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III. MÉTHODOLOGIE ET OUTILLAGE CONCEPTUEL

3.2 Traduction et culture

3.2.1 Cultures et définitions

Le terme culture dérive du latin cultura : « action de cultiver la terre ». Il signifie aussi « action d’éduquer l’esprit, de vénérer »116. En effet, la racine indoeuropéenne dont dérive ce mot, à savoir : kwel-, signifie « s’occuper de » ainsi qu’« habiter et mettre en valeur un lieu » et « honorer comme sacré »117. Le terme latin cultura donne d’abord en français colture, terme attesté entre 1150 et 1611 pour faire référence à un « champ labouré », à une « terre cultivée et ensemencée ». Entre 1420 et jusqu’au XVIe siècle, il existe aussi la signification d’« action de révérer », acception qui sera ensuite reprise par le terme culte118.

C’est au XVIe siècle que le mot culture apparaît en français pour faire référence à

l’« action de cultiver la terre » ainsi qu’à cette même terre cultivée et aux techniques de culture. Vers 1549, le terme reprend le sens qu’il avait en latin : « développement des facultés intellectuelles par des exercices appropriés », ce qui donne à la culture le statut de bien intellectuel. À la fin du XVIIIe siècle, la traduction du terme kantien Kultur comme culture

introduit dans le français la signification de « caractères collectifs d’un groupe humain envisagé dans ses spécificités intellectuelles »119. Ce sens se répand surtout au XXe siècle en opposition

au terme civilisation qui traduit, pour sa part, une idée de hiérarchisation. De plus, l’anthropologie culturelle oppose les notions de culture et de nature.

Les Romantiques utilisaient initialement les formules « génie du peuple » ou « esprit du peuple », lesquelles évoluèrent avec l’expression : « caractère national ». Le terme « culture » s’applique pour la première fois aux groupements humains dans la seconde moitié du XVIIIe

siècle. Dans son œuvre Primitive culture, parue en 1871, Tylor propose la définition suivante

116 Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2016 (1993), vol. I, p. 616. 117 Idem.

118 Ibidem. 119 Id.

de culture : « Is that complex whole which includes knowledge, belief, art, morals, law, custom, and any other capabilities and habits acquired by man as a member of society»120.

De cette définition, nous pouvons dégager deux affirmations. Dans un premier temps, la culture est une caractéristique propre aux hommes et qui touche à tous les éléments de leur vie quotidienne, comme le démontre l’extrait de Tylor « et toute autres capacités et habitudes », ce qui nous montre l’ampleur du fait culturel. Comme le dit Lévi-Strauss, « Une culture consiste en une multiplicité de traits dont certains lui sont communs, d’ailleurs, à des degrés divers, avec des cultures voisines ou éloignées, tandis que d’autres les en séparent de manière plus ou moins marquée »121.

Dans un second lieu, la définition de Tylor souligne que la culture n’est pas innée, mais acquise. Il s’agit d’une production sociale qui démontre que nous sommes des êtres pensants qui véhiculons une façon de nous mettre en relation avec notre environnement.

Depuis 1952, les anthropologues Kroeber et Kluckhohn se sont intéressés aux différentes définitions appliquées au terme « culture » depuis qu’il est utilisé pour parler des groupements humains. D’après l’Encyclopædia Universalis, ces auteurs postulent l’existence de deux types de définitions :

Une définition restreinte, restrictive même, qui utilise le terme de culture pour la description de l’organisation symbolique d’un groupe, de la transmission de cette organisation et de l’ensemble des valeurs étayant la représentation que le groupe se fait de lui-même, de ses rapports avec l’univers naturel. Une définition plus large – mais qui n’est pas contradictoire avec la première – utilise le terme de culture aussi bien pour décrire les coutumes, les croyances, la langue, les idées, les goûts esthétiques et la connaissance technique que l’organisation de l’environnement total de l’homme, c’est-à-dire la culture matérielle, les outils, l’habitat et plus généralement tout l’ensemble technologique transmissible régulant les rapports et les comportements d’un groupe social avec l’environnement.122

Nous trouvons donc des courants qui se centrent exclusivement sur la dimension symbolique des peuples et d’autres qui incluent leurs créations matérielles dans leur conception de la culture.

120 Edward Burnett Tylor, Primitive Culture: Researches into the Development of Mythology, Philosophy, Religion, Art, and Custom, London, Nabu Press, 2010 (1871), vol. I, p. 1. « La culture c’est un tout complexe qui

inclue les connaissances, les croyances, l’art, la morale, les lois, les coutumes et toute autres capacités et habitudes acquises par l’homme comme membre de la société ». C’est nous qui traduisons.

121 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire. Race et culture, Saint-Amand-Montrond, UNESCO, 2001, p. 156. C’est

nous qui soulignons.

