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Approfondissant ensuite sa réflexion, il propose de voir le memento mori comme une « expression esthétique de l’angoisse de mort » reposant sur le principe d’une dissociation,

suscitant tout à la fois répulsion et fascination. Le philosophe, dans la dernière partie de son

ouvrage, montre que certaines œuvres n’ayant pas de rapport direct avec la mort peuvent se

concevoir malgré tout comme des memento mori. C’est le cas, selon lui, du tableau Une

Pomme sur le buffet

587

de Giacometti, pour deux raisons. La première concerne le double effet

observé dans le tableau : le spectateur est confronté à une représentation statique (la pomme

est bien posée sur le buffet), et, dans le même temps, un effet dynamique donne l’illusion que

la pomme va tomber. Cette tension, qui peut être rapprochée de celle que perçoit Panofsky

584 Ibid., p. 216. Voir l’article de Colette Nativel, « Ut pictura poesis : Junius et Roger de Piles », XVIIe siècle,

n° 245, 2009, p. 593-608.

585 « Le memento mori convoque la mémoire du futur pour ramasser le présent sur lui-même et le suspendre dans une durée indéfinie », Benjamin Delmotte, Esthétique de l’angoisse. Le memento mori comme thème esthétique, Paris, PUF, coll. Lignes d’art, 2010, p. 27.

586 Ibid., p. 20.

587 Alberto Giacometti, Une Pomme sur le buffet, 1937, huile sur toile, 72 cm × 75,5 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art.

dans la gravure de Dürer

588

, s’accompagne d’un autre effet propre au memento mori : le

tableau est bien une image de la solitude, mais cette image a la particularité d’être « vécue par

le spectateur comme expérience de la solitude

589

». À la fois proche et lointaine, la pomme

nous fascine parce qu’elle n’est plus, et nous repousse en mettant le monde hors de notre

portée. À travers la pomme, c’est le sentiment de solitude qui est représenté. Ainsi la pomme

n’est-elle pas signe du fruit mais pensée de la solitude. Le tableau de Lubin Baugin, qui ne

propose ni crâne ni objet dégradé ou cassé qui pourraient être lus comme autant de références

à la mort, fonctionne de la même manière. Tout comme la pomme, l’assiette d’oublies du

tableau de Baugin n’est pas signe de nourriture, mais signifiant d’une atmosphère d’absence.

Le nom même de ces pâtisseries, des oublies pour Sophie Nauleau, en est peut-être le signe.

Le memento mori s’inscrit donc en filigrane dans les tableaux de notre corpus, il participe du

sentiment de mélancolie qui habite le discours de vanité.

On sait que dans l’Antiquité, mais aussi jusqu’au XVIII

e

siècle, la mélancolie désigne

un état particulier – une maladie

590

– provoqué par l’excès de bile noire. Cet état est associé à

deux passions : la crainte et la tristesse. Elle peut, éprouvée de manière excessive, constituer

un danger en se transformant en acédie (c’est une des formes de cette maladie). Celle-ci se

manifeste par un état d’abattement et de dégoût, y compris pour tous les actes religieux

comme la prière, la lecture spirituelle, la pénitence. L’accablement n’est pourtant pas

condamné : Augustin rappelle que le Christ lui-même, sur la croix, s’est laissé aller à une

forme de désespoir

591

. Mais lorsque le découragement persiste et que, précisément, il éloigne

de Dieu, alors il y a danger. Dans les Exercices spirituels, Ignace de Loyola explique cet état

par trois raisons : la nature indolente de l’homme qui ne lui permet pas de résister, la mise à

l’épreuve de Dieu et enfin le fait que, tout nous venant de Dieu, il faut avoir conscience de la

vanité des choses humaines

592

. Mais le péché de désespoir est à éviter. Comme le rappelle

588 Dans Saturne et la Mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, [Thomas Nelson & Sons Ltd, 1964] Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl, traduction de Fabienne Durand-Bogaert et Louis Evrard, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des histoires, 1989, Panofsky analyse la gravure Melencolia I de Dürer (1514).

589 Benjamin Delmotte, Esthétique de l’angoisse, op. cit., p. 107.

590 Voir, à ce sujet, les ouvrages suivants : La Maladie de l’âme : étude sur la relation de l’âme et du corps dans

la tradition médico-philosophique antique de Jackie Pigeaud, Paris, Les Belles Lettres, 1981 et Les Tréteaux de Saturne. Scènes de la mélancolie à l’époque baroque de Patrick Dandrey, Paris, Klincksieck, coll. « Le génie de

la mélancolie », 2003. Mentionnons également l’exposition Mélancolie, génie et folie en Occident qui s’est tenue du 13 octobre 2005 au 16 janvier 2006 au Grand Palais à Paris.

591

« Et à la neuvième heure, Jésus jeta un grand cri, en disant : Eli, Eli, lamma sabacthani, c’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? », Mc 15, 34.

