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Jean-Louis Cordonnier et la traduction culturelle

III. MÉTHODOLOGIE ET OUTILLAGE CONCEPTUEL

3.2 Traduction et culture

3.2.2 Jean-Louis Cordonnier et la traduction culturelle

En 1995, Jean-Louis Cordonnier publie son ouvrage Traduction et culture133. Dès la première page de ce livre, l’auteur nous avertit que son intention est de montrer qu’envisager la traduction comme une opération purement linguistique est une erreur qui pose des problèmes pour intégrer les cultures dans le monde d’aujourd’hui. Pour élaborer sa théorie, il se fonde sur les sciences sociales, ce qui lui permet de redéfinir le rapport à l’Autre et de penser la traduction autrement, dans un monde où le mélange culturel est à l’ordre du jour.

Appliqué à la traduction, l’ethnocentrisme assume que les récepteurs du texte-cible ont des connaissances limitées de la culture étrangère134 et qu’il faut alors amener le texte vers eux en utilisant des équivalences et des adaptations pour assurer sa pleine compréhension plutôt que de montrer la culture de l’Autre. Cette traduction ethnocentrique comporte un danger : puisqu’elle met en relation deux cultures placées à des différents niveaux dans une hiérarchie, il se peut que la culture « dominante » façonne à son goût la culture dominée. Comme nous le rappelle Corinne Mencé-Caster dans son article « Traduction et ethos royal dans les textes alphonsins »135, la traduction peut servir (et sert, d’ailleurs), comme instrument de pouvoir qui nous permet de donner à voir l’Autre comme le veulent ceux qui sont au pouvoir. Ainsi, la traduction devient complice d’une démarche visant à montrer l’Autre en tant que barbare, inculte et dangereux.

Si nous tenons compte de la façon dont l’Altérité a été approchée du point de vue historique (brutalisée, marginalisée, refusée…), il est logique de trouver cette même démarche dans l’histoire de la traduction, car il s’agit d’une discipline qui met en relation non seulement des langues, mais aussi des cultures. Cependant, l’auteur indique que, de nos jours, il existe un

133 Traduction et culture, op. cit. 134 Op. cit., p. 169.

135 Corinne Mencé-Caster, « Traduction et ethos royal dans les textes alphonsins », Cahier d’Études Hispaniques Médiévales, nº 33, 2010, p. 15-25.

changement de perspective vis-à-vis de l’Autre. Cette nouvelle orientation serait alors à appliquer au processus de traduction :

Si l’on refait le chemin parcouru depuis la découverte du Nouveau Monde, on s’aperçoit que la vision de l’Autre a connu successivement trois grandes étapes, et nous en vivons aujourd’hui une quatrième. Dans un premier temps, l’Étranger (le non-occidental) est considéré comme « sauvage », il peut représenter un danger pour la « civilisation », il doit donc être « civilisé » […]. Dans un deuxième temps, reconnu comme « humain », l’Étranger devient « indigène ». Les Lumières dans leur quête d’universel, le font accéder au statut d’individu, doté de droits, et ayant droit au « progrès » social et économique. À partir de ce moment, il entre donc de plein pied dans l’économie, il devient colonisé, et le mercantilisme occidental se doit de satisfaire ses besoins. Dans un troisième temps, il est décolonisé, il est intégré à l’économie mondiale. […] Elle abandonnait l’existence de valeurs universelles de la culture pour créer des cultures. […] Et c’est là, dans une quatrième étape, qu’est l’un des enjeux de notre temps : au-delà des différences culturelles, promouvoir l’altérité, et trouver l’unicité de l’Homme […] sortir de l’enfermement de la nation, de la culture.136

