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Les tribunes sont une affaire de passion. Les spectateurs se rendent au stade comme ils se rendent au théâtre : pour vibrer, pour éprouver des émotions, pour expurger leurs passions. Quels sont les éléments qui font se lever les foules ? Qui font hurler les spectateurs ? Qui provoquent le contentement de ceux-ci ?

A – La programmation et le scénario

L’expression des émotions n’est pas la même en fonction des tours du tournoi et des jours de la semaine. Certains jours, certains joueurs, certains matchs se prêtent bien plus à cela que d’autres. Le premier cas d’explosion de l’intensité émotionnelle est le premier mercredi du tournoi, le jour des enfants : c’est un jour où la FFT invite des jeunes licenciés à découvrir le tournoi. Ceci participe à la fois à créer une ambiance bien plus bruyante mais aussi à la pérennité du tournoi en fidélisant déjà, les jeunes fans. Tout au long de ma période, il est fréquent de noter des joueurs se plaindre du bruit en tribunes lors de cette journée. Outre cette programmation régulière, l’heure de la journée joue énormément car comme ce fut le cas pour Jo-Wilfried Tsonga en 2015, lors d’une demi-finale tout de même, les tribunes basses, les loges ont du mal à se remplir tôt le matin et aux heures de repas (jusqu’à 15h en fait) Roland-Garros étant un lieu de business. Ainsi les derniers matchs des premiers tours de Roland-Garros se jouent souvent jusqu’à la nuit, jusqu’à ce que la visibilité soit insuffisante : les tribunes se vident petit à petit et sonnent ainsi de plus en plus creux, les heures tardives du tournoi ne sont pas non plus les plus intenses. L’intensité émotionnelle est donc corrélée à l’horaire et donc au taux de remplissage du stade. Plus le stade est plein et plus il est fréquent de voir une foule bruyante et enflammée. Si on doit théoriser un cadre temporelle où l’intensité est à son summum ce serait approximativement entre 15h et 19h.

La temporalité propre des matchs joue également un rôle essentiel dans l’expression émotionnelle du public. Plus le match et les points sont serrés et plus celui-ci exprime ses sentiments bruyamment. Ainsi un cinquième set décisif disputé est toujours le cadre d’expressions plus forte comme ce fut le cas lors du match entre Rafael Nadal et Novak Djokovic en juin 2013.

Cependant la longueur du match peut également être un frein au bruit et à l’ambiance, atteignant la concentration des spectateurs. Il est aussi fréquent de voir quelques matchs où le public ne réagit plus que faiblement à la fin des cinq sets en raison de l’intensité émotionnelle déployée tout au long de la journée. Pour cela on notera un dialogue entre Jean-Paul Loth, consultant tennis et Hervé Duthu, le commentateur de Roland-Garros en 1983 au début du quart de finale entre Chris Evert et Hana Mandlikova que nous avons précédemment évoqué : « - Cette partie n’étant pas véritablement lancée… Mais après la très forte tension vécue sur le court central de Roland-Garros c’est dans l’ordre des choses. / - Absolument, il faudra attendre quelques minutes. Et même si le jeu était de très grande qualité… c’est tout près d’être le cas… Il faudra attendre un certain moment avant que le public, l’ambiance, et nous même d’ailleurs nous nous récupérions et nous entrions dans ce match. »16. La question de l’évolution et de l’inconstance des émotions en fonction du jeu est donc

soulevée ici. Le public doit être dans les meilleurs dispositions possibles au niveau de la temporalité du match pour pouvoir exprimer ses émotions.

Enfin, le scénario du match en lui-même est vecteur d’émotion. Le public s’emporte pour les remontées fantastiques, celles où le joueur remonte un handicap de deux sets à zéro en sa défaveur. Cette fascination pour le retournement de situation se retrouve bien plus chez les hommes que chez les femmes étant donné que leurs matchs se disputent en trois sets gagnants et non en deux sets gagnants. A ce retournement de situation qui agit sur la durée et la longueur du match viennent s’ajouter d’autres petits événements scénaristiques qui emmène l’émotion : les balles de break, les balles de set, les jeux décisifs. Ces trois éléments sont les moments clefs du match où la tension peut atteindre des sommets. Ces moments clefs et ces retournements de situation sont complétés par la victoire de l’outsider sur le favori. Ce dernier élément scénaristique relève du bouleversement des horizons d’attente à l’instar de la théorie de Jauss en littérature. On vient pour voir ce genre de scénario, pour voir la hiérarchie être renversée et pas seulement pour voir le champion être confirmé dans sa superbe. Le déroulé d’un match de tennis, s’il peut être très convenu, peut aussi contenir de nombreux rebondissements (sans mauvais jeu de mot) et ainsi atteindre l’expurgation des passions que vient chercher la foule : à moult reprises les commentateurs en plateau comme Michel Drucker Laurent Luyat ou Lionel Chamoulaud soulignent les émotions éprouvées sur le court au cours de l’après-midi. C’est sans doute l’en jeu principal du public : vibrer.

