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Analyse d’une proposition de traduction linguistique

III. MÉTHODOLOGIE ET OUTILLAGE CONCEPTUEL

3.3 Analyse de l’œuvre Bord de Canal d’Alfred Alexandre

3.4.1 Analyse d’une proposition de traduction linguistique

Dans la proposition de traduction linguistique403 que nous présentons, nous avons essayé de suivre les règles dictées par Vinay et Darbelnet et par Catford dans leurs ouvrages, bien qu’elles soient parfois contradictoires, ce qui constitue déjà, nous semble-t-il, une raison de se méfier de ces approches linguistiques. Nous chercherons ainsi à analyser la validité et l’utilité de leurs postulats.

403 Le texte-source correspond au texte numéro 3 de l’annexe 1. La proposition de traduction linguistique se trouve

Nous avons trouvé intéressantes certaines des libertés que Vinay et Darbelnet concèdent aux traducteurs, notamment leur conception d’équivalence et de modulation qui nous ont permis de dire la même situation avec une rédaction complétement différente. Ainsi, nous avons utilisé l’équivalence pour traduire « Eux aussi avaient du purin dans le sang » (TS 12-13), fragment pour lequel nous proposons la traduction suivante : « Ellos también tenían veneno en la sangre » (TC 2-3) et non pas « estiércol », qui aurait été la traduction littérale pour « purin ». Un autre exemple serait la traduction de « Et ça ne manquait pas alors » (TS 23) : « Y teníamos muchos » (TC 13), une phrase négative qui dévient une affirmation pour exprimer une même réalité.

La notion de compensation nous a permis par sa part de garder la tonalité du texte. En effet, les linguistes auraient postulé l’existence de « manques » en espagnol par rapport au français car, dans le cas qui nous occupe, un texte très argotique, l’espagnol n’a parfois pas des termes d’argot pour faire référence aux mêmes réalités que le français. Par exemple, du point de vue linguistique, nous devrions considérer comme une perte le fait d’avoir traduit « dope » (TS 34) tout simplement par « droga » (TC 25), « les passes » (TS 36) par « la calle » (TC 27), « gars » (TS 65) par « chico » (TC 56) et « gît » (TS 93) par « viven » (TC 85). Ainsi, nous avons décidé de compenser ces pertes par la traduction plus familière de certains mots : pour « un tas d’immondice » (TS 15-16), nous avons proposé « un montón de mierda » (TC 6) ; pour « hallucinant » (TS 16), « acojonante » (TC 6) et, finalement, nous avons utilisé l’expression « me largo » (TC 57) pour traduire « je prends la fuite » (TS 66). Il ressort de ces traductions fortement familières que nous avons décidé, délibérément, pour pouvoir garder le ton, d’ignorer l’ancien modèle des belles infidèles qui vise à embellir le texte.

Quant à la syntaxe fortement particulière de l’extrait, les solutions que nous offrent ces auteurs sont totalement opposées. Ainsi, Vinay et Darbelnet proposent d’utiliser leur notion d’équivalence, qui consiste à utiliser une rédaction totalement différente pour rendre compte de la même situation. En revanche, Catford souhaite garder une correspondance formelle entre le texte-source et le texte-cible.

Afin d’analyser la validité de ces deux techniques, nous les avons employé toutes les deux, mais dans des parties différentes du texte. En premier lieu, nous avons décidé d’utiliser l’équivalence de Vinay et Darbelnet pour essayer d’adapter le texte à la syntaxe espagnole dans les extraits du type « il ricanait Francis » (TS 19), que nous avons traduit par « bromeaba

Francis » (TC 9). Nous nous trouvons ici face à une structure pronom + verbe + nom propre que l’auteur utilise tout au long du roman et que nous avons donc décidé d’ignorer. De cette façon, nous avons obtenu une phrase parfaitement correcte en espagnol, langue qui a pour habitude de n’utiliser des pronoms personnels sujet que lorsque cela est strictement nécessaire pour la compréhension du lecteur.

Nous avons également utilisé l’équivalence pour « remettre dans l’ordre » la syntaxe quelque peu chaotique du texte. Ainsi, pour la toute première phrase du fragment : « Ces poussés de violence, c’est des manières, faut bien admettre, qui n’avaient rien d’exceptionnel » (TS 11-12), nous proposons la traduction suivante : « Hay que admitir que aquellos estallidos de violencia eran costumbres que no tenían nada de excepcional » (TC 1-2). Nous avons aussi reformulé les phrases suivantes : « Et ça ne manquait pas alors, les expédients qui permettaient […] » (TS 23), « mais Clara cherchait le silence, et ce vacarme dans nos vies, elle n’aimait pas » (TS 31), « sans cesse elle répétait » (TS 35), « une odeur qui trébuche dans la rue et ils reviennent à l’esprit, tous ces gens que tu as rencontrés une fois dans ta vie, avec qui tu as grandi ou simplement échangé un regard ou un mot » (TS 49-51), « aussi loin qu’on remontait, Francis et mois, dans notre passé sur le Bord du Canal » (TS 88) et, enfin, « ça la mettait en joie, Clara, ces bricoles du passé » (TS 97-98).