Ainsi, pour Cordonnier, la traduction aujourd’hui devient un rapport, un outil d’union et de « croisement. Croisement dans l’homme et entre les hommes. Croisement donc, entre les cultures »137, qui nous permet de sortir de notre propre culture pour nous ouvrir aux Autres. Cette interaction entre les cultures suppose, d’une part, l’absence de hiérarchie. Cela s’avère extrêmement important, car nous avons tendance à traduire selon la culture dominante, à « phagocyter » le texte étranger, selon les termes de l’auteur, pour souligner notre écart avec l’Autre et nous affirmer dans notre culture. D’autre part, l’interaction entre cultures implique l’existence de différences entre les éléments mis en relation dans le processus de traduction. Bien qu’il y ait toujours des difficultés liées à la culture en traduction, plus les cultures sont éloignées, plus le traducteur aura tendance à parler d’intraduisibilité, ce qui sert souvent de prétexte à l’adaptation. Cependant, tout comme Cordonnier, nous refusons les adaptations culturelles, car nous trouvons qu’elles sont destinées à masquer l’originalité de l’Autre et à rapprocher le texte le plus possible du lecteur-source, sans que rien ne l’amène à une réflexion culturelle. Il ne faut pas oublier en effet que l’Autre, l’inconnu, dérange parce qu’il nous sort en somme de notre zone de confort, de ce que nous connaissons déjà, de nos repères, et nous oblige ainsi à faire face à d’autres réalités et à nous remettre en question.

Cette remise en question de soi-même nous semble de surcroît une caractéristique intrinsèque à la littérature et constitue un argument de plus pour éviter d’avoir recours aux adaptations culturelles. Cordonnier affirme : « Pour qu’il y ait enrichissement, métissage, la

136 Op. cit., p. 137. 137 Op. cit., p. 10.

traduction doit donner à voir l’Étranger »138. Nous ne devons donc plus cacher l’Altérité dans

les traductions mais, bien au contraire, offrir au lecteur ce que le texte a de différent et d’exclusif.

L’être humain, en tant qu’être culturel, vit dans une culture qui oriente sa manière d’agir, de voir le monde et de se mettre en relation avec son entourage. Dans une même culture, il existe des codes partagés qui permettent aux membres d’agir de telle sorte qu’ils seront compris par le reste du groupe, ce qui est fondamental pour l’existence en communauté. E. T. Hall explique ce point comme suit :

L’homme lui-même est programmé par la culture de façon très fortement redondante. S’il n’en était pas ainsi, il ne pourrait pas parler, ni agir ; ces activités exigeraient trop de temps. Chaque fois qu’il parle en effet, il n’énonce qu’une partie du message. Le reste est complété par l’auditeur.139

Cette affirmation nous semble d’une importance cruciale pour la traduction : dans les cultures (et en conséquence, dans les langues), il existe des non-dits que les membres du groupe comprennent cependant de façon implicite grâce à un réseau de connaissances partagées : « Il y a une part de non-dit dans le langage, soit qui provient d’une volonté de manier le secret, soit qui correspond à l’évidence de l’expérience partagée »140. À notre avis, c’est le traducteur qui

devra décider si ces non-dits doivent être explicités ou non dans la traduction, selon le degré de familiarité des lecteurs-cible avec la culture-source (bien que nous ne puissions avoir qu’une idée générale du récepteur de la traduction).

Ceci nous fait penser notamment aux allusions à l’esclavage qui sont présentes dans

Bord de Canal, très facilement reconnaissables pour un Caribéen, mais assez obscures pour un

lecteur qui méconnaît cette période de l’Histoire du continent américain. Cordonnier propose d’expliciter ces réalités dans la traduction même ou en notes.

Nous refusons pour notre part l’ajout de notes en bas de page, comme nous l’avons déjà expliqué, car nous trouvons que celles-ci empêchent une lecture fluide du texte. Puisque

138 Op. cit., p. 144.

139 Edward Twitchell Hall, La dimension cachée, traduit par A. Petita, Paris, Éditions du Seuil (Coll. Point), nº

89, p. 131, d’après Jean-Louis Cordonnier, Traduction et culture, op. cit.

traduire c’est aussi réécrire141, il faudrait parfois réécrire ces non-dits de l’Autre pour qu’ils

puissent être compris dans la culture-cible.

En somme, nous trouvons fondamentale la théorie de Cordonnier puisqu’elle nous permet d’intégrer et de réécrire les éléments culturels dans une traduction sans devoir chercher à « cacher » l’originalité de l’Autre.