B- La technique et l’esthétique

Cependant, le scénario n’est pas le seul élément émotionnel présent sur le court et amenant les spectateurs à la catharsis. Le niveau de jeu revêt un élément important du spectacle sportif. Du fait de la qualité du tournoi et de son importance dans le calendrier international, Roland-Garros est assuré d’avoir les meilleurs joueurs du monde, du moins les plus performants. Le public peut cependant être en recherche des joueurs et joueuses les plus séduisants, les plus esthétiques à regarder plutôt que de regarder un match où le spectacle présenté n’a aucune beauté et est terne émotionnellement. Ainsi, en fonction de l’affiche les vendeurs du marché noir écouleront plus ou moins facilement leur billet en raison de la qualité de jeu des joueurs. C’est par exemple le cas pour Thomas Muster qui fait fuir les acheteurs : « Une finale Muster-Berasategui et on peut mettre les clés sous la porte ! Muster l’année dernière il a joué sur le court A contre Agassi, eh bien les gens ne voulaient même plus voir Agassi ! »17. On remarque donc que certains styles de jeu attire plus le

public que d’autre. L’esthétisme, et la classe du joueur sont des données essentielles, fondamentales du spectacle sportif proposé.

Cette opposition entre les joueurs est consacrée dans les sources de presse et audiovisuelles. Elle incarne ainsi des typologies de joueurs entre le joueur pragmatique, dont le seul objectif est la victoire, peu importe la manière et le joueur spectaculaire qui compte remporter le match en ayant un jeu spectaculaire, léché, beau. Cette opposition entre ces deux types de joueurs structure les créations d’identité et d’héroïsation des joueurs mais surtout elles impactent les pratiques du public qui ont tendance à suivre les joueurs les plus spectaculaires. Ceci soulève un paradoxe à Roland- Garros, en effet le dernier joueur à pratiquer le jeu service-volée et à avoir remporté le tournoi de cette façon n’est autre que Yannick Noah et cela en raison de la lenteur de la terre battue. On a donc un attrait global assez fort pour le joueur spectaculaire mais une compréhension, sans doute plus grande que dans les autres tournois du joueur pragmatique et de la capacité d’un joueur à remporter un match sur de longs échanges de fond de court en cherchant à provoquer les fautes de l’adversaire plutôt que de tenter de faire des points gagnants.

Cette question de la beauté du jeu est perceptible dans les sources par ce qui émeut les foules au fil des matchs. La constante est évidement le déplacement des corps sur le court, confirmant le fait que Roland-Garros est bel et bien un spectacle sportif, un spectacle des corps en mouvements. C’est le jeu de service volée et des joueurs qui montent au filet comme John McEnroe ou Yannick Noah qui fait se lever les foules (Roger Federer a bien remporté le tournoi de Roland-Garros en 20.

Certains gestes techniques comme l’amorti ou le passing-shot forcent l’émotion et les applaudissements de la foule. Ceux-ci prennent alors une fonction d’expurgation des passions mais aussi de rituel d’avalisation du point. Le point ne semble valider dans sa beauté et dans sa qualité que par l’applaudissement du public. Ainsi les fautes directes ne sont pas applaudis par le public (à moins de tomber sur une journée, sur un match où le public est fortement partisan d’un joueur). Ainsi, la normativité du tournoi atteint même les sphères esthétiques de celui-ci. Il est convenu d’applaudir pour un beau point, et la définition du beau point est elle-même le fruit d’une construction collective historique de celui-ci. Ainsi, en 1968 les aces (services gagnants) n’étaient pas applaudis car le service était encore perçu comme une mise en jeu. A partir des année 1980 on voit un infléchissement de cette tendance pour applaudir de plus en plus ces services qui sont alors considérés comme de véritables prouesses, de véritables gestes techniques.

L’évolution du jeu, l’augmentation de la puissance et de la précision des joueurs a ainsi rendu de plus en plus compliqué l’emploi systématique du jeu en service-volée qui est bien plus une arme ponctuelle qu’un style de jeu à part entière désormais. Ainsi, les spectateurs ont de plus en plus tendance à éprouver des émotions à Roland-Garros pour les longs échanges entre les deux joueurs. Par longs échanges j’entends des échanges qui durent plus d’une quinzaine de coups en tout. La durée de ceux-ci cristallisent la tension et fait monter l’incertitude dans les tribunes sur le joueur, la joueuse, qui s’apprête à remporter le point qui est disputé. Ainsi l’esthétisme spectaculaire ou non des matchs de tennis reste tout de même corrélée à la victoire que ce soit celle du match ou celle de l’échange. Victoire et esthétisme doivent être liés pour réussir. Nous reviendrons plus tard sur l’existence des « perdants magnifiques » au sein du tournoi. J’ai en fait pu étudier une forme d’adaptation esthétique avec les exigences du tournoi ; adaptation qui possède des fondations solides que sont le jeu à la volée et le passing-shot.

On a ainsi pu constater que les pratiques spectatrices se déplaçaient progressivement vers des pratiques supportrices de spectacularisation en dépit du carcan des normes rituelles qui régulent le tournoi. Ces pratiques des tribunes sont ainsi soumises à divers paramètres provoquant émotions et réactions, paramètres n’ayant pas évolués pendant cinquante : la beauté du jeu et le scénario du match sont toujours des traits essentiels à la catharsis qui a lieu dans le stade. Ces critères et cette catharsis sont également en lien avec la relation que nouent les athlètes avec les personnes présentes dans les tribunes. Ces deux pôles donnent lieu à de nombreux échange au sein de l’arène qui n’est pas seulement un dispositif visuel au service du spectateur mais bien un dispositif d’échange.

Chapitre 2

L’échange du court aux tribunes ;