Les traductions que nous proposons sont, respectivement : « Y teníamos muchos recursos que permitían […] » (TC 13), « Pero Clara buscaba el silencio, y no le gustaba ese estruendo en nuestras vidas » (TC 22), « repetía sin cesar » (TC 26), « un olor con el que tropiezas en la calle y toda esa gente que has conocido una vez en tu vida, con la que has crecido o simplemente cruzado una mirada o una palabra, vuelve a tu mente » (TC 41-43), « Tan lejos como Francis y yo remontábamos en nuestro pasado al Borde del Canal, ella estaba ya ahí » (TC 79-80) et « a Clara le ponían contenta esas preocupaciones del pasado » (TC 89-90).

Nous avons en effet réussi à utiliser une syntaxe éminemment espagnole et ces extraits peuvent sembler tout à fait corrects, mais uniquement si nous ne tenons pas compte de l’intention de l’auteur à l’heure de rédiger ce discours, à savoir : imiter la parole d’un fou et créer une écriture plutôt sensorielle. Cela nous amène à affirmer que la théorie de Vinay et Darbelnet n’est pas capable, à notre avis, de rendre compte de l’originalité du texte-source puisque la déviation par rapport à la norme syntaxique est un recours poétique de l’auteur.

Étant donné que les notions de Vinay et Darbelnet ne nous ont pas permis de traduire ces extraits de façon satisfaisante, car elles ne respectent pas la syntaxe de l’œuvre d’Alfred Alexandre, nous avons décidé d’utiliser la notion de correspondance formelle de Catford. Pour commencer, nous l’avons appliquée dans la phrase « les failles qu’ils couvaient à l’intérieur » (TS 18), que nous avons traduit comme « las grietas que empollaban en el interior » (TC 8) ainsi que dans « c’est comme si tu venais de t’allonger sur une planche inclinée vers le bas, qu’un salaud il s’était satisfait à savonner avec du sable fin » (TS 41-42), pour laquelle nous proposons la traduction suivante : « como si acabaras de tumbarte en una tabla inclinada hacia abajo que un cabrón hubiera disfrutado enjabonando con arena fina. » (TC 32-34). Mais en espagnol ces phrases n’ont aucun sens et les images perdent toute leur force. Nous avons aussi utilisé cette technique dans le fragment suivant : « Il y avait bien sur le crack, le caillou, on disait entre nous, et l’alcool, le sexe à outrance, la danse pour Clara, la boxe pour Francis » (TS 25-25). La traduction proposée est « Estaba por supuesto el crack, la piedra, decíamos entre nosotros, y el alcohol, el sexo a ultranza, el baile para Clara, el boxeo para Francis ». Cependant, le maintien de la forme de la langue-source donne lieu à une phrase agrammaticale en espagnol, puisqu’elle sous-entend l’existence d’une structure comme « *Estaba el baile para Clara, el boxeo para Francis », qui est incorrecte. De ces exemples découle que, comme Catford l’avait déjà admis, il est impossible de garder toujours une correspondance formelle et de créer de phrases correctes dans les deux langues.

De ces essais d’appliquer ces deux théories linguistiques, nous en tirons une conclusion : il n’est pas possible de les utiliser tout au long du texte. À un moment ou à un autre, elles masqueront l’originalité du texte ou bien y feront apparaître des expressions très peu naturelles. Quant aux emprunts, technique proposée par Vinay et Darbelnet, nous les avons utilisés pour traduire « crack » (TS 25, TC 15) et « parking » (TS 32, TC 23), mais seulement parce que ce sont des mots d’usage courant en espagnol. Il ne s’agit pas strictement de la fonction que ces auteurs attribuent à cette technique, car pour eux les emprunts servent à combler les lacunes de la langue-cible. Or, en espagnol, nous trouvons les mots « cocaína » et « aparcamiento ». Cependant, le premier ne rend pas compte de la forme sous laquelle la drogue est rendue et « aparcamiento » est plus soutenu que « parking ». Nous avons employé ces termes en italique dans la traduction, comme le recommande l’Académie de la Langue Espagnole. En effet :

Los extranjerismos y latinismos crudos o no adaptados —aquellos que se utilizan con su grafía y pronunciación originarias y presentan rasgos gráfico-fonológicos ajenos a la ortografía del

español— deben escribirse en los textos españoles con algún tipo de marca gráfica que indique su carácter foráneo, preferentemente en letra cursiva, o bien entre comillas.404