122 Peter F. Baumberger (prés.), Encyclopædia Universalis, Paris, Encyclopædia Universalis France S. A., 1989,

Souvent, la culture est présentée en opposition à la barbarie. De ce fait, elle devient synonyme de « civilisation ». Pendant longtemps, parler de culture équivalait à parler de l’Europe. Il y avait, en effet, une vision concrète de la culture, d’une culture « pure » qui permettait de qualifier les cultures comme « bonnes » ou « mauvaises », en établissant une hiérarchie, et ce à l’aune du filtre européen. Selon Lévi-Strauss, « Chaque culture s’affirme comme la seule véritable et digne d’être vécue ; elle ignore les autres, les nie même en tant que cultures »123. Cette hiérarchisation des cultures et des civilisations sert alors à l’Europe comme justification de son expansion coloniale, d’autant plus que le terme « civilisation » apparaît au siècle des Lumières au singulier, pour faire référence uniquement à la civilisation européenne124. Ainsi, la civilisation était censée lutter contre la barbarie des autres peuples et amener le progrès. On utilise aussi la conception européenne de la civilisation comme excuse et preuve que les Autres seraient inférieurs. Le recours à divers stéréotypes allait dans ce sens. Mais de qui nous parlons lorsque nous évoquons « l’Autre » ? L’Autre, c’est l’étranger, mot qui dérive du latin extraneus : « du dehors, extérieur », « qui n’est pas de la famille »125. En d’autres mots, l’Autre est celui qui est porteur d’une culture différente à celle du Même, celui qui est en dehors de notre endogroupe et qui appartient alors à un exogroupe. En conséquence, cet Autre est perçu comme étrange, voire dangereux dans la plupart des cas, parce que nous ne comprenons pas sa manière d’agir dans le monde.

Les êtres humains ne perçoivent pas la diversité culturelle comme un phénomène naturel résultant des rapports directs ou indirects entre sociétés. Ils y voient une menace126. C’est pour cette raison que les Autres sont toujours qualifiés de « sauvages » (mot qui dérive de silva : « forêt »127) ou de « barbares ». Nous assistons ainsi à une animalisation de l’Autre qui ne fait alors plus partie de la culture, mais de la nature. Ainsi, si les Autres sont des animaux, cela permet de justifier leur domination.

Le terme civilisation a beaucoup évolué, surtout à la fin du XXe siècle, grâce à la décolonisation. En guise d’exemple, nous souhaitons montrer les définitions de cette notion proposées par un même dictionnaire, mais avec quelques années d’écart. En 1922, le

123 Race et histoire. Race et culture, op. cit., p. 131-132.

124 Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 483. 125 Op. cit., p. 837.

126 Race et histoire. Race et culture, op. cit.

dictionnaire Larousse définit la civilisation comme : « Action de civiliser, état de ce qui est civilisé : la civilisation fait sortir peu à peu de l’état de sauvage », « Faire sortir de l’état de barbarisme, aussi dans le domaine moral », « Polir les mœurs »128. Ces définitions ont une forte connotation hiérarchique, elles font penser qu’il y a une civilisation qui est au-dessus et qui « sauve » les autres, qui peut les améliorer, les polir en quelque sorte, car elles sont imparfaites. De plus, ces définitions ont servi comme excuse à l’évangélisation des peuples colonisés, car ils étaient considérés comme des infidèles du fait de leurs croyances religieuses. Ces définitions ouvrent aussi une voie vers le racisme. Plus tard, Lévi-Strauss tente de démonter ces approches dans son œuvre Race et histoire129.

En 1980, ce même dictionnaire Larousse définit la civilisation comme « Action de se civiliser » et comme l’« ensemble de caractères intellectuels, artistiques, moraux, etc. d’une société »130. Nous constatons dès lors un changement d’optique, notamment avec la

pronominalisation du verbe civiliser, qui n’implique plus une action que nous devons mener envers les autres, mais bien envers nous-mêmes. L’antagonisme entre civilisation et barbarie disparaît, reflétant ainsi une plus grande tolérance pour les autres cultures.

Dans la première moitié du XXe siècle, nous commençons à parler de cultures de contact. Un peu plus tard, dans les années 1980, surgit la notion d’interculturel. Ce terme, né grâce à l’anthropologie, implique l’existence d’au moins deux cultures mises au même niveau, ce qui permet à l’Europe de sortir de la hiérarchisation culturelle et de l’ethnocentrisme131. Il

n’y a pas par conséquent une hiérarchie entre les cultures, mais tout simplement des différences culturelles :

Rompant avec le langage traditionnel culturéiste, qui use du terme pour l’opposer à l’inculture, à la barbarie de certains hommes, de certains groupes, de certaines sociétés, l’emploi en anthropologie du concept de culture s’est trouvé en fait lié, au siècle dernier, à l’émergence, dans les recherches ethnologiques, de l’idée de relativité totale de toutes les cultures.132

128 Dictionnaire Larousse, 1922.

129 Lévi-Strauss affirme que les différentes contributions culturelles des différentes races ne sont pas le résultat de

traits génétiques mais d’une distribution géographique. De plus, les cultures n’évoluent pas de façon uniforme mais diversifiée, sans que ceci signifie que les unes soient plus avancées que les autres. « Cette diversité intellectuelle, esthétique, sociologique, n’est unie par aucune relation de cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains aspects observables des groupements humains. […] Il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités », Race et

histoire. Race et culture, op. cit., p. 33-34. 130 Dictionnaires Larousse, 1980.

131 Nous développerons la notion d’ethnocentrisme dans le point 3.2.3.1 du présent travail. 132 Encyclopædia Universalis, op. cit., vol. VI, p. 947.

Ce long chemin qui nous a amené vers l’évolution de la conception des cultures nous permet aujourd’hui de réfléchir, entre autres, au rôle fondamental des cultures en littérature ainsi qu’en traduction.