : les enfants n'ont pas été forcés ou incités à adopter une attitude d'écoute particulièrement attentive à chaque fois qu'ils étaient en présence d'une musique tonale dans leur quotidien. Ces études témoignent donc du caractère implicite de l'acquisition de ces compétences, qui sont de plus en plus élaborées et robustes au fur et à mesure que l'expérience s'accumule au fil des années. Des constantes ont démontré que l’acquisition de ces compétences est dépendante des stades développementaux de l'enfance. Selon Imberty, c'est en moyenne à l'âge de dix ans que l'enfant reconnaît implicitement la relation grammaticale entre la tonique et la dominante dans un extrait musical non manipulé. L'enfant trouve que les phrases musicales finissant sur la tonique sont plus conclusives, ce qui indique indirectement qu'il est capable de formuler les bonnes attentes perceptives en temps réel.

Les sujets ont donc perçu cette hiérarchie au sein des formules cadentielles, cellules premières des phrases musicales. On peut donc dire que la perception musicale de l'enfant de 10 ans s'articule sur les degrés préférentiels du système qui lui est expérimentalement soumis.86

La résonance affective et sensorielle entre l'enfant et le flux perceptif que constitue la musique, est un lien qui s'intensifie par la pratique et la répétition. Le fait que l'age de dix ans apparaisse comme une généralité, révèle, tout comme pour

85 David Huron, Sweet anticipation, Massachusetts, MIT Press, 2008, p. 184.

86 Michel Imberty, « La méthode de comparaison de paires appliquée à l'étude de l'organisation perceptive de la phrase musicale chez l'enfant » , Revue de statistique appliquée, 1968, vol. XVI - n° 2, p. 25.

l'acquisition du langage, la corrélation avec le stade de développement du cerveau de l'enfant. À dix ans l'enfant semble donc avoir toutes les capacités requises pour appréhender les rapports de tension et détente en cohérence avec la théorie tonale.

Le résultat de ces expériences87 comme d'autres liées à l'apprentissage implicite

et dont on parlera plus amplement dans la deuxième partie de ce travail, coïncide avec un certain nombre d'idées que le philosophe écossais David Hume (1711-1776) expose dans La règle du goût. Hume place le beau dans une sphère qui n'est plus métaphysique mais qui concerne la rencontre concrète entre le sujet et l'objet perçu. Chez Kant au contraire, malgré la critique qu'il adresse au concept de l'idée platonicienne, le beau a quelque chose d'une idée, dans le sens où la contemplation fonctionne comme voie de transcendance vers un contenu pur et universel. Hume quant à lui, voit dans le goût une compétence qui s'acquiert et se développe par la pratique et la répétition. À la beauté comme attribut pérenne de l'objet, il oppose la finesse et la délicatesse d'un goût acquis. Le goût comme instrument pour le déchiffrage de la beauté, se présente comme une compétence en puissance chez tout individu. D'une personne qui aurait de la peine à porter un jugement convenable sur une œuvre d'art, Hume nous dit ceci :

Mais si vous la laissez acquérir l'expérience de ces objets, vous voyez son sentiment gagner en exactitude et en perfection : elle ne perçoit pas seulement les beautés et les défauts de chaque partie, mais remarque le genre distinctif de chaque qualité et lui assigne la louange ou le blâme convenables.88

Au fondement du sentiment esthétique, Hume place un support physiologique irréductible ; il contemple un seuil minimal de l'expérience hédoniste où la distinction entre le plaisant et le désagréable se fait naturellement : « certaines formes ou qualités particulières, de par la structure originale de la constitution interne de l'homme, sont calculées pour plaire et d'autres pour déplaire. »89 S'il n'est pas ici question de beauté

esthétique, la question de la valeur hédoniste est déjà présente comme mécanisme naturel ; un instinct inné de sympathie ou de répulsion. Le goût, ou plutôt le raffinement du goût, est pour Hume le résultat tout aussi naturel du développement d'une habileté 87 Voir notamment : Michel Imberty, L'acquisition de structures tonales chez l'enfant, Paris,

Klincksieck, 1969.

88 David Hume, De la règle du goût, trad. R. Bouveresse, Paris, J. Vrin, 1975, p. 90. 89 Ibidem, p. 86.

incluse dans notre patrimoine biologique, c'est-à-dire : une application de facultés invariablement présentes dans l'espèce, à un aspect variable de l'environnement culturel. Par conséquent, au cours de la vie d'un sujet, cette compétence peut faire l'objet d'un développement, ou au contraire être inhibée : le beau comme chance plutôt que comme fatalité.

Contrairement à Kant, chez Hume le plaisant et le déplaisant ne se différencient des émotions esthétiques les plus « délicates » que par leur degré, et non par leur nature. C'est exactement, comme le remarque Rennée Bouveresse, le point de départ que prend Fechner pour son esthétique expérimentale :

La définition de l'esthétique par Fechner est une définition humienne : c'est l'étude de « tout ce qui pénètre en nous par les sens sous la forme d'un agrément ou d'un désagrément immédiat » . Hume et Fechner proposent tous les deux une esthétique « expérimentale » et empirique.90

Dans La norme du goût, un autre des textes que Hume consacre à l'esthétique, on retrouve une attention toute particulière à ce moment qui est la rencontre entre le sujet et l'œuvre d'art. Il s'agit pour lui d'un moment qui « requiert le concours de beaucoup de circonstances favorables ».91 Lorsque nous souhaitons faire l'expérience du

beau, nous dit il, « nous devons choisir avec soin un temps et un lieu appropriés, et porter l'imagination à une situation et une disposition convenables ».92 Bien que Hume

reconnaisse que la valeur esthétique attribuée aux objets ne leur soit pas inhérente, il affirme que l'on « doit reconnaître qu'il y a certaines qualités dans ces objets qui sont adaptées par nature à produire ces sentiments particuliers ».93 On voit comment

l'efficacité dont on a parlé dans la section précédente peut être illustrée par ces propos : pour le philosophe écossais, une rencontre efficacement esthétique dépend d'un concours de circonstances qui vont des qualités de l'objet jusqu'à la disposition de l'esprit, en passant par des organes perceptifs.

Le sentiment étant d'une autre nature que l'objet et prenant son origine dans 90 Renée Bouveresse, op. cit., p.163.

91 David Hume, op. cit., p. 85. 92 Ibidem.

l'opération de celui-ci sur les organes et l'esprit, une altération dans ceux-ci doit changer le résultat, et un seul et même objet, présenté à des esprits totalement différents, ne peut pas produire le même sentiment.94

Un dernier point sur lequel l'esthétique de Hume se démarque de celle de Kant, et par lequel elle me paraît plus cohérente avec un paradigme de continuité, ainsi qu'avec les défis de l'esthétique scientifique contemporaine, est le fait suivant : pour Hume le jugement de beauté est universel en puissance, car ce sont l'expert et le connaisseur qu'en font l'expérience effective, et non pas tout sujet par défaut. Néanmoins, comme le montre la citation précédente, le contenu de l'expérience du beau reste de nature subjective ; différente à la nature de l'objet et pourtant responsable du sentiment. Cette dimension irréductible de la relation esthétique inclut la contemplation comme engagement du corps et de l'esprit, dans une relation étroite avec l'essence du beau. Hume illustre cette idée par une histoire extraite du Don Quichotte de Cervantes devenue célèbre:

C'est avec une bonne raison, dit Sancho au sire-au-grand-nez, que je prétends avoir un jugement sur les vins : c'est là une qualité héréditaire dans notre famille. Deux de mes parents furent une fois appelés pour donner leur opinion au sujet d'un fut de vin supposé excellent parce que vieux et de bonne vinée. L'un d'eux le goûte, le juge, et après mûre réflexion, déclare que le vin serait bon, c'est ce petit goût de cuir qu'il perçoit en lui. L'autre, après avoir pris les mêmes précautions, rend aussi un verdict favorable au vin, mais sous la réserve d'un goût de fer, qu'il pouvait aisément distinguer. Vous ne pouvez imaginer à quel point tous deux furent tournés en ridicule pour leur jugement. Mais qui rit à la fin ? En vidant le tonneau, on trouva en son fond une vieille clé attachée à une courroie de cuir.

L'hypothèse qui a été présentée à la fin de la section précédente selon laquelle la contemplation esthétique se présenterait comme une expérience introspective allo-

centrée, est compatible avec les aspects de la pensée humienne que je viens de

commenter ici : d'un côté, l'œuvre d'art nous renvoie le reflet de notre propre compétence esthétique ; cette compétence, ayant été acquise individuellement, s'exprime différemment d'un individu à l'autre – la plasticité des connexions neuronales en est une 94 Ibidem. p. 83.

preuve. D'un autre côté, le jugement de valeur, en tant que catégorie conceptuelle et sémantique, ne traduit que la valence générale, positive ou négative, de l'expérience ; il est donc universel chez les esprits ayant acquis le goût en question. La pensée esthétique de Hume ne se trouve ni diminuée ni défiée par l'esthétique expérimentale ou la neuro- esthétique, elle se présente plutôt comme leur intuition lointaine. Elle est en cohérence tant avec la complexité épistémologique de l'esthétique contemporaine, qu'avec sa continuité ontologique.

Chapitre 3