Nous avons essayé aussi de chercher des unités de traduction, comme par exemple « serrait les paupières » (TS 71), qui se traduirait en espagnol : « cerraba los ojos » (TC 62), ou encore « on aurait dit » (TS 84-85), que nous avons traduit par « parecía » (TC 75), mais nous avons trouvé le processus trop long et sans intérêt, car l’accepter supposerait aussi admettre qu’il n’y a qu’une seule manière de traduire certains fragments du texte. En revanche, nous ne concevons pas la traduction comme une activité univoque. Nous proposons de prendre le texte et son contexte comme unité de traduction et non pas de fragments, puisque cela nous semble une conception trop linguistique qui suggère que les textes sont formés uniquement d’éléments d’ordre linguistique.

La critique la plus importante que nous pouvons faire à cette proposition de traduction est qu’elle néglige complétement les éléments culturels. Nous remarquons, tout d’abord, que nous utilisons le mot « isla » (TC 2) pour parler de la Martinique, alors que le texte utilise « pays » (TS 12). L’emploi de ce mot est très courant en créole et dans le français des Antilles, mais un lecteur espagnol ne comprendrait pas pourquoi nous parlons de pays alors qu’il considérerait la Martinique comme un île appartenant à France (le pays). C’est pour cela que nous avons décidé de traduire ce mot par « isla », pour l’adapter à la culture du lecteur-cible. Cependant, ce faisant, ne perdons pas nous un référent culturel important ?

Un autre fragment qui reste incompréhensible au lecteur espagnol est lorsque le texte parle de la violence reçue « en héritage » (TS 13-14). Cette expression, que nous avons décidé de traduire littéralement, sans aucune explicitation (« como herencia » TC 3-4), fait référence, les Antillais le sauront, aux conséquences de l’esclavage. Mais un lecteur espagnol pourrait rarement arriver à cette conclusion, à moins qu’il n’ait été en contact avec la réalité caribéenne. Les références à des lieux martiniquais : Bord de Canal, Bord de Mer, Pointe Simon et Levassor n’ont pas été explicitées non plus. Le lecteur-cible se sentirait alors perdu entre ces noms qui n’évoquent rien pour lui.

404 « Les mots étrangers ou les latinismes crus ou non adaptés (ceux qui s’utilisent avec leur graphie et leur

prononciation d’origine et qui présentent des caractéristiques graphiques et phonologiques différentes de celles qui existent dans l’orthographe de l’espagnol) doivent s’écrire dans les textes espagnols avec une marque graphique pour indiquer leur caractère étranger, de préférence en italique ou bien entre guillemets », Real Academia Española, http://www.rae.es/consultas/los-extranjerismos-y-latinismos-crudos-no-adaptados-deben- escribirse-en-cursiva, consulté le 01/06/2018. C’est nous qui traduisons.

Nous pensons aussi que lorsque l’auteur parle des tresses de Clara (TS 90-91) il fait en réalité référence à une coiffure faite à partir de plusieurs tresses. Or, un lecteur espagnol, à travers la simple traduction que nous proposons, « trenzas » (TC 82), imaginerait sûrement deux tresses, une de chaque côté de la tête, car il n’est pas habitué aux coiffures antillaises et la première image qui lui viendrait à l’esprit serait la coiffure « à l’européenne ». Il se créerait ainsi une confusion chez le lecteur : comment ces tresses-là pourraient tomber sur le visage de l’enfant ?

Concernant le mot créole « geôle » (TS 93), nous avons suivi les conseils de Catford, qui propose de traduire un dialecte par un autre ou bien une langue par une autre, comme c’est le cas dans notre texte. Nous avons employé alors un mot catalan, « presó » (TC 85), dans notre proposition de traduction. Il nous semble pourtant que nous avons eu recours à une traduction entre langues et non entre deux réalités, ce que nous refusons en fin de compte, puisqu’il s’agit pour nous de traduire des textes. En effet, nous ne rendons ici que la traduction de la dimension linguistique du mot.

En somme, bien que quelques-unes des techniques proposées nous aient paru utiles dans certains cas, nous pensons que ces approches sont trop centrées sur les langues, ce qui a comme conséquence une traduction dénaturalisée qui ne rend pas compte de tout l’arrière-fond de ce roman d’Alfred Alexandre. De plus, la traduction résulte dérangeante à certains moments, étant donné qu’elle ne s’adapte pas au public ni ne respecte les choix de l’auteur.

Nous refusons en conséquence les approches linguistiques pour traduire. Nous sommes conscientes qu’elles ont servi à penser la traduction à une époque et nous leur accordons toute leur valeur en tant que point de départ pour ces réflexions, mais nous ne les trouvons pas adéquates comme base pour établir une théorie de la traduction.

3.4.2 L’apport d’une traduction culturelle : une proposition de traduction de Bord