• Aucun résultat trouvé

Jacques Thuillier ne justifie son affirmation que par l’argument esthétique du chef d’œuvre plastique qui se suffit à lui-même et rend inutile la recherche d’un message, ce qui

nous semble contestable

241

. En ce qui concerne la peinture de Stoskopff, là encore, Jacques

Thuillier récuse l’interprétation religieuse : « [...] il est difficile d’accepter sans nouvelles

preuves la symbolique religieuse qu’on s’est plu à découvrir dans les natures mortes de

238 Gerrit van Honthorst, Le Joyeux violoniste au verre de vin, v 1624, Madrid, musée Thyssen-Bornemisza.

239 Jacqueline Du Pasquier, Histoire du verre. Le Moyen Âge, Paris, Massin Editeur, 2005, p. 10.

240

Jacques Thuillier, Lubin Baugin, op. cit., p. 92.

241 Dans une autre perspective, mais sans doute parallèle, et qui conteste aussi le point de vue de Jacques Thuillier, on peut lire le récit de Sophie Nauleau, La Main d’oublies, Paris, Galilée, 2007, dont le point de départ est une enquête menée sur ces fameuses gaufrettes qu’elle identifie comme des oublies.

Stoskopff

242

. » Certes, les Vanités sont des peintures réalistes qui témoignent, par ce qu’elles

représentent, d’un regard attentif sur le quotidien de l’époque. Elles témoignent également et

surtout de la virtuosité du peintre : qu’on observe la transparence des verres, des bulles ou

l’illusion des drapés

243

. Bien des éléments – qui relèvent de l’esthétique, de l’analyse

sociologique – permettent une richesse du regard porté sur ces tableaux ; ce que nous

voudrions confirmer par un développement sur l’objet particulier qu’est le verre.

Fréquemment représenté dans les « collations », les « tables servies », le verre constitue aussi

un exercice de style. Sa représentation nécessite technicité et virtuosité. Les effets de lumière

qu’il suscite, les jeux subtils sur les couleurs qu’il engage, montrent bien que sa représentation

picturale nécessite un savoir-faire admirable. C’est justement grâce aux jeux de lumière, aux

reflets, que le verre est un objet particulièrement intéressant à étudier. Sa capacité à refléter, à

réfléchir, à réfracter, à diffracter en fait une source infinie d’observations et de conjectures

244

.

Le verre est, bien sûr, trivialement, un objet de table, et en cela il n’est pas incongru de le voir

en compagnie d’autres éléments de vaisselle ou de nourriture. Mais il est aussi un instrument

d’expérimentation optique. Un tableau de Pieter Claesz, Nature morte aux livres, au Römer et

à la chandelle, est intéressant à cet égard

245

. Le verre est placé au centre du tableau, entouré

de quelques objets : chandelle à droite, ciseaux, boîte à tabac, livre ouvert sur lequel repose

une paire de besicles au premier plan, deux livres à gauche. Le verre est rempli à moitié de

vin, il est parfaitement visible, détaillé. Les regards convergent vers lui naturellement car il

est au centre. On observe aisément que son ballon reflète les objets qui l’entourent grâce sans

doute à la lumière produite par la chandelle : point de convergence puis point de divergence,

le verre a deux fonctions dans le tableau.

Au-delà de son symbolisme et de la technique de sa représentation, le verre témoigne de

l’intérêt des peintres pour le monde qui les entoure, pour l’anodin, le petit, voire l’infiniment

petit si l’on pense aux animalcules, aux bactéries, à cette faune minuscule que l’on perçoit

difficilement à l’œil nu, et qui fut découverte par le savant hollandais Antoni van

Leeuwenhoeck (1632-1723) en observant un verre rempli d’eau. De fait, le verre pourrait,

242« Pour un portrait de Stoskopff », art. cit., p. 20.

243 « Bien qu’ils restent le plus souvent porteurs d’un message moral, les tableaux qui traitent de la vanité, du pouvoir et des richesses sont l’objet d’une virtuosité picturale. L’imitation de la nature y trouve son plus haut degré d’achèvement », Alain Tapié, Vanité. Mort, que me veux-tu ?, op. cit., p. 37.

244 Dans le tableau de Pieter Claesz, Festin d’huîtres, (v. 1633, huile sur bois, 38 cm × 53 cm, Kassel, Staatliche Kunstsammlungen) le verre (Römer) placé à gauche, à moitié rempli d’un vin doré, révèle la présence d’une fenêtre qui vient éclairer la scène. Il met au jour ce qui existe mais n’est pas visible.