592 « Il y a trois causes principales pour lesquelles nous nous trouvons désolés. La première, c’est que nous sommes tièdes, paresseux ou négligents dans nos exercices spirituels; ainsi c'est à cause de nos fautes que la

Pierre Du Moulin, « le désespoir c’est la punition divine, suprême, c’est le châtiment de

Judas, c’est le châtiment d’Achab qui mène au suicide

593

». L’acédie, considérée par

Cassien

594

comme un des huit péchés capitaux menaçant le moine, est la conséquence d’un

trop grand attachement aux choses terrestres, vaines. La vie elle-même est trop incertaine pour

que l’on puisse y trouver du réconfort. Ce thème est exploité dans les tableaux de notre

corpus, et notamment dans la Vanité de Simon Renard de Saint-André. Le déséquilibre des

objets en est la preuve, tout comme la conséquence de ce déséquilibre : le verre brisé au

premier plan, objet que l’on retrouve dans La Corbeille de verres de Stoskopff. La

composition du tableau de Simon Renard de Saint-André est troublante par sa fixité, mais

aussi par l’impression donnée qu’elle peut se défaire à tout moment, comme le montrent le

coin de table et le vide qu’il découvre à gauche du tableau. De même, le plat d’étain dans Le

Dessert de gaufrettes de Baugin déborde de la table et se trouve donc en porte-à-faux. Les

tableaux, tout en donnant à voir le déséquilibre du monde, sa fragilité, révèlent par leur fixité

et leur invitation à la méditation une aspiration à la stabilité. Par conséquent, le discours sur la

vanité doit amener à une prise de conscience, mais il doit se garder d’engendrer le désespoir,

qui éloigne de Dieu

595

.

3. Symbolique et rhétorique : la Vanité de Simon Renard de Saint-André comme archétype

Le tableau de Simon Renard de Saint-André

596

apparaît comme une image archétypale

de la Vanité, plus encore que le tableau de Champaigne, cas particulier en raison du peu

d’objets présents. Sans les représenter tous, le tableau de Simon Renard de Saint-André

comporte tout de même un grand nombre d’objets significatifs de la Vanité. La composition,

consolation spirituelle s'éloigne de nous. La deuxième, pour nous faire éprouver ce que nous valons et jusqu'où nous avançons dans son service et sa louange sans un tel salaire de consolations et de grandes grâces. La troisième, pour nous donner véritable savoir et connaissance, en sorte que nous sentions intérieurement, qu'il ne dépend pas de nous de faire naître ou de conserver une grande dévotion, un amour intense, des larmes, ni aucune autre consolation spirituelle, mais que tout est don et grâce de Dieu notre Seigneur : et pour que nous ne fassions pas notre nid chez autrui, élevant notre esprit en quelque orgueil ou vaine gloire, nous attribuant à nous-mêmes la dévotion ou les autres effets de la consolation spirituelle. », Ignace de Loyola, Exercices spirituels [1548], trad. du texte autographe par Édouard Gueydan s. j., Paris, Desclée de Brouwer, 1986, n. 322, p. 186-187.

593 Pierre Du Moulin, s1, D1, p. 16.

594 Cassien, Institutions monastiques [v. 420], éd. Jean-Claude Guy, Paris, Cerf, 1965.

595 Les discours de l’Église sur la mélancolie sont ainsi nombreux et contradictoires : la tradition chrétienne fait de la chute la cause de notre nature mélancolique. Dans son ouvrage intitulé Causae et curae, Hildegarde de Bingen fait le lien entre le péché et l’apparition de la mélancolie dans la semence de l’homme (Voir Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie, op. cit., p. 140. Mais, selon l’apologétique chrétienne, la mélancolie serait aussi le signe d’un appel vague vers l’infini et vers l’éternité. Ainsi, elle peut figurer l’acceptation de la volonté du Père, ou à l’opposé être plutôt le signe de la séduction du mal et du péché.

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décentrée sur la droite, s’organise autour du crâne : celui-ci est tourné de trois quarts, il ne

fixe pas le spectateur et, de ce fait, il offre une vision moins cruelle que celle du tableau de

Champaigne. Juste à côté, la coquille (en latin testa, qui a donné tête, veut dire aussi, entre

autres, « coquille », « petit crâne ») fait écho au gros crâne et sert de récipient à l’eau

savonneuse. Sur l’un de ses rebords repose un chalumeau sans doute utilisé quelques secondes

auparavant, car trois bulles s’élèvent au-dessus des objets qui jonchent ce coin de table. Petits

miroirs suspendus en l’air, sortes de microcosmes du monde par les reflets qu’elles

permettent, les bulles évoquent la fragilité de l’existence humaine, les verres leur faisant écho

par leur transparence. Le verre renversé et brisé renforce cette résonnance. Ce tableau est

aussi, comme toute Vanité, une évocation du temps : le présent éphémère est évoqué avec les

bulles, le futur ou le passé avec le crâne. Les flûtes, d’ailleurs ne sont pas baroques, elles ne

sont donc pas contemporaines de la date de la peinture, il s’agit de flûtes de la Renaissance,

car on constate qu’elles sont d’une seule pièce et ne sont pas ornées. La présence des deux

flûtes, une soprano et une sopranino, est là encore un indice de la Renaissance, car souvent la

flûte, jouée en consort à cette époque, était utilisée en instrument soliste au XVII

e

siècle. Elles

accompagnent en outre d’autres objets qui renvoient au XVI

e

siècle : une partition de Roland

de Lassus, qui a mis en musique des poèmes de Ronsard. Le poème ici présent est d’ailleurs

extrait des Amours de Marie et se définit comme une pastorale amoureuse

597

.

Ces allusions au passé donnent une tonalité mélancolique ou du moins nostalgique au