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Brève histoire de la traduction avant le XX e siècle

III. MÉTHODOLOGIE ET OUTILLAGE CONCEPTUEL

3.1 Traduction et concepts

3.1.2 Brève histoire de la traduction avant le XX e siècle

L’être humain, en tant qu’être social, a toujours éprouvé le besoin de communiquer avec son entourage. Ainsi, la traduction a, depuis toujours, aidé les Hommes à franchir les barrières linguistiques entre les différentes communautés. La traduction est, en conséquence, aussi ancienne que l’Homme. Cependant, cette vision de la traduction comme pont entre deux langues et deux cultures n’est pas toujours dominante. Dans nos esprits, survit la vision classique de la diversité linguistique en tant que malédiction, héritière du mythe de Babel50. Celle-ci a perduré pendant des longues années ainsi que la conception du traducteur comme un traitre, comme en témoigne, par exemple, l’étude de Mohamed El-Madkouri Maataoui51 sur la

46 Le nouveau petit Robert de la langue française, op. cit., p. 2591. 47 Le grand Larousse illustré, op. cit., p 1161.

48 Dictionnaire Flammarion de la langue française, op. cit., p. 1271.

49 Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, op. cit., p. 447.

50 Genèse 11:1-9 in La Bible, Paris, Les éditions du Cerf, 1998 (1955).

51 Mohamed El-Madkouri Maataoui, « Imagen de la Traducción y del Traductor en El Quijote », in Miguel Ángel

Vega Cernuda (ed.), ¿Qué Quijote leen los europeos?, Madrid, Instituto Universitario de Lenguas Modernas y Traductores, 2005, p. 107-120.

vision des traducteurs dans Don Quijote de Miguel de Cervantes où le stéréotype du traduttore,

traditore se perpétue. De surcroît, nous percevons le peu de considération que l’on accordait à

l’époque à cette profession alors que, paradoxalement, l’œuvre se présente elle-même comme étant une traduction.

Il est donc impossible de savoir quand la traduction orale (interprétation) a commencé. La traduction écrite, quant à elle, remonterait peu après la consolidation de l’écriture, les premiers témoignages connus datant du XVIIIe siècle avant J-C52. Il s’agit de textes sumériens traduits littéralement en arcadien.

Nous pouvons désigner Cicéron comme le premier théoricien de la traduction en Occident, car c’est avec lui que commence la réflexion sur cette discipline53. Dans son De

optimo genere oratorum, il refuse la traduction mot à mot. Il stipule qu’il faut suivre les règles

de la syntaxe latine et non pas du grec, comme le faisaient les traducteurs à l’époque. Il fera nonobstant la différence entre les orateurs, ceux qui traduisent selon l’usage du latin, et les traducteurs, qui se limitent au mot à mot. C’est ainsi que Cicéron pose les bases qui ont régi pendant longtemps les réflexions sur la traduction :

Cicerón, al señalar que no hay que traducir verbum pro verbo, inaugura un debate que en el mundo occidental va a durar dos mil años; se trata del debate en torno a la oposición fundamental entre traducción literal vs traducción libre.54

En outre, toujours à Rome, nous trouvons les réflexions de Pline, de Quintilien et d’Horace, celui-ci étant le premier qui parle de la notion de fidelité dans son œuvre Epistola ad

Pistones55.

Plus tard, ce sera au tour de Saint Jérôme, le traducteur de la Vulgate, la Bible latine, de réfléchir à cette activité. À son époque, les textes religieux étaient considérés comme sacrés, y compris l’ordre des mots qui les composaient, lequel devait être conservé dans les traductions. Cependant, Saint Jérôme trouve ce type de traduction insuffisante et traduit selon les règles du latin :

52 Valentín García Yebra, «Protohistoria de la traducción», Fidus Interpres, nº 1, p. 11-30 in Traducción y Traductología. Introducción à la Traductología, op. cit., p. 99-100.

53 Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit., p. 19.

54 Traducción y Traductología. Introducción à la Traductología, op. cit., p. 104. « Cicéron, en signalant qu’il ne

faut pas traduire verbum pro verbo, inaugure un débat qui, dans le monde occidental, durera deux mille ans : il s’agit du débat autour de l’opposition fondamentale entre traduction littérale et traduction libre. » C’est nous qui traduisons.

La position de saint Jérôme relative au texte religieux prévaut durant tout le Moyen Âge (du IXe au XVe siècle), période pendant laquelle, selon les préceptes, le texte à traduire est à respecter au nombre près de mots, voir des lettres de l’original mais que chaque traducteur accommode à sa manière […] par souci de clarté. 56

Saint Jérôme est conscient de la difficulté de rendre une traduction lisible en respectant la règle dominante. C’est pour cela qu’il se permet de faire quelques ajustements dans sa traduction. Il introduit aussi dans le débat sur la traduction la notion de sens, en tant que contenu, dans De optimo genere interpretandi57.