245 Pieter Claesz, Nature morte aux livres, au Römer et à la chandelle, 1627, 26,1 cm × 37,3 cm, La Haye, Mauristhuis.

dans la Vanité de nature morte, évoquer une manière différente de regarder le monde : le

considérer de plus près, avec détail et minutie

246

. Le XVII

e

siècle est celui de découvertes

scientifiques dans le domaine de l’anatomie et de l’optique dont témoignent les tableaux de

Vanité. Nadeije Laneyrie-Dagen, dans l’ouvrage qu’elle consacre à L’Invention du corps

247

, et

particulièrement dans le chapitre intitulé « Le corps comme vanité », rappelle les découvertes

faites grâce aux dissections, qui permettent d’élaborer une « topographie des organes »,

comme certains prédicateurs le font d’ailleurs dans leurs sermons. Elle mentionne la qualité

particulière, tant scientifique qu’esthétique, du livre de Vésale De humani corporis fabrica

(1543), qui n’est pas sans lien avec les figurations de crânes et d’os des Vanités

248

.

L’invention du microscope par le Hollandais Zaccharias Janssen en 1590, les lois

mathématiques de Snell-Descartes

249

sur la réflexion et la réfraction de la lumière, les

recherches de Huygens, sans oublier celles de Newton, transforment la façon d’appréhender le

monde. Et le verre, pour revenir à cet objet récurrent dans la peinture, est d’une certaine

manière à la fois le signe et le témoin de cette révolution. C’est que le verre, dans la

représentation picturale, fonctionne comme une sorte de loupe grossissante ou déformante

250

.

Les représentations réfléchies, enchâssées, constituent un jeu de mise en abyme. Ainsi, dans

le tableau de Pieter Claesz, Nature morte aux instruments de musique, le verre façon de

Venise à bouton, qui reflète une source lumineuse venue de la gauche, est lui-même réfléchi

par le petit miroir placé sur la table à droite

251

. On assiste à un enchâssement des

représentations, des regards et des illusions. Dès lors qu’est-ce que la réalité ? À quelles

apparences se fier ? Le tableau offre à son spectateur ce type de questionnement scientifique

qui peut avoir des développements métaphysiques. Svetlana Alpers, en s’intéressant aux

246 « Pour les Hollandais, leurs tableaux décrivent le monde que l’on voit plutôt qu’ils n’imitent des actions humaines chargées de signification. Les traditions picturales et artisanales déjà établies, largement renforcées par la nouvelle science expérimentale et par la technologie nouvelle, ont confirmé que les peintures sont la voie qui mène à une connaissance du monde nouvelle et sûre », Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre, Paris, Gallimard, 1990, p. 24.

247 Nadeije Laneyrie-Dagen, L’Invention du corps, op. cit. Voir également le numéro 42 de la revue Péristyles,

La représentation du corps à la Renaissance, Paul Vert (dir.), en particulier Jacques Gélis, « Les représentations

religieuses du corps à la Renaissance », p. 49-62.

248 Voir à ce sujet Antoinette Gimaret, « Représenter le corps anatomisé aux XVIe et XVIIe siècles : entre curiosité et vanité », Études Épistémè [En ligne], n 27, Curiosité(s) et Vanité(s) dans les Iles britanniques et en

Europe (XVIe-XVIIe siècles), 2015.

249 Descartes, La Dioptrique, II, Œuvres complètes, III. Discours de la méthode et Essais Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2009, p. 160 et notes 36 et 37, p. 673-674.

250

Il permet une représentation dans la représentation, tout comme le miroir qui, comme dans le célèbre portrait des époux Arnolfini de Jan van Eyck (1434), si on l’examine à la loupe, contient le portrait du peintre.

251 Pieter Claesz, Nature morte aux instruments de musique, 1623, huile sur bois, 69 cm × 122 cm, Paris, Musée du Louvre.

rapports entre la peinture hollandaise et le développement de l’optique, a souligné les liens

entre les peintres et les souffleurs de verre

252

. En outre, peintres et miroitiers, en Europe du

Nord, appartiennent à la même guilde de Saint-Luc. Liés par leur activité à une même

confrérie, ces artistes-artisans s’influencent nécessairement

253

.

La Corbeille de verres de Stoskopff fait la part belle à cet objet

254

, dont elle fait le motif

unique (si l’on exclut la corbeille elle-même) du tableau

255

. Sa peinture témoigne d’abord des

habitudes de l’époque, car c’est le moment où le verre en tant qu’objet de table s’impose.

