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justifications fondées sur les principes industriels, l’argumentaire le plus couramment déployé par les directions d’entreprise pour justifier leur décision de procéder à des licenciements

économiques

315

. La direction de « T-A remorques » invoque donc un argumentaire des plus

classiques pour légitimer sa décision, en l’occurrence « une situation économique de

l’entreprise détériorée dans laquelle le marché apparaît à la fois comme la cause et le

symptôme de ces difficultés. »

316

. Il est vrai qu’au 31 mai 2008, « T-A remorques » a réalisé

un chiffre d’affaires de 27,2 millions d’euros sur un exercice de 12 mois, mais accuse dans le

même temps un résultat d’exploitation négatif de 3,3 millions d’euros. Sur la même période,

le groupe a un chiffre d’affaires de 41,3 millions d’euros et un résultat d’exploitation négatif

de 3,9 millions d’euros. Le groupe travaille donc à perte. La « crise financière mondiale

survenue au cours de l’été 2008 » n’est pas étrangère à cette situation comme le constate la

direction qui explique que depuis les clients ne disposent plus des fonds nécessaires pour

acquérir les véhicules produits par « T-A remorques » ou que l’entreprise ne possède pas les

cautions bancaires pour obtenir de nouveaux marchés hors de la Communauté européenne.

Selon ses prévisions, la situation devrait même encore s’aggraver en 2009, du fait des baisses

du chiffre d’affaires par véhicule (estimée à 12%), du taux de marge brute de plus de 4 points,

et d’une stagnation des coûts fixes. La direction conclut : « « T-A remorques » SARL est dans

une situation économique et financière très difficile. Compte tenu de cette situation de

trésorerie, du niveau des pertes et des capitaux propres, ainsi que de la chute brutale des

commandes liée à la situation économique mondiale, la société « T-A remorques » SARL n’a

d’autre alternative que d’envisager le présent projet de restructuration, et ce, afin d’assurer

la pérennité de « T-A remorques » SARL. »

317

.

Le projet de restructuration doit se traduire par le licenciement de 78 salariés. Dès la première

réunion extraordinaire du comité d’entreprise, les représentants de salariés décident de faire

appel à un expert-comptable extérieur à l’entreprise pour vérifier que les informations qui leur

ont été communiquées sont exactes. « On a décidé de prendre un expert économique, d’une

entreprise extérieure pour déjà bien nous démontrer que les chiffres annoncés étaient bien

réels » note simplement Denis L. Son homologue à la CFE-CGC, Jean-Luc B., explique :

« On reçoit les documents de la direction, mais ce n’est pas notre métier. Un bilan, moi je

315

Tristan Boyer : « Déconstruction du projet de licenciement », La revue de l’IRES, n°47, numéro spécial « restructuration, nouveaux enjeux », janvier 2005, p. 177.

316

Ibid., p.177. 317

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sais lire un bilan, mais un bilan c’est fait de statistiques. En fonction des statistiques, on ne

peut pas faire dire n’importe quoi. Mais si on n’a pas l’habitude de le lire, on n’en tire pas

vraiment la synthèse. On a donc fait faire intervenir un expert extérieur pour, déjà nous

remettre une synthèse sur la situation de la société, sur le marché, le bilan comptable qu’on

nous a présenté. ». Cette précaution n’est pas propre aux syndicats de « T-A remorques ». Sur

la base de plusieurs enquêtes monographiques, Claude Didry et Luc Tessier constataient en

effet que systématiquement « les représentants du personnel ont mandaté un expert

économique pour examiner les plans sociaux soumis par les directions, à la fois sous l’angle

de l’argumentation économique avancée pour justifier les suppressions d’emplois et sous

l’aspect du contenu des mesures proposées aux salariés pour faire face à ces

suppressions. »

318

. De ce point de vue, le besoin des syndicats de « T-A remorques » de

vérification des donnés économiques est donc un comportement coutumier.