Le Moyen Âge fut une période de récupération des savoirs de l’Antiquité grâce à la traduction et à des écoles comme l’École de traducteurs de Tolède, en Espagne. La dichotomie entre la traduction de textes religieux et profanes se perpétue58 jusqu’à la fin du Moyen Âge, quand l’Église se sert de la traduction comme stratégie pour rendre ses textes plus accessibles à la majorité de la population. Ainsi, la lisibilité commence à devenir le principe qui régit les traductions59. En France, Charles V commande, vers 1370, la première traduction littéraire en français : celle des œuvres d’Aristote. Il impulse également la formation d’un programme de traduction similaire à celui d’Alphonse X à Tolède.

Cependant, malgré les avancées en traduction, les théoriciens défendent qu’il y a des mots latins qui sont intraduisibles dans les langues vernaculaires. Cette pensée n’a pas beaucoup changé… Il suffit de regarder l’énorme quantité d’articles qui existent sur Internet présentant des mots étrangers soi-disant « intraduisibles » dans d’autres langues.

Oseki-Dépré qualifie le XVIe siècle comme le « grand siècle de la traduction »60 grâce à la redécouverte des auteurs grecs et latins et à l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, qui rend plus facile la diffusion des ouvrages, enfin libérés du lent recopiage. C’est l’époque aussi de la naissance des langues nationales61, ce qui donne à la traduction une dimension politique

56 Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit., p. 23.

57 Traducción y Traductología. Introducción a la Traductología, op. cit., p. 105. 58 Op. cit., p. 106.

59 Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit., p. 23. 60 Op. cit., p. 12.

61 Une langue nationale, c’est « une langue reconnue par un état comme langue de communication interne (avec

la possibilité qu’il y en ait plusieurs, comme en Belgique ou en Suisse). Établie de façon généralement assez tardive, et due à la suprématie d’un parler local, elle est imposée par l’organisation administrative et par la vie culturelle […]. Il n’est pas rare que la langue soit utilisée par le pouvoir comme instrument politique ». Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique de sciences du langage, Paris, Seuil, 1995 (1972), p. 115.

qui favorise le refus de la latinisation62. Les traducteurs commencent à « enrichir » leurs textes63. Cette tendance « enrichissante » prend de plus en plus d’ampleur pendant la première moitié du XVIIe siècle, avec le modèle français des belles infidèles, comme le confirme Hurtado Albir :

[El modelo de las bellas infieles] representa una manera de traducir a los clásicos efectuando adaptaciones lingüísticas y extralingüísticas; se reivindica el derecho a la modificación en pro del buen gusto, de la diferencia lingüística, de la distancia cultural, del envejecimiento de los textos.64

Il s’agit donc d’une recréation des textes traduits. Oseki-Dépré est d’accord avec Hurtado Albir mais rappelle que, pour la traduction de la Bible, texte sacré, on privilégie toujours le mot à mot : « Certains traducteurs auront une attitude double : rigueur et fidélité (littérale) pour les documents d’histoire ; liberté pour les pièces d’éloquence »65.

Cette tendance à la modification textuelle, visant à ne pas choquer les mœurs de l’époque, continue pendant la première moitié du XVIIIe siècle66. Cependant, cette époque

favorise une augmentation des échanges intellectuels qui stimule l’intérêt pour les langues étrangères et la création de dictionnaires tant généraux que techniques67. Ainsi, la deuxième moitié du siècle suppose une ouverture aux langues étrangères et l’acceptation de celles-ci comme égales entre elles :

[There is a] recognition that a diversity of European languages existed, that each one of these languages had its own laws, and that it was necessary to reduce the artistic, intellectual, or any other rivalry between languages and give equal standing to all languages.68

Le siècle du Romantisme impulse la notion de langue « nationale » et pousse dès lors les écrivains à chercher des littératures exotiques, auparavant inexplorées. Ainsi, la traduction se déplace des classiques vers ces nouvelles œuvres. En conséquence, nous assistons au refus

62 Traducción y Traductología. Introducción a la Traductología, op. cit., p. 108.

63 On the Art of Translation, in Theories of Translation. An Anthology of Essays from Dryden to Derrida, op. cit.,

p. 13.

64 Traducción y Traductología. Introducción a la Traductología, op. cit., p. 110. « [Le modèle des belles infidèles]

représente une façon de traduire les textes classiques en introduisant des adaptations linguistiques et extralinguistiques ; on revendique le droit de modifier les textes en faveur de la bienséance, de la différence linguistique, de la distance culturelle, du vieillissement des textes ». C’est nous qui traduisons.

65 Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit., p. 31. 66 Op. cit., p. 38.

67 Traducción y Traductología. Introducción a la Traductología, op. cit., p. 111.

68 On the Art of Translation, op. cit., p. 14. « On reconnaît qu’il existait une variété de langues européennes, que

chacune d’entre elles avait ses propres règles et qu’il était nécessaire de réduire les rivalités artistiques, intellectuelles ou de tout autre type entre les langues, et de conférer à toutes un même statut ». C’est nous qui traduisons et c’est nous qui soulignons.

du modèle infidèle et à un retour vers le littéralisme qui permet de garder l’exotisme et les échos du lointain69. Certains auteurs défendent cette idée, tout en soulignant qu’elle crée de l’intraduisibilité… À cette époque, nous trouvons alors deux opinions différentes en ce qui concerne la forme des textes : soit il s’agit de conserver la forme de l’original en créant de cette façon de l’étrangeté, soit de respecter la forme imposée par la langue d’arrivée.