Jusque vers 1550, en France, il n’y a encore souvent qu’un seul verre pour toute une table. Ce

n’est pas le cas partout en Europe ; en effet, dans son Journal de voyage, remarque des usages

différents à Bâle, à la frontière avec l’Allemagne :

Leur service de table est fort différent du nostre. Ils ne se servent jamais d’eau à leur vin et ont quasi raison ; car leurs vins sont si petits, que nos gentilshommes les trouvoint encore plus foibles que ceux de Guascongne fort baptisés, et si ne laissent pas d’estre bien delicats. Ils font disner les valets à la table des maistres, ou à une table voisine quant et quant eus ; car il ne faut qu’un valet à servir une grande table, d’autant que chacun ayant son gobelet ou tasse d’argent en droit sa place, celuy qui sert se prend garde de remplir ce gobelet aussitost qu’il est vuide, sans le bouger de sa place, y versant du vin de loin atout un vaisseau d’estain ou de bois qui a un long bec[...]256.

Montaigne observe que chaque convive dispose d’un gobelet, alors qu’à cette époque,

en France, lors de banquets ou de dîners d’apparat, le verre n’est pas placé sur la table : il est

apporté par un serviteur qui le remplit à la demande ; il est ensuite rincé et replacé sur un

buffet dans un rafraîchissoir

257

. La coutume germanique de placer la vaisselle dans une

corbeille à la fin du repas est encore attestée par Montaigne :

[...] quant aux assiettes, comme ils veulent servir le fruict, ils servent au milieu de la sale, après que la viande est ostée, un panier de clisse ou un grand plat de bois peint, dans lequel panier le plus apparent jete

252

Le peintre Jan van Eyck était le fils d’un souffleur de verre.

253« Si l’on se place dans la perspective des travaux de Kepler sur l’optique, on pourrait dire que l’Europe du Nord n’a cessé, des siècles durant, de s’intéresser aux propriétés iconogènes de la lumière. […] On s’interroge donc […] sur ce qu’est la représentation. Au cours des siècles qui ont précédé Kepler, lentilles et miroirs n’étaient pas des objets d’étude, mais des produits exécutés par des artisans, qui faisaient partie de l’équipement des ateliers, et les délices des peintres qui les introduisaient dans leurs œuvres. Un certain nombre de peintres hollandais étaient fils de souffleurs de verre », Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre, op. cit., p. 135.

254 Birgit Hahn-Woernle, « Le verre dans l’œuvre de Sébastien Stoskopff », Sébastien Stoskopff 1597-1657, op.

cit., p. 118-125.

255 C’est Willem Kalf (1622-1693), peintre hollandais ayant travaillé à Paris de 1642 à 1646, qui d’après Michèle-Caroline Heck, aurait introduit, en France, le motif de la corbeille de verres. Voir Sébastien Stoskopff

1597-1657, op. cit., p. 191.

256

Michel de Montaigne, Journal du voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne, Œuvres complètes, éd. Albert Thibaudet et Maurice Rat, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 1130-1131.

257 Un tableau de Sébastien Stoskopff, Corbeille de verre et pièces d’orfèvrerie, donne à voir des verres placés en vrac dans une corbeille qui surplombe un rafraîchissoir en cuivre au premier plan à gauche.

le premier son assiette et puis les autres ; car en cela on observe fort le rang d’honneur. Le panier ce valet l’emporte ayséemant258.

Le verre est alors partagé par deux ou trois convives

259

. Il y a en Europe, à la

Renaissance, un véritable engouement pour le verre façon de Venise

260

.C’est ce verre fin,

luxueux, cristallin, que l’on voit dans les natures mortes de Lubin Baugin : verre à serpents

dans Le Dessert de gaufrettes, verre à coupe côtelée et pied à bouton dans la Nature morte

l’échiquier. C’est ce verre de type vénitien que Stoskopff apprécie particulièrement, au point

de le représenter dans de nombreux tableaux, comme La Corbeille de verres ou encore un

tableau similaire, Corbeille de verres et pièces d’orfèvrerie

261

. Mais un élément invite à ne

pas limiter la lecture du tableau à un simple témoignage culturel des usages de l’époque, le

verre brisé au premier plan. Entre les deux, et placé devant la corbeille, un morceau de verre.

Outre qu’on peut s’interroger sur la pertinence du motif décoratif – une corbeille de