Les conclusions de l’expertise sont unilatérales et pessimistes. Le PSE est « justifié

économiquement » et il est même jugé trop « conservateur » par l’expert pour qui

« l’entreprise n’a pas les moyens financiers de poursuivre (…) le plan de sauvegarde de

l’emploi envisagé par la direction n’est pas assez gros. »

319

. Agacé par la manœuvre des

syndicats, le directeur général de « T-A remorques », Michel C., concède rétrospectivement

que l’expertise supplémentaire a au moins permis de bien révéler l’ampleur des dégâts aux

syndicats. Il commente : « Pour moi, payer en plus, c’est toujours un problème ! Là, j’ai payé

cher pour avoir un cabinet qui fasse une expertise de plus. Ça s’est bien passé. Après, j’ai

trouvé que l’intervention de ce cabinet allait plutôt dans le sens de mes conclusions, vers ce

que je demandais et la validation du PSE, c’est pratiquement le cabinet qui l’a faite à ma

place. Derrière, cela m’allait donc bien ! ». L’expert aux comptes fait valoir son « droit

d’alerte ». L’alerte professionnelle est une procédure juridique octroyant un droit de regard et

d’ingérence des salariés sur la gestion financière de l’entreprise dans des situations

exceptionnelles

320

. Dans le cas présent, c’est parce que « T-A remorques » est au bord du

dépôt de bilan, que l’expert aux comptes a recouru à cette option.

318

Claude Didry, Luc Tessier : « La cause de l’emploi. Les usages du droit dans la contestation des plans sociaux », Travail et emploi n°69, avril 96, p.25.

319

Déclaration de Denis L., dans le journal Le républicain lorrain paru le 12 février 2009. 320

Paul-Henri Antonmattei, Philippe Vivien : Chartes d’éthique, alerte professionnelle et droit du travail français, état des lieux et perspectives, rapport au gouvernement, La documentation française, 2007.

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À la mi-février pourtant, l’avenir de l’entreprise se montre un peu moins sombre. On trouve

les raisons à ce relatif revirement de situation dans le compte-rendu de la réunion

extraordinaire

321

du 17 février 2009. En fait, l’expert aux comptes mandaté par les élus du CE

juge que le plan de redressement de la situation financière de l’entreprise proposé depuis par

la direction est viable. D’une part, « degrosefforts financiers » ont été fournis

322

. Le

compte-rendu mentionne : « Cette prévision de trésorerie devrait être suffisante pour couvrir les

besoins de l’exercice, il reste cependant l’incertitude du chiffre d’affaires et de l’équilibre en

fin d’année, vu la conjoncture économique. ». Concernant les prévisions de l’activité de

l’entreprise, de nouveaux marchés pourraient être obtenus par « T-A remorques ». Aussi, la

procédure de droit d’alerte est-elle abandonnée

323

. D’autre part et préalablement à cette

réunion, la direction de l’entreprise a adressé à la Direction Régionale du Travail de l’Emploi

et de la Formation Professionnelle (DRTEFP) une demande d’autorisation de recours au

chômage partiel qui, comme le compte-rendu le mentionne, pourrait « s’accompagn[er] d’une

réduction du nombre de salariés licenciés ». Il est convenu à l’issue de ces négociations, que

seuls 68 postes de travail seront supprimés. Il se soldera par le départ effectif de l’entreprise

de 65 salariés.

321

Dans le cas de « T-A remorques », ces documents sont très synthétiques (généralement 2 pages). 322

Ainsi, l’actionnaire principal de l’entreprise s’est engagé à réinvestir 1,5 millions d’euros, et l’entreprise devrait bénéficier de la part de l’État de mesures telles que le gel des charges patronales et un crédit d’impôt recherche. En tout, ces mesures devaient générer un gain de plus de 220 000 euros.

323

On lit dans le document original : « Mr [X], Commissaire aux Comptes, présent également à cette réunion, après avoir notamment expliqué sa mission qui est de certifier les comptes de l’entreprise et les droits de la société a informé les élus qu’il avait lancé une procédure de droit d’alerte au vu de la situation financière de l’entreprise mais vu les hypothèses envisagées, il pense que l’entreprise a les moyens de faire face à cette situation et décide donc d’arrêter la procédure d’alerte. ».

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3.1.2.Les actions du syndicat CGT de « T-A remorques